À QUOI RESSEMBLE LA ZEMBLE ?

À QUOI RESSEMBLE LA ZEMBLE ?
Petite exploration de Zembla dans Pale Fire de Vladimir Nabokov

 

Connaissez-vous le pays de la Zemble, cette contrée nordique située quelque part entre la Russie et la Scandinavie où  le parachutisme est un sport très populaire et l’homosexualité une coutume virile ? C’est la petite péninsule montagneuse dont l’universitaire Charles Kinbote est originaire dans le roman Pale Fire de Vladimir Nabokov. Ce livre publié en 1962 quelques années après le succès de Lolita  se présente comme l’édition annotée du poème narratif « Pale Fire » de John Shade, poète américain professeur à Wordsmith College dans la ville de New Wye, vraisemblablement située au nord de l’état de New York. Les annotations sont de Charles Kinbote, son voisin et collègue. Kinbote les écrit depuis « une misérable cabine sur le bord de l’autoroute » aux confins d’un état de l’ouest : « Cedarn, Utana »[1].  Mais le roman fait vivre également dans les notes du commentateur « une distante terre nordique », « la triste et distante Zembla » d’où Kinbote dit être originaire[2]. En lisant entre les lignes de ce commentateur atypique, on apprend bientôt que c’est non seulement son pays natal, mais qu’il en serait le roi en cavale, Charles Xavier, aussi connu sous le nom de Charles le Bien Aimé, et qu’il aurait dû le quitter, chassé par le parti totalitaire des « extrémistes ».

Si New Wye et l’université qui s’y trouvent, Wordsmith college, ressemblent à s’y méprendre à Ithaca et Cornell où Nabokov fut professeur pendant les années 1950, les contours de la Zembla sont plus difficiles à établir. Le nom Zemble vient de Zemlia qui signifie « terre » en russe. On connaît Novaïa Zemlia (Nouvelle-Terre), cet archipel montagneux de Russie situé dans l’Océan arctique russe, au-delà du soixantième parallèle. On connaît un peu moins la petite île de Nova Zembla située dans la région de Nunavut au Canada. Mais si Kinbote évoque à plusieurs reprises une Nouvelle Zemble  – et dans le texte, il s’agit de la Novaïa Zemlia russe – c’est précisément pour la distinguer de sa Zemble, son cher pays. Quelles sont alors  les véritables frontières de ce pays étrange ? Pays nordique par son climat et ses reliefs, il semble également empreint de culture anglophone, à la fois par son système monarchique, et par sa culture littéraire. Quant à la langue du pays, le zemblais, elle mêle racines slaves et germaniques.   

En glanant çà et là des informations dans les notes et commentaires de Kinbote, on s’efforcera de dresser une cartographie de la péninsule et de déterminer les principales caractéristiques de sa population. Puis, on se penchera les sources géographiques et littéraires qui ont inspiré la création de cette terre imaginaire.

I. Zembla : cartographie et civilisation

La première fois que Kinbote évoque sa Zembla natale dans ses notes, c’est pour commenter le vers de Shade « that crystal land », qui selon lui est « peut-être une allusion » à son pays[3]. Il appartient au lecteur de reconstituer la géographie, la faune et la flore de cette péninsule, « our hard little country », comme l’appelle Kinbote[4], à travers les fragments qu’il en donne au fil de ses annotations.

La description la plus complète de la géographie zemblienne apparaît dans la note au vers 149. La péninsule se divise en deux parties : l’une, très étroite, à l’ouest, l’autre plus large à l’est. Toutes deux sont séparées par une chaîne de montagnes d’environ 300 kilomètres, la chaîne Bera qui atteint à peine l’extrémité nord de l’île : « The Bera Range [...] divides it into two parts, the flourishing eastern region of Onhava and the other townships, such as Aros and Grindelwod, and the much narrower western strip with its quaint fishing hamlets and pleasant beach resorts »[5].

La capitale de Zembla, Onhava, se trouve sur la partie orientale de la péninsule. C’est dans cette ville qu’est érigé le Palais royal, un somptueux château fortifié aux hautes et massives tours, aux galeries dallées de marbre et jardins d’agrément[6]. Grâce à un tunnel secret qu’un ancien roi avait fait construire pour rejoindre sa maîtresse comédienne, on arrive au Théâtre Royal, au cœur de la ville, où se trouve également la cathédrale du pays, tandis que l’évêché se situe dans la ville de Yeslove, au nord d’Onhava. La ville possède également son aéroport qui offre des liaisons directes avec Copenhague et la Russie.

La chaîne de montagnes qui sépare la partie occidentale de la partie orientale se compose de magnifiques pics, aux noms terminés par « -berg », comme le Kronberg, une montagne rocheuse coiffée de neiges éternelles et de l’hôtel Kronlik[7]. Il y a aussi le Bregberg et sa route « panoramique » qui permet de passer du nord d’Onhava à la partie occidentale ou encore Falkberg, Mutraberg ou Paberg[8]. Les cols n’excèdent pas en général 5000 pieds, mais les plus hauts sommets dépassent les 7000 pieds, précise Kinbote dans une note consacrée aux montagnes de son pays natal[9]. C’est le cas du mont « Glitterntin », « le plus haut et le plus ardu », au sommet duquel on semble pouvoir apercevoir, à l’est, le pays voisin : « From one of them, the highest and hardest, Mt Glittertin, one can distinguish on clear days, far out to the east, beyond the Gulfe of Surprise, a dim iridescence which some say is Russia »[10]

Le paysage est également sylvestre : les monts Bera sont décrits comme « une érection de pierre veinée et de sapins hirsutes »[11] et c’est dans une de ces forêts que le roi en fuite est soudainement pris d’un frisson d’ « Alfear », c’est-à-dire, d’« une peur incontrôlable causée par les elfes »[12], un élément qui rappelle le folklore scandinave et celtique. Sur les pentes est et ouest de cette montagne se trouvent plusieurs petits villages ; citons par exemple la petite « ville moyenâgeuse » de Bokay, où l’on fabrique le Tintarron : un verre précieux d’un bleu profond, qui semble alimenter la grande vitrerie du pays. 

L’étroite partie occidentale de Zembla est davantage connue pour sa côte et ses pittoresques petits ports de pêche ou de plaisance, comme Kalixhaven, ou la plus touristique Blawick, une station balnéaire. À la pointe septentrionale de la péninsule, se trouve la petite ville d’Embla, avec son église en bois entourée de marais tourbeux[13] tandis que dans la partie située à l’extrême sud, se trouve  Emblem, « une jolie baie avec des rochers bleuâtres et noirs curieusement striés et une luxuriante floraison de bruyères »[14]. D’autres effets de symétrie se perpétuent avec les îles jumelles de Nitra et Indra[15] au large de Blawick. C’est aussi dans la partie occidentale que se trouve le site de la résidence royale d’été, Boscobel, un bel endroit vallonné et composé de dunes et de pinèdes.

Le pays est souvent décrit comme dur et rugueux et le climat est celui d’une contrée nordique. Le vers de John Shade « That crystal land » auquel Kinbote associe immédiatement son pays le confirme, ainsi que la note au vers 34-35 de John Shade, « Stilettos of a frozen stillicide », dans lequel Kinbote aime à lire une allusion à l’histoire du roi exilé de Zembla qu’il a racontée au poète :

How persistently our poet evokes images of winter in the beginning of a poem which he started composing on a balmy summer night! The mechanism of the association is easy to make out (glass leading to crystal and crystal to ice)[16].

Le climat rigoureux est alimenté par un vent soufflant de l’est et appelé « moskovett »[17], et la neige recouvre le pays pendant les quatre mois d’hiver[18]. Enfin, les sports auxquels Kinbote dit s’être adonné sont pour la plupart des sport alpestres : « I am a passable horseman, a vigorous though unorthodox skier, a good skater, a tricky wrestler, and an enthusiastic rock-climber »[19].

Quant à la population de ce petit pays, elle semble elle aussi être de type nordique, car si les favorites des dames de la cour, comme Fleur, peuvent être de jolies brunes aux cheveux bouclés, la plupart des femmes en Zembla, nous dit Kinbote, sont blondes et tavelées de tâches de rousseur[20].

La population de Zembla est hétérogène et toutes les classes sociales – de la noblesse au prolétariat – semblent y être représentées. C’est dans les salles de la manufacture de vitres que les ouvriers fomenteront, à l’aide de quelques agents soviétiques, les prémices de la révolution qui renversera le dernier roi, Charles Xavier. Dans la partie occidentale de Zembla, on retrouve beaucoup de pêcheurs, qui parlent le gutnais, un dialecte du pays[21]. La culture du saumon fait également partie du commerce de cette région, comme le laissent entendre la note au vers 275[22], tandis que dans la montagne, des paysans élèvent des vaches dans les vedobar (pâturages de montagne).

Enfin, la langue officielle du pays est le zemblais, une langue qui, à travers les spécimens qu’en donne Kinbote, semble mêler des racines slaves, germaniques et scandinaves. On reconnaît certaines consonances scandinaves à travers la toponymie du pays (Onhava, Odevalla), tandis que les noms des montagnes évoquent la Suisse et l’Allemagne. Enfin, on discerne nettement l’influence de la culture anglaise dans ce pays où Shakespeare a une place importante. Deux avenues situées près du château du roi à Onhava, Coriolanus Lane et Timon Alley doivent leurs noms à des personnages shakespeariens. L’oncle de Kinbote, Conmal, a traduit tout Shakespeare en zemblais et le poète anglais est constamment cité tout au long du commentaire. Le roi Charles Xavier est d’ailleurs si passionné de littérature, que costumé et grimé, il prodigue sa science à des amphithéâtres d’étudiants zemblais[23].

En dépit de quelques spécificités purement zembliennes, la religion du pays semble reposer sur une tradition anglo-saxonne  : « Our Zemblan branch of Protestantism is rather closely related to the “higher” churches of the Anglican Communion, but has some magnificent peculiarities of its own »[24].

On terminera cette petite exploration géographique et civilisationnelle en reprenant les lignes par lesquelles Kinbote décrit les dernières années de son règne, un modèle de monarchie harmonieuse qu’aucune guerre n’était alors venue troubler : « The polite arts and pure sciences flourished. Technicology, applied physics, industrial chemistry and so forth were suffered to thrive ». Même le climat semblait « s’améliorer » et les impôts devenaient « une œuvre d’art », raconte Kinbote, les riches s’appauvrissant un peu et les pauvres s’enrichissant un peu tandis qu’un système d’assistance médicale s’étendait aux confins du pays. « Everybody, in a word, was content »[25].

II. Les sources

En esquissant comme on vient de le faire le profil de Zembla, on est frappé par la diversité des références culturelles, géographiques ou folkloriques que cette terre et ses habitants pourraient évoquer. Tandis que la géographie et le folklore peuvent rappeler la péninsule scandivave, l’importance de la Russie, cette terre voisine semble également imprégner l’atmosphère culturelle du pays, à laquelle s’ajoute un fort héritage littéraire anglo-saxon. Tout se passe comme si Zembla était de la même étoffe que celle dont sont faits les rêves de Kinbote : une draperie royale chamarrée de plusieurs terres, cultures et folkores. Zembla est peut-être née dans l’esprit dément de Charles Kinbote. Mais avant cela, elle est la création de Nabokov et on aimerait désormais mettre au jour les différentes sources d’inspiration qui ont présidé à la création de ce que John Shade appelle  la « brillante invention » de son collègue Charles Kinbote[26].

Zembla et Nova Zembla

En d’autres termes, quelles sont les relations de cette Zembla rêvée à la réalité ou à l’héritage littéraire de notre monde réel ? La fiction de Nabokov nous montre qu’il était fasciné par les îles du cercle polaire. Dès 1923, il avait écrit une pièce de théâtre intitulée The Pole, retraçant les derniers moments de l’expédition de Robert Falcon Scott au Pôle Sud. L’un des derniers récits qu’il écrivit avant de quitter l’Europe est Solus Rex (1942). Cet embryon de roman ne sera jamais publié mais Nabokov en garde le premier chapitre « Ultima Thule » qu’il publie en 1942 dans un journal de l’émigration russe à New York. Des années plus tard, la terre mythique d’Ultima Thule continue de l’inspirer car en 1957, il écrit sur un brouillon : « The story starts in Ultima Thule »[27]. Peu après, il reprend la même phrase dans une lettre adressée à son éditeur, dans laquelle il décrit l’intrigue du roman qu’il compose alors, et qui porte déjà le titre de Feu pâle :

The story starts in Ultima Thule, an insular kingdom, where a palace intrigue and some assistance from Nova Zembla clear the way for a dull and savage revolution. My main creature, the King of Thule, is dethroned. After some wonderful adventures he escapes to America [...]. He lives more or less incognito, with the lady he loves, somewhere on the border of Upstate New York and Montario[28].

Ce n’est pas exactement Pale Fire tel que Nabokov l’achèvera en 1961, mais on en reconnaît quelques éléments, et on note que la construction s’appuie à la fois sur la mythologie d’Ultima Thule et sur la référence à Nova Zembla. Dans cette première version, c’est Nova Zembla qui apportait son soutien à Ultima Thule pour faire tomber la monarchie. Dans Pale Fire, c’est l’Union soviétique qui prodigue son aide aux révolutionnaires zemblais.

Il est  impossible de ne pas noter les similitudes entre la Zembla de Kinbote et la Novaïa Zemlia de notre monde réel, cet archipel de l’océan Arctique, qui comme la Zembla de Kinbote, est un terrain très montagneux – puisqu’elle constitue une prolongation de la chaîne de l’Oural – et qui, composée de deux îles principales, Severny, septentrionale, et Ioujny, méridionale, rappelle les deux régions distinctes de Zembla.

On est encore davantage tenté d’identifier Zembla à Novaïa Zemlia lorsqu’on sait la relation affective qui liait Nabokov à cet archipel. L’écrivain apprit en effet précisément au moment il composait Pale Fire et qu’il délimitait les contours d’une contrée imaginaire  qu’une petite rivière de la véritable Novaïa Zemlia portait le nom de « Nabokov », en hommage à son arrière grand-père. L’anecdote avait été rapportée à Nabokov par un de ses cousins, et c’est ainsi qu’il la relate dans son autobiographie :

My great-great grandfather, Nikolay Alesandrovich Nabokov was a young naval officer in 1817 when he participated, with the future admirals Baron von Wrangel and Count Litke [...] in a expedition to map Nova Zembla (of all places) where “Nabokov’s river” is named after my ancestor[29].

Si beaucoup d’éléments du roman et de la biographie de Nabokov nous incitent à associer Zembla et la Novaïa Zemlia, nous sommes pourtant bientôt démentis par Kinbote, qui insiste précisément sur la différence entre sa Zemble et la Nouvelle-Zemble :

Professor Pardon now spoke to me : “I was under the impression that you were born in Russia, and that your name was a kind of anagram of Botkin or Botkine ?”

Kinbote : “You are confusing me with some refugee from Nova Zembla” [sarcastically stressing the “Nova][30].

Zembla et la Russie

Dans le même passage, Kinbote rejette une autre évidence, le lien entre « Zembla » et le mot russe « Zemlia » (terre)[31]. Si la Zembla n’est pas russe, elle en est toutefois très proche géographiquement. Dans les notes de Kinbote, la Russie apparaît comme le pays voisin, même si Kinbote rechigne à le reconnaître. Du plus haut sommet, on semble apercevoir, nous dit le critique, « une vague iridescence, que certains disent être la Russie »[32]. Tout au long des notes, la Russie, d’où sont originaires les agents qui aidèrent les révolutionnaires zembliens à renverser la monarchie, est constamment associée  à un sentiment négatif. Dans la note au vers 230, Kinbote fait une rapide référence au « moskovett », qu’il définit ainsi : « That bitter blast, that colossus of cold air that blows on our eastern shores throughout March »[33]. Le suffixe « vett », visiblement formé du mot russe pour vent « veter »[34] et le radical « mosko » ne laissent pas de doute quant à l’origine de ce vent hostile. Dans le passage situé au début du roman où Kinbote décrit le règne harmonieux de Charles II, il rapporte qu’aucune ombre n’assombrissait son royaume, n’étaient les agitateurs politiques payés par le « Sosed, le gigantesque voisin de la Zembla », qu’on devine être l’Union Soviétique, ou « Sovietsky Soyuz ».

Malgré ses réticences à reconnaître la Russie, Kinbote avoue pourtant parler la langue russe.  Questionné par un collègue qui dit l’avoir entendu parler avec un collègue du département russe, Kinbote répond : « Yes, I went on [...], I certainly do speak Russian. You see it was the fashionable language par exellence, much more so than French, among the nobles of Zembla at least and at its court. Today of course, all this has changed. It is now the lower classes who are forcibly taught to speak Russian »[35]. Enfin, la note au vers où John Shade évoque la souffrance de l’exilé qui « suffoque et conjure en deux langues », le critique paraphrase ces « deux langues » en alignant 17 couples de langues tels « English and Zemblan, English and Russian, English and Lettish ». Si l’on excepte le Zemblais, la langue anglaise est dans chacun de ces couples associée à une langue d’origine slave, et le couple « anglais et russe » revient quatre fois. « The loss of Russia and the rise of the Soviet Union stand somewhere behind Kinbote’s sense of a lost kingdom », écrit Brian Boyd[36].

Zembla et la Scandinavie

La relation de Kinbote à la langue russe pourrait toutefois correspondre au statut de la langue russe en Scandinavie où elle était alors une langue qu’on parlait dans les milieux aisés et cultivés. Interrogé en 1967 sur les origines de la langue zemblaise, Nabokov répondit simplement qu’elle reposait sur une sorte de charabia scandinave : « their languages are of a phony Scandinavian type »[37].

Notons aussi que Kinbote enseigne dans un département dirigé par le Professeur Nattochdag, un nom qui semble suédois. Ses travaux de recherche semblent l’amener à consulter régulièrement la collection islandaise de la bibliothèque de l’université[38]. Kinbote rapporte par ailleurs dans sa préface au poème qu’une collègue lui a demandé de parler de « Hally Vally », « comme elle le disait, confondant ainsi le Palais d’Odin avec le titre d’une épopée finlandaise », une anecdote, qui suggère que Kinbote est peut-être un spécialiste du Valhalla ou du Kaevala, deux éléments du folklore scandinave[39].

D’autres analogies, cette fois géographiques, nous laissent envisager un lien assez étroit entre Zembla et la Scandinavie : ne serait-ce le simple fait que Kinbote décrit Zembla comme une péninsule, ce qui évoque bien entendu la péninsule scandinave. Les lieux de Zembla, comme Odevalla, Falkberg, Gothland et Kronberg évoquent quant à elles les villes d’Uddevalla, de Falkenberg, ou l’île de Gotland, on encore le quartier de Kronoberg[40]. Le point culminant de Zembla est le Mont Glitterntin, écrit Kinbote. Or ce nom évoque le plus haut sommet de Norvège, le Mont Glittertinden.

D’autres éléments semblent relier Zembla de manière assez étroite au Danemark. La référence la plus évidente au Danemark dans Pale Fire est d’inspiration littéraire, c’est la référence à Hamlet, centrale dans la pièce, notamment par la relation qu’elle entretient avec le suicide de la jeune Hazel Shade, rappelant celui d’Ophélia. Les critiques Priscilla Meyer et Jeff Hoffman ont par ailleurs mis en évidence les ressemblances géographiques entre le Danemark et Zembla[41] : le Danemark, est en effet, avec la péninsule scandinave, la seule péninsule située sur les côtes nord de l’Europe. Kinbote  précise dans la description qu’il en donne que Zembla est « coupée à sa base du continent par un canal impraticable »[42] ; or, le Danemark est coupé de manière identique du continent par le Canal Kiel.

Toutefois, Zembla ne saurait être un travestissement du Danemark, ne serait-ce que parce que le Danemark et sa capitale sont l’objet de nombreuses références dans Pale Fire. Ceux que Kinbote appelle les « Shadows », c’est-à-dire les extrémistes qui ont organisé la révolution ont établi leur base à Copenhague. Mais il existe bel et bien une connexion avec le Danemark et la création de ce pays imaginaire. Certaines des racines des mots zemblais utilisés sont danoises. Comme l’a remarqué Ronald E. Peterson, une phrase entière  donnée pour du zemblais (« Yeg ved ik », 132) est la phrase danoise légèrement transformée « Jeg ved ikke » signifiant « je ne sais pas »[43]. On trouve un autre exemple de cette relation au Danemark dans l’emprunt de « Kongs » signifiant « du roi » dans le syntagme « Kongs-skugg-sjo » (Le Miroir Royal)[44]. Le terme qui le suit, « skugg », est un mot suédois ou islandais pouvant se traduire par « ombre » (soit shade en anglais)[45]. Le terme « vedobar » semble lui être une distorsion du mot suédois « fädobar », qui signifie « pâturages montagneux ». La diversité de ces allusions met en évidence la variété des cultures qui fleurissent en Zembla, cultures qui s’imprègnent les unes les autres. La référence centrale à Hamlet, à l’origine une légende scandinave ensuite traduite en latin puis en français, avant d’être réécrite par Shakespeare, témoigne précisément du multiculturalisme qui définit Zembla.

III. La terre des ressemblances

Si, comme ce fourmillement de références disparates semble le laisser penser, Kinbote a inventé le royaume de Zembla de toutes pièces, c’est peut-être le vers de John Shade qui l’a inspiré. Le mot de « Zembla » apparaît dans la dernière partie de son poème :

Old Zembla’s fields where my gray stubble grows

Shade fait ici référence à un vers du poète anglais Alexander Pope, ce que le critique Charles Kinbote ne manque pas de signaler :

Parallel to the left-hand side of this card (his seventy-sixth) the poet has written, on the eve of his death, a line (from Pope’s Second Epistle of the Essay of Man) that he may have intended to cite in a footnote :

At Greenland, Zembla, or the Lord knows where.

L’unique référence de Shade au pays dont Kinbote lui a conté les aventures est donc littéraire. L’île de Novaïa Zemlia, dont on ne connaissait que très mal la géographie avant l’expédition de Lütke, était autrefois, comme le vers de Pope l’indique,  synonyme de froideur et d’éloignement, une connotation reprise quelques années plus tard par Swift dans son Battle of Books. Dans le texte de Swift, l’allusion se double toutefois d’une analogie surprenante et intéressante. L’auteur anglais fait de Zembla l’habitat du Dieu de la « critique » : « a malignant deity, call’d Criticism [...] dwelt on the top of a snowy Mountain in Nova Zembla » [46].

Si la divinité « critique » trône au sommet de la montagne de Novaïa Zemlia,  Kinbote, ce critique dément, est un personnage tout trouvé pour incarner le roi de Zembla. Dans le monde de Pale Fire, Zembla est la « brillante invention » d’un critique : une terre fictive, un royaume chimérique né dans l’imagination d’un professeur en exil et nostalgique et inspiré par la lecture du poème de son voisin. C’est d’ailleurs exactement à ce monde de chimères que la terre de Zembla est associée dans l’anecdote qui suit, et que Nabokov a peut-être lue en 1939 dans un journal d’émigrés russes à Paris pour lequel il écrivait. Le nom de « Zembla » y apparaît dans un article publié le 30 juillet 1939. L’article fait état des premiers jours de la Ligue des Nations, à une époque où chaque nation n’avait le droit qu’à cinq sièges pour ses délégués. Un des membres de la délégation italienne décida alors de s’octroyer pour lui et ses compatriotes les sièges disponibles derrière la délégation du Venezuela. Pour ce faire, il s’introduisit durant la nuit dans le bâtiment et sur l’affichette d’un siège vacant, inscrivit le nom « Zembla ». Le lendemain matin, les experts  jetèrent un coup d’œil rapide à l’affichette et opinèrent en disant « Zembla, bien sûr »[47]. L’article parut précisément au moment où Nabokov commençait à travailler sur le récit Ultima thule, et l’on peut imaginer que l’anecdote ait nourri sa fascination déjà-existante pour la contrée nordique de Novaïa Zemlia.

Cette langue zemblaise, dont Nabokov disait qu’elle se constituait d’une sorte de charabia scandinave est elle aussi la version chimérique d’une langue réelle, un agrégat de racines, préfixes et suffixes aux origines diverses. Plusieurs critiques se sont penchés sur ces étymologies complexes[48]. Mais les recherches aboutissent à davantage de querelles de spécialistes que de trouvailles cohérentes[49]. Le critique R. Peterson résume bien la complexité du zemblais : « Nabokov is more interested in deforming familiar words and grammar than in the formative processes of a language »[50]. Ce qu’on ne peut contester, c’est que les mots zemblais dont Kinbote parsème son discours ressemblent toujours, par leurs consonances, par leur étymologies, aux mots d’une autre langue, russe, anglaise, germanique ou scandinave. On prendra l’exemple « Yeslove » dont la consonance semble immédiatement scandinave, alors que le mot est en réalité constitué de deux mots anglais, et qu’il constitue un jeu de mots pour cette ville où Nabokov a situé l’évêché de Zembla. Le zemblais est en réalité une langue de l’anamorphose, qui décompose, transforme et recompose des mots : c’est donc bien la langue du « miroir », comme le soupirait le nostalgique Charles Kinbote : « our magic Zemblan, (“the tongue of the mirror”, as the great Conmal has termed it”) »[51].

Lorsque Kinbote se récriait que le mot Zembla ne provenait pas du russe, il ajoutait cette précision importante : « In fact, the name Zembla is a corruption not of the Russian zemlya, but of Semblerland, a land of reflections, of “ressemblers” »[52]. Zembla est le pays des ressemblances, ou dans les termes de Mary Mc Carthy, qui dès 1962, produisait une première et magistrale lecture de ce roman complexe :

“That crystal land,” notes the commentator, the loony Professor Botkin. ‘Perhaps an allusion to Zembla, my dear country’. On the plan of everyday sanity, he errs. But on the plane of poetry, he is speaking the simple truth, for Zembla is Semblance, Appearance, the mirror-realm, the Looking-Glass of Alice[53].

Au terme de cette exploration, on pourra dire que Zembla est le royaume du reflet, de la ressemblance, du faire semblant, et il n’est donc pas étonnant que les révolutionnaires du pays soient issus d’une vitrerie, car Zembla est un palais de glaces né dans l’esprit du poète Charles Kinbote : un pays composé des bris, éclats et fragments d’un monde réel, mais vulnérable car soumis aux chocs de l’histoire.

Yannicke Chupin

Notes de pied de page

  1. ^ Vladimir Nabokov, Pale Fire [1962], Harmondsworth, Penguin, p. 25, p. 65. 
  2. ^ « a distant northern land », p. 81.
  3. ^ p. 62.
  4. ^ p. 84.
  5. ^ p. 112.
  6. ^ p. 87, p. 90, p. 99.
  7. ^ p. 79-80.
  8. ^ p. 116.
  9. ^ p. 112.
  10. ^ Ibid.
  11. ^ p. 204.
  12. ^ p. 116.
  13. ^ p. 112 et 240.
  14. ^ « a beautiful bay with bluish and black, curiously striped rocks and a luxurious growth of heather on its gentle slopes », p. 240.
  15. ^ p. 117.
  16. ^ p. 66.
  17. ^ p. 134.
  18. ^ p. 48.
  19. ^ p. 147.
  20. ^ « In Zembla, where most females are freckled blondes », p. 164.
  21. ^ p. 103 et p. 109.
  22. ^ p. 139.
  23. ^ p. 63.
  24. ^ p. 577.
  25. ^ p. 63.
  26. ^ p. 188.
  27. ^ Brian Boyd, Vladimir Nabokov, The American Years, Princeton University Press, 1991, p. 306.
  28. ^ Ibid.
  29. ^ Vladimir Nabokov, Speak Memory, New York, Vintage International, 1989, p. 52. Précisons qu’en réalité, l’aïeul de Nabokov ne mit jamais les pieds sur la terre de Nova Zembla. Les archives ont montré que c’est l’ami de Nikolaÿ Nabokov, le Conte Lütke, qui avait voulu commémorer la mémoire de son ami et collègue Nikolaÿ Nabokov lors de son expédition dans la région. Nabokov n’eut jamais connaissance de cette erreur.
  30. ^ p. 210.
  31. ^ « in fact, the name Zembla is a corruption not of the Russian zemlya », p. 208.
  32. ^ p. 112.
  33. ^ p. 134.
  34. ^ Ce qui est confirmé quelques notes plus loin, lorsque Kinbote offre une traduction de deux vers du Roi des Aulnes, où le mot « vett » est traduit par « le vent  p. 189.
  35. ^ p. 210.
  36. ^ Brian Boyd, Vladimir Nabokov, The American Years, op. cit., p. 90.
  37. ^ Alfred Appel, « an Interview with Vladimir Nabokov », in Nabokov, The Man and His Work, ed. L. S. Dembo Madison, 1967, p.43).
  38. ^ p. 221.
  39. ^ voir Brian Boyd, Nabokov’s Pale Fire, The Magic of Artistic Discovery, Princeton University Press, 1999, p. 90.
  40. ^ Ibid.
  41. ^ Priscilla Meyer, Jeff Hoffman, « Infinite Reflections in Pale Fire : The Danish Connection (Hans Andersen and Isak Dinesen) », Russian Literature XLI (1997), pp. 197-221.
  42. ^ « cut off basally by an impassable canal from the mainland of madness », p. 111.
  43. ^ Ronald E. Peterson, « Nabokov’s Phony Scandinavian Language », Vladimir Nabokov Research Newsletter, Printemps 1984, 12, p. 31.
  44. ^ p. 63.
  45. ^ Voir à ce sujet les interprétations que donnent Priscilla Meyer (Find What the Sailor Has Hidden p. 90) et Ronald E. Peterson, « Nabokov’s Phony Scandinavian Language », Vladimir Nabokov Research Newsletter, Printemps 1984, 12, p. 31.
  46. ^ Jonathas Swift, A Tale of Tub, Battle of Books and Other Satires, 1916, London, J.M. Dent & Son, p. 157.
  47. ^ Genny Barabtarlo, « Zembla in the League of Nations », The Nabokovian n° 19, Automne 1987, pp. 54-56.
  48. ^ Voir John R. Krueger, « Nabokov’s Zemblan, a Constructed Language of Fiction », Linguistics, n° 31 (1967), pp. 44-49 ; Carl Eicherberger, « Gaming in Lexical Playfields of Nabokov’s Pale Fire », in Critical Essays on Vladimir Nabokov, ed. Phyllis Roth, Boston, 1984, pp.176-185 ; Priscilla Meyer, Find What the Sailor has Hidden, Vladimir Nabokov’s Pale Fire, Middletown, CT, 1988 ; Manfred Voss, « How not to Read Zembla », The Nabokov n° 25, 1990, pp. 41-47.
  49. ^ On pense notamment à celles qui opposèrent Manfred Voss à Priscilla Meyer (cf. M. Voss, « How not to Read Zembla », The Nabokovian n° 25, 1990, pp. 41-47).
  50. ^ Ronald E. Peterson, « Nabokov’s Phony Scandinavian Language », op. cit., p. 29-37.
  51. ^ p. 191.
  52. ^ p. 208.
  53. ^ p. ix.

Référence électronique

Yannicke CHUPIN, « À QUOI RESSEMBLE LA ZEMBLE ? », Astrolabe - ISSN 2102-538X [En ligne], Janvier / Février 2011, mis en ligne le 09/08/2018, URL : https://crlv.org/articles/a-quoi-ressemble-zemble