ALBERT LONDRES ET LA RÉALITÉ COLONIALE

Albert Londres et la RÉALITÉ coloniale
Le discours de la presse, ses héritages, ses missions, ses ambivalences

 

L’entre-deux-guerres voit le grand reportage devenir la forme d’excellence du journalisme. Pratiqué par tous les « flâneurs salariés », selon l’expression de l’un d’entre eux, Henri Béraud, il participe au succès de la presse quotidienne, première puissance médiatique malgré les critiques de plus en plus vives à son encontre après la Grande Guerre l’accusant de « bourrage de crâne ». Légitimé par le succès populaire et la place qui lui est faite dans les journaux, le grand reportage n’abandonne cependant pas ses prétentions littéraires. Sa publication en volumes, qui rencontre un vif succès dans les années 1920 et 1930, s’inscrit dans la volonté des reporters français de se démarquer du journalisme à l’anglo-saxonne pour atteindre une qualité littéraire supérieure : les reporters américains « n’ont aucun sens artistique. Ce sont des machines à noter. Ils ne sont d’ailleurs ni écrivains, ni artistes, ni critiques. Il faut que nous autres nous soyons tout cela. Le lecteur français ne supporterait pas l’inventaire banal qui fait le fond du bagage des reporters yankees[1] ». Le grand reporter doit donc réaliser la fusion du journalisme à l’anglo-saxonne, attaché aux « faits bruts », et du journalisme littéraire à la française, ne négligeant pas le recours au style ou à l’intertextualité.

Soulignant leur volonté de « faire littérature », les grands reporters se distinguent aussi par le choix de sujets qui les entraînent quasi systématiquement hors de la métropole : « le grand reportage est sans doute avant tout synonyme d’investigation au long cours, d’aventure géographique[2] ». Les domaines coloniaux, français ou étranger, offrent aux grands reporters de multiples possibilités de voyage. Dès les débuts du grand reportage, les colonies ont été un terrain propice : dans les années 1880, les journalistes français développent cette nouvelle forme en couvrant les guerres coloniales en Afrique du Nord. Ce que l’on considère comme l’un des premiers grands reportages précède voire même prépare la colonisation : Henry Morton Stanley est envoyé en 1871 par le New York Herald à la recherche de l’explorateur Livingstone, disparu au cours de l’exploration de la région des Grands Lacs en Afrique orientale. Le journaliste se mettra quelques années plus tard au service de Léopold II, roi des Belges, pour explorer et coloniser le bassin du Congo.

Dans les années 1920 et 1930, l’empire colonial fait l’objet en France d’une publicité sans précédent. Albert Sarraut, ministre des colonies, expose en 1920 ses ambitions propagandistes : « il est absolument indispensable qu’une propagande méthodique, sérieuse, constante, par la parole et par l’image, le journal, la conférence, le film, l’exposition puisse agir dans notre pays sur l’adulte et l’enfant[3] ». L’Etat français célèbre régulièrement son empire colonial grâce aux différents supports de la culture populaire. L’Exposition coloniale de Vincennes, en 1931, considérée comme l’apogée de la propagande impériale, attire huit millions de spectateurs en six mois. Le pouvoir politique a aussi popularisé l’empire colonial en communiquant largement sur la présence de colonisés dans les rangs de l’armée française pendant la Grande Guerre. Mais les 430 000 hommes que l’empire a fournis sont aussi source de tension dans les colonies. Les attentes politiques des indigènes ne sont pas concrétisées, alors que la participation à l’effort de guerre avait fait espérer une évolution de leurs droits : « plus ou moins clairement, l’appel des indigènes à la défense de l’empire sous-entendait qu’ils se verraient reconnaître des droits, individuels ou collectifs[4] ». Alors que l’empire recueille un large consensus en métropole, tant chez les politiques que dans la population, les mouvements politiques des colonisés se multiplient et s’organisent.

Le journaliste qui effectue ses grands reportages dans les colonies se trouve donc dans une situation ambivalente, confronté d’une part à la situation des pays colonisés où des mouvements politiques de revendication se répandent, et d’autre part à la métropole où le colonialisme est largement envisagé comme une aventure positive. Cette ambivalence s’incarne dans la figure d’Albert Londres, qui se présente à la fois comme observateur indépendant de la réalité coloniale et représentant de ses lecteurs en terre exotique. La dualité est aussi une caractéristique du grand reportage à la française, qui se réclame du double héritage du journalisme et de la littérature, il s’inscrit « principalement dans le sillage de deux genres avec lesquels il entretient une relation à la fois conflictuelle et élective : le récit de voyage et le roman d’aventures[5] ». Prenant place dans les colonies, les grands reportages d’Albert Londres se trouvent plus particulièrement influencés par les littératures exotique et coloniale. La représentation des colonies par Albert Londres se trouve ainsi traversée par diverses influences, et le grand reporter varie les postures : écrivain porteur d’une tradition ; journaliste au regard nu. Le thème colonial est toujours porteur d’une idéologie et les choix du grand reporter dans sa relation de la réalité coloniale sont tout à la fois des marqueurs de son écriture et des indices de son opinion[6].

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Le recours à la littérature de fiction : la tentation de l’exotisme

Le thème colonial a d’abord été popularisé par la littérature de fiction dite exotique qui utilise l’aventure comme thème et l’éloignement comme motif et qui familiarise les lecteurs avec les terres d’outre-mer. Le renouveau de l’empire colonial français sous la IIIe République voit l’apparition d’un genre plus particulier : la littérature coloniale. Cette littérature, souvent écrite par des colons sert de promotion à l’entreprise politique : « avec son complexe mélange de générosité humanitaire, d’européocentrisme encombrant, de supériorité affichée, l’idéologie pèse de tout son poids sur la littérature coloniale[7] ». Les littératures coloniale et exotique, dans le sillage de la littérature de voyages, font ainsi la part belle à la mise en scène de l’aventure et de la découverte du lointain. Elles sont marquées par l’utilisation de topoi, des marques littéraires conventionnelles qui ont contribué à construire en métropole l’image de l’étranger, du lointain et plus spécifiquement des colonies :

Pour deux ou trois générations de Français, le roman colonial a été […] le moyen privilégié pour beaucoup d’approcher, de « connaître » même, la réalité de l’implantation française outre-mer. En un mot, un vecteur essentiel de l’édification d’une certaine culture coloniale en France.[8]

Albert Londres a régulièrement recours à ces topoi dans ses reportages, nous présentant ainsi une image des colonies conforme aux stéréotypes véhiculés par la littérature et repris dans tous les secteurs de la culture populaire.

L’aventure coloniale

Pour se définir Albert Londres utilise dans ses reportages l’image de l’aventurier. Le reporter se caractérise, en effet, par les longs périples qu’il effectue et sa dépendance au voyage. Il se met en scène dans La Chine en folie sous les traits de Jean-Pierre d’Aigues-Mortes, envoyé spécial de journaux, qui « depuis des années, […] arpentait la terre d’un point cardinal à un autre » [CF, p.9] ; « s’il voyageait, c’était comme d’autres fument l’opium ou prisent la coco. C’était son vice, à lui » [CF, p. 18]. La personnification du port dans Marseille, porte du Sud apparaît comme une allégorie du grand reporter : « je te ferai sentir la chaleur mortelle ; entendre les vents déserts ; observer toutes les religions. Peut-être te montrerai-je un typhon. Je suis le port de Marseille. C’est moi qui te parle » [MP, p. 17]. C’est Albert Londres qui semble être ce « kaléidoscope des côtes » [MP, p. 13], grand aventurier susceptible de nous donner à voir toute la variété du monde. Albert Londres assimile le grand reporter à un personnage de roman d’aventures, se conformant ainsi à l’image traditionnelle du reporter : « le reporter exerce son rôle de destinateur du message d’une manière qui lui est propre. Il se projette dans son récit comme héros d’une certaine aventure[9] ».

L’inscription des grands reportages dans le domaine colonial permet au reporter d’utiliser d’autres mises en scène de l’aventure. La conquête coloniale est représentée comme une expédition héroïque, si héroïque qu’elle brouille la frontière entre fiction et réalité : « un écran s’interpose entre vous et cette réalité. Et sur l’écran on voit :

« La conquête ! Les Shakos ! les couvre-nuques ! les soldats de France ! » [TE, p. 61]. Le reporter réduit la conquête coloniale à ses aspects les plus spectaculaires, en donnant un récit qui mêle le mythe du conquérant à la réalité historique : « Voulet et Chanoine donnèrent à la France l’Empire mossi. […] Avec cinquante hommes, ils renvoyèrent trois mille cavaliers du Morho-Naba caracoler plus loin. Ils entrèrent dans Ouagadougou » [TE, p. 67].

Le recours aux topoi des littératures coloniale et exotique est particulièrement présent dans les descriptions des terres d’outre-mer. L’hostilité de la nature sauvage et maudite, soulignée maintes fois, fait partie de l’aventure. C’est d’abord la chaleur qui frappe le reporter, et le soleil personnifié devient un élément omniprésent du décor colonial : « le soleil, cet anthropophage, ne se tenait plus de joie ! » [TE, p. 65]. Les stéréotypes permettent au reporter de donner à ses lecteurs une image des colonies conforme à leurs attentes d’aventure et d’exotisme, à leur connaissance littéraire de l’outre-mer. Les images d’Epinal de l’Afrique sont un moyen d’attiser la curiosité du public : « je cherche à vous lancer des noms connus : Ouagadougou ! La brousse ! La forêt, les coupeurs de bois, les chercheurs d’or, les poseurs de rails ! Les grands fleuves que l’on ne finit plus de remonter » [TE, p. 22]. Et la comparaison littéraire permet de donner une image à la fois réductrice et parlante du lieu : à Djeddah « c’est à croire que l’on se promène au milieu de l’illustration la mieux réussie des Mille et Une Nuits » [PP, p. 21].

La représentation des indigènes

Les peuples colonisés sont souvent définis par Albert Londres d’une façon très générale. Il utilise un article défini singulier à valeur générique (« l’Annamite », « la Cambodgienne » [VO, p. 130 et 143], « le Noir » [TE, p. 26]) ; il attache un adjectif ou un complément du nom au mot peuple ou au nom du pays (« gentil peuple », « souriant Tonkin » [VO, p. 123 et 14]). Les descriptions généralisantes s’effectuent aussi à partir d’un personnage considéré comme représentatif : « l’un avait la figure toute ronde ; il était tout frisé. Pas plus nègre que lui. Sa face semblait résumer si bien toutes les races de Noirs qu’à la fin je l’appelai le Nègre-Réuni » [TE, p. 201].

Le colonisé se caractérise par sa gentillesse stupide ou au contraire par sa bestialité cruelle. La paresse et la brutalité font partie de la description classique de l’indigène ; le reporter souligne ces traits de caractère, avec parfois une certaine lourdeur : « il est sur terre des peuples qui n’y sont pas pour travailler […]. De même que jamais, jamais, jamais, le tigre n’aura de trompe, le cocotier de branches et Carmen de cœur, jamais le Cambodgien n’aura l’idée de travailler » [VO, p. 143]. Albert Londres met la même insistance à décrire certains indigènes comme d’éternels enfants, dont la stupidité et la naïveté décourageraient presque de poursuivre la « mission civilisatrice » : « la brouette datant de Pascal avait eu le temps de faire le voyage. Hélas ! qu’il soit mandingue, peuhl, bambara, sonraï, mossi, gourmantché, berba, toucouleur, le fils des ténèbres n’a jamais su se servir de la roue » [TE, p. 54].

Les comparaisons animales, omniprésentes dans les représentation de l’homme non-occidental, trouvent encore dans la première moitié du XXe siècle une justification dans la théorie évolutionniste telle qu’elle est présentée, puisque les différentes races sont appréhendées comme les échelons plus ou moins élevés d’une évolution allant de la bête à l’homme blanc. La comparaison de l’indigène à un animal domestique est utilisée par Albert Londres pour souligner son caractère passif : « ils vous regardent comme si dans le temps ils avaient été des chiens à qui vous auriez donné du sucre » [TE, p. 31]. Les indigènes d’Afrique noire sont l’objet des comparaisons les plus nombreuses, rapprochés des animaux les plus évocateurs de l’exotisme africain : « cette tête de gorille », « il ressemblait à un chimpanzé de music-hall », « il marche comme un éléphant », « le vieux lion semblait attendre la scène » [TE, p. 65, 203, 153, 223].

Le recours aux stéréotypes qui émaillent les littératures coloniale et exotique est une caractéristique du grand reportage, qui cherche à réunir un large public. Les représentations sommaires des pays et des peuples permettent de répondre aux attentes d’exotisme des lecteurs tout en créant une connivence entre le reporter et son public, qui partagent un même fond culturel. S’agissant de la représentation des colonies, le topos est aussi porteur d’idéologie. En reprenant certains motifs de la littérature coloniale en particulier, Albert Londres se montre en accord avec la colonisation telle qu’elle est justifiée par la IIIe République, comme une mission civilisatrice auprès de peuples inférieurs.

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Le reporter « champion de la vérité » : la déconstruction du mythe colonial

Mais le grand reportage s’affirme aussi dans l’entre-deux-guerres comme un moyen privilégié de transmettre aux lecteurs la vérité d’une situation, l’actualité d’un pays. Le grand reporter exerce sa fonction d’une manière particulière, cherchant à instaurer avec son public une relation de proximité et de confiance. Si la recherche de connivences passe, comme on l’a vu, par l’utilisation de topoi et de stéréotypes culturels, le reportage se donne également comme la transmission directe entre le reporter et ses lecteurs du regard d’un homme indépendant au service de son public.

Albert Londres certifie la véracité de ses observations en démarquant le grand reporter du voyageur officiel ou du touriste :

Le passager de luxe, bien cocotté par le gouverneur, chantera à son retour en France la rapidité des transports dans le pays sauvage. [TE, p. 125]

Les dirigeants de nos colonies veulent bien montrer « leur » pays à quelques concitoyens, mais seulement à la lueur d’une lanterne sourde. Tout homme politique, tout voyageur de quelque importance sera précédé dans sa randonnée d’une dépêche circulaire où l’on ordonnera aux administrateurs de bien le faire manger et de ne rien lui dire. [TE, p. 271]

Le reporter se met en scène comme celui qui met à nu la vérité, utilisant régulièrement le thème du dévoilement : « Que pouvait-on jeter sur un tel tableau ? Un voile ou un peu de lumière. À d’autres le voile ! » [TE, p. 11].

La posture d’observateur n’éloigne pas le grand reporter du registre littéraire : le rôle de témoin « est volontiers accentué au point de faire du journaliste un véritable héros de l’authenticité, comme si l’information inédite, originale, “stupéfiante” pouvait être le but d’une véritable quête, identique à celle qui sert de trame à tant de romans d’aventure[10] ». Albert Londres s’affiche à la fois comme « champion de la vérité[11] » et héros d’une aventure. Cet entre-deux conduit d’une part le reporter à glorifier la conquête coloniale, faisant rejaillir sur lui-même une part de cette gloire, d’autre part à confronter le mythe colonial à la réalité.

Le mythe exotique décevant

Londres utilise aussi les idées reçues de la métropole sur les colonies pour les déconstruire et montrer l’avantage de l’homme de terrain dans l’observation de la réalité. Faisant jouer la fonction conative du reportage, il se place aux côtés du lecteur et le prend à témoin de la stupidité de certains stéréotypes attachés aux colonies. La déception naît d’abord de la confrontation avec les colons, embourgeoisés et trop peu aventureux au goût du reporter : « qui dit fonctionnaire colonial ne veut plus dire esprit aventureux. La carrière s’est dangereusement embourgeoisée » [TE, p. 17] ; « c’est la colonie en bigoudis ! » [TE, p. 17] La caricature des types sociaux (fonctionnaires, bourgeois) permet au reporter de créer une proximité avec son public. Mais Albert Londres n’hésite pas à se caricaturer lui-même, à mettre en scène ses propres désillusions face à la réalité coloniale : « et moi qui, semblable à tout autre Français, supposais que nous étions là, comme au coin d’un bois, l’œil aux aguets, en culotte de zouave ! » [VO, p. 122]

Le discours de la République confronté à la réalité

La confrontation à la réalité ne permet pas seulement de déconstruire certaines composantes culturelles du mythe colonial. Albert Londres relève aussi les oppositions entre l’argumentation du colonialisme et sa mise en application. La réalité de la colonisation est d’abord décevante en ce qui concerne les réalisations matérielles :

Comment vous imaginez-vous ces colonies au nom sonore et que, par surcroît, on appelle des comptoirs ? N’est-ce pas, à votre avis, de babyloniens entrepôts qui, dans l’Inde magique, grouillent d’une tourbe multicolore tout en craquant naturellement sous le poids des balles de marchandises ? [VO, p. 238]

Albert Londres interpelle souvent ses lecteurs, mettant ainsi en scène la confrontation de leurs idées reçues sur la colonie avec son expérience sensible de la réalité : « et puis, c’est le port, le grand port du grand comptoir français de l’Inde. On n’y voit pas un paquebot, pas un cargo, pas un chalutier, pas une barque à voile, pas une coque de noix » [VO, p. 241]. La déception du reporter est perceptible dans son utilisation de l’ironie ; à propos de la construction d’une route à Cayenne :

« elle s’appelle, en réalité, route coloniale Numéro Un. Comme elle n’existe pas nous la baptisons Numéro Zéro » [AB, p. 77] ; « vingt-quatre kilomètres dans ces conditions-là, mais c’est magnifique, en soixante ans ! Dans quatre siècles, nous aurons probablement réuni Cayenne à Saint-Laurent-du-Maroni » [AB, p. 83].

Les jugements d’Albert Londres se font plus sévères lorsqu’il est question du traitement réservé aux indigènes. Le reporter, dans sa situation singulière, ni colon, ni indigène, devient le révélateur du mépris quotidien dont sont victimes les colonisés : « les Blancs qui passaient me regardaient comme si j’avais été un train !... Ils ne me cachaient pas que je perdais la face à mêler de la sorte mon bel individu à la peuplade soudanaise » [TE, p. 38] ; « Anglais et Anglaises s’étaient arrêtés net de dîner pour nous regarder. J’aurais amené à ma table un éléphant blanc […] que je n’aurais pas produit plus sensationnelle impression. Sachez que Samul n’était pas un coolie. […] Mais c’est un native » [VO, p. 228]. Albert Londres résume en une image la situation du colonisé en Afrique noire française, bien éloignée de l’idéal de civilisation mis en avant par la IIIe République pour justifier la colonisation : « l’Afrique muette n’est qu’un terrain de football. Deux équipes, toujours les mêmes, blanches toutes deux. L’une porte les couleurs de l’administration. L’autre les couleurs de l’homme d’affaires. Le nègre fait le ballon » [TE, p. 157].

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La relation établie par le reporter avec ses lecteurs, révélatrice de l’opinion d’Albert Londres sur la réalité coloniale

Qu’Albert Londres reprenne à son compte les clichés littéraires de la colonie ou qu’il les remette en cause en prenant la posture de l’observateur indépendant, il construit une communauté avec ses lecteurs. Le reporter établit une sorte de contrat tacite avec son public, qui l’engage à témoigner de la réalité : « le journaliste se présente comme un simple témoin, mais un témoin légitimé par une communauté entière ; comme un observateur singulier, mais mandaté, justifié. Ainsi le regard du journaliste dit-il en même temps “je” et “nous”[12] ». Le ton populaire d’Albert Londres, ses observations déçues du décalage entre le discours républicain et la réalité coloniale lui permettent de s’instaurer en représentant d’un « nous », celui des Français attachés aux principes de la colonisation et désireux de connaître la réalité de leur application.

L’utilisation de la posture de rassembleur et la mise en question de la coalition reporter-lecteurs

Albert Londres prend parfois clairement la parole au nom de la communauté qu’il prétend rassembler. Interviewant des membres du parti Jeune Annam, le reporter défend le bilan de la présence française :

Les Blancs vont s’en aller. Bien entendu ils s’en iront tous, ceux qui font les routes, qui vous construisent des digues contre l’inondation, qui vous amènent de l’eau pour vos brins de riz, qui enseignent aux instituteurs annamites, lesquels, après, enseigneront à vos enfants, qui défrichent la forêt, soignent vos yeux malades, vous apprennent à devenir commerçants, à ne plus vous laisser gruger par le Chinois. [VO, p. 138]

Le témoignage, qui sert habituellement à authentifier le reportage en affirmant son ancrage dans la réalité, est ici détourné pour laisser place à l’argumentaire d’Albert Londres. L’interview tourne au dialogue de sourd, le reporter faisant lui-même les questions et les réponses. C’est au nom des Blancs, des colons, des Français, que s’exprime le reporter, s’adressant au « vous » des colonisés, des hommes de couleur.

L’utilisation de la posture de rassembleur évolue au fil des reportages. À partir du reportage sur le bagne de Cayenne, Albert Londres se fait volontiers instructeur de procès, utilisant le « nous » pour alerter son public. Si le reporter prend la parole au nom d’une communauté, c’est désormais pour critiquer l’administration : « On n’a dépensé que du nègre ! Sommes-nous donc si pauvres en Afrique noire ? Pas du tout ! » [TE, p. 130]; « On pourrait les transporter en camion ; on gagnerait vingt jours, sûrement vingt vies. Acheter des camions ? User des pneus ? Brûler de l’essence ? La caisse de réserve maigrirait ! Le nègre est toujours assez gras ! » [TE, p. 135] Dénonçant l’utilisation des Noirs pour le portage malgré les ressources financières dont dispose l’administration, Albert Londres s’indigne contre l’inhumanité des moyens employés sur les chantiers des routes. Le reporter utilise la communauté des lecteurs qu’il entend représenter non plus pour défendre la colonisation face à des indépendantistes mais pour demander des comptes à l’administration. Reporter et lecteurs restent réunis au sein d’une même communauté d’intérêt, celle des partisans d’une colonisation conforme à l’ « idéal » de mission civilisatrice.

C’est parfois sur ses propres lecteurs qu’Albert Londres porte la critique. Le reporter regrette l’indifférence du public pour l’étranger : « La France a une vue magnifique sur tout le reste du monde. Mais nous regardons pousser nos betteraves ! » [MP, p. 151] Le désintérêt des Français pour leur propre empire colonial est responsable pour une part de l’état déplorable des colonies : « la métropole a sa part de responsabilité dans ce sommeil. Les colonies, chez nous, ne sont pas à l’honneur. Il faut avoir un parent dans la “partie” pour être sûr que la Côte d’Ivoire ne donne pas sur l’océan Indien ! L’ignorance serait pardonnable, l’indifférence ne l’est pas » [TE, p. 275]. L’accusation du « nous » par le reporter souligne son attachement à l’empire et à son bon développement.

Des empires britanniques et français et des interrogations sur le colonialismes

Hors des colonies françaises, Albert Londres interroge la supériorité supposée de l’Occident, sur laquelle repose toute l’idéologie coloniale. À propos du Japon :

C’est un peuple heureux qui n’attend le bonheur de vivre d’aucun autre, car il le possède. Il a sa civilisation personnelle qui est par rapport à lui, à ses besoins, ses goûts, ses dilections, celle qui lui convient et qu’il préfère. Il n’en envie pas une autre, puisque la sienne fait à la fois le bien-être de sa personne, de sa famille, de son pays. Quant à savoir si elle est inférieure ou supérieure, on ne pourra se prononcer que le jour où il sera démontré que le monsieur qui passe dans une luxueuse quarante chevaux éprouve à cette même minute plus de contentement que le piéton du trottoir. [VO, p. 20-21]

Dans l’Inde anglaise, le reporter remet en cause le classement des races selon une échelle de valeurs :

Samul était un native. Quelqu’un qui n’a pas entendu ce mot, native, de la bouche d’un Anglais n’a pas la moindre idée de l’intonation de mépris. On dirait que, pour l’Anglais, d’abord il y a l’Anglais, ensuite le cheval, ensuite le Blanc en général, ensuite les poux, les puces et les moustiques, et enfin le native ou indigène. [VO, p. 223]

Le mépris des colons anglais amène Albert Londres à interroger la raison de leur présence :

L’Anglais aurait pu farder ses sentiments, il ne s’est pas abaissé à ce maquillage. Il ne peut pas sentir l’homme de couleur, alors il le montre. Puisqu’un tel contact lui répugne à ce point, pourquoi va-t-il chez eux ? Cela est une autre affaire, on peut même dire plus simplement : c’est affaire d’affaires. [VO, p. 224-225]

Le ressentiment des Hindous lui semble légitime :

Je t’entends, peuple hindou, tu cries : « C’est avec nos bras et notre argent que l’Anglais a creusé, jeté, bâti tout ça ! » C’est bien vrai, mais sans lui tu ne l’aurais pas fait. Et maintenant, tu voyages, tu télégraphies, tu reçois des lettres. Tu veux le chasser, l’Anglais, et c’est ton droit, mais si tu ne fais pas brûler parfois un peu d’encens sous son portrait, tu ne feras pas tout ton devoir. [VO, p. 226]

Loin d’être motivée par des visées humanitaires, la colonisation est basée sur des intérêts économiques. Albert Londres le déplore mais souligne aussi la dette des Hindous envers les Anglais.

Ainsi la critique des principes qui motivent la colonisation ne prend-elle place que hors de l’empire français. La comparaison avantageuse des deux empires est un leitmotiv des défenseurs de la colonisation « à la française » : « être Français, c’est être colonial mais un colonial plus intègre, plus juste, plus humain que l’Anglais[13] ». Le reportage Visions orientales contient ainsi les remises en cause les plus poussées du système colonial – celui de l’Angleterre – et le plaidoyer le plus argumenté d’Albert Londres en faveur du colonialisme français.

Albert Londres semble donc prendre soin de ne pas remettre en cause les fondements du colonialisme dans les possessions françaises. Ainsi, la critique de Terre d’ébène, parue dans Les Nouvelles littéraires de juin 1929, porte plus loin les interrogations sur le colonialisme que le reporter lui-même :

Ne nous imitez pas. Prenez de votre culture ce qu’elle a d’universel et d’éternel et qui correspond à votre sagesse. Vous aurez raison contre toute domination le jour où dans votre conscience vous vous sentirez libres. Nous ne pouvons rien pour vous que de vous mettre en garde contre vous-mêmes […]. Terre d’ébène nous oblige à remettre en question nos acquisitions morales[14].

Ces « acquisitions morales », il nous semble qu’Albert Londres ne les interroge pas. L’indignation qu’il exprime face aux violences subies par les indigènes l’amène à réclamer des réformes pour améliorer la situation dans les colonies, mais les fondements idéologiques du colonialisme ne sont pas remis en cause.

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La position d’Albert Londres quant au colonialisme apparaît donc claire et sans réelle ambiguïté. En réclamant des réformes, en appelant ses lecteurs à s’intéresser de plus près à l’empire colonial, le reporter se montre convaincu de la nécessité et du bon droit de la colonisation. Pourtant, ses contemporains ont pu l’accuser ou le louer pour son anticolonialisme. C’est que, dans l’entre-deux-guerres, toute critique, même lorsqu’elle se limitait aux pratiques coloniales, était immédiatement assimilée à de l’anticolonialisme, voire de l’antipatriotisme. Critiquant très vivement les violences et les injustices dont sont victimes les indigènes, Albert Londres n’envisage pourtant jamais l’indépendance des pays colonisés comme une solution.

Dans les années 1920 et 1930, alors que la propagande coloniale en métropole est à son apogée, les critiques de la politique coloniale sont nombreuses. André Gide publie les carnets de ses voyages en Afrique noire en 1925 et 1926, Voyage au Congo et Retour du Tchad. Les constats de l’écrivain sont similaires à ceux du reporter. Mais Gide regrette que ses écrits n’aient pas l’efficacité du journalisme :

Quel démon m’a poussé en Afrique ? Qu’allais-je donc chercher dans ce pays ? J’étais tranquille. À présent, je sais, je dois parler. Mais comment se faire écouter ? Jusqu’à présent, j’ai toujours parlé pour ceux de demain, avec le seul désir de durer. J’envie ces journalistes dont la voix porte aussitôt, quitte à s’éteindre sitôt ensuite[15].

Le reporter est pour l’écrivain un locuteur privilégié pour dénoncer les dérives du colonialisme, grâce à la quasi-instantanéité de son écriture. Effectivement, Albert Londres se saisit des particularités du grand reportage et donne à ses écrits une certaine « efficacité ». Les interpellations, les accusations, le ton populaire, donnent aux textes de Londres un ton très direct : le reporter semble croire en la force d’influence de ses reportages sur ses lecteurs, et par conséquent sur les pouvoirs publics. Cependant, la mise en scène du reporter en justicier, composante du grand reportage, qui « flirte » ainsi avec le roman d’aventures, ne doit pas se confondre avec le réel impact de ces textes. L’œuvre d’Albert Londres ne peut être envisagée comme une succession de reportages entraînant automatiquement une réforme politique. La renommée de « redresseur de torts » du plus célèbre des grands reporters s’est cristallisée à partir du reportage Au bagne, mais la fermeture du bagne de Cayenne n’est pas une conséquence directe de son reportage. En ce qui concerne le système colonial, il semble que les multiples textes critiquant tout ou partie du colonialisme dans l’entre-deux-guerres aient eu bien peu d’influence sur les choix politiques de la métropole.

Anne Favre

Notes de pied de page

  1. ^ Pierre Giffard, Le Sieur de Va-Partout, Souvenirs d’un reporter, Louis Dreyfus, 1880, p. 330-331, cité par Marc Martin, Les grands reporters : les débuts du journalisme moderne, Paris, L. Audibert, 2005, p. 33-34.
  2. ^ Myriam Boucharenc, L’écrivain-reporter au cœur des années trente, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 56.
  3. ^ Cité dans Images et colonies : nature, discours et influence de l’iconographie coloniale liée à la propagande coloniale et à la représentation des Africains et de l’Afrique en France, de 1920 aux indépendances, actes du colloque organisé par l’ACHAC du 20 au 22 janvier 1993 à la Bibliothèque nationale, sous la direction de Pascal Blanchard et Armelle Chatelier, Paris, Syros, 1993, p. 12.
  4. ^ Le livre noir du colonialisme : XVIe-XXIe siècles, de l’extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro, Paris, Hachette littératures, 2004, p. 670.
  5. ^ Myriam Boucharenc, « Choses vues, choses lues : le reportage à l’épreuve de l’intertexte », Cahiers de Narratologie, N°13, Nouvelles approches de l’intertextualité, septembre 2006, p. 3 (de l’article).
  6. ^ Les grands reportages d’Albert Londres étudiés ici à partir des éditions du Serpent à plumes seront désignés à l’aide des sigles suivants placés entre crochets : Au bagne [AB] ; La Chine en folie [CF] ; Marseille, porte du sud [MP] ; Pêcheurs de perles [PP] ; Terre d’ébène [TE] ; Visions orientales [VO].
  7. ^ Henri Copin, « Avatars de l’exotisme, exotisme et littérature coloniale entre les deux guerres », L’Indochine dans la littérature française, des années vingt à 1954 : exotisme et altérité, Paris, l’Harmattan, 1996, p. 26.
  8. ^ Culture coloniale : la France conquise par son empire, 1871-1931, sous la direction de Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Paris, Ed. Autrement, 2003, p. 68.
  9. ^ Michel Collomb, « Le grand reportage », La Littérature art déco : sur le style d’époque, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987, p. 215.
  10. ^ Ibid., p. 213.
  11. ^ Myriam Boucharenc, op.cit., p. 135.
  12. ^ Géraldine Muhlmann, Une histoire politique du journalisme, XIX-XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, « Le Monde », p. 23-24.
  13. ^ Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale : essai sur une utopie, Paris, Albin Michel, 2003, p. 86.
  14. ^ Cité par Didier Folléas, Putain d’Afrique ! : Albert Londres en terre d’ébène, Paris, Arléa, 1998, p. 122.
  15. ^ Préface de Gide à Voyage au Congo. Cité par Didier Folléas, op.cit., p. 30.

Référence électronique

Anne FAVRE, « ALBERT LONDRES ET LA RÉALITÉ COLONIALE », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Avril 2007, mis en ligne le 26/07/2018, URL : https://crlv.org/articles/albert-londres-realite-coloniale