Traduire : le proche et le lointain. Autour de la traduction des oeuvres orientales en Europe (XVIIe-XIXe s.) : Antoine Galland, Pétis de La Croix, Anquetil-Duperron, Théophile Gautier

Conférencier / conférencière

Mme Annie Berthier évoque en ouverture de sa conférence l’histoire des collections orientales de la Bibliothèque nationale de France, autrefois Bibliothèque du Roi. En particulier, des manuscrits, dont la quête fut menée en Orient sous Louis XIV par la volonté de Colbert. L’institution des Jeunes de Langue, les Instructions très précises données aux ambassadeurs et aux drogmans dans leur recherche de manuscrits, les traductions – encore inédites aujourd’hui - commandées aux Jeunes de Langue témoignent d’une politique cohérente qui va au-delà de la simple quête de « curiosités » et des sources antiques conservées dans les langues de l’Orient : les techniques (équitation, etc.), l’histoire des peuples ne sont pas oubliées. La BnF actuelle possède, grâce à cette activité poursuivie ensuite, 60 fonds orientaux, rédigés dans 80 langues à partir de 25 systèmes d’écriture. La traduction peut alors être considérée comme un apport à la langue qui traduit. Elle peut aussi éviter certaines confusions : le journal d’Antoine Galland raconte que le dais de Notre-Dame de Paris était fait d’un oriflamme turc sur lequel était inscrit une formule musulmane illisible pour les Parisiens ! Les textes scientifiques et techniques participent au XVIIe siècle d’une espèce de transfert de technologie entre l’Orient et l’Occident. Galland découvre l’existence d’un catalogue de 40 000 ouvrages orientaux, arabes, turcs et persans totalement inconnus en Occident. _L’Iliade _ sera traduite en Chinois en 1920 seulement… Il y deux types d’orientalistes ceux qui voyagent comme Anquetil-Duperron et les sédentaires qui travaillent sur la matière orientale. Les sources d’approvisionnement sont Alep, Alexandrie et Constantinople. En 1739, paraît le premier catalogue imprimé du fonds oriental de la Bibliothèque du Roi : il s’agit de 5% de ses collections. Il fut à l’origine de travaux divers : grammaires, vocabulaires, dictionnaires. Mme Berthier prend ensuite comme exemple d’un transfert culturel, l’histoire des traductions et adaptations d’une tragédie sanscrite du VIe siècle, le _ Sacountala _ de Calidasa, chef-d’œuvre du théâtre indien révélé en Occident par la traduction anglaise de William Jones (1789) et connue auparavant par des traductions persanes. Cette traduction sera elle-même traduite en allemand par Forster, ce qui suscitera l’enthousiasme de Goethe, puis de Lamartine ; elle inspirera la musique de Schubert. En France, Chézy apprendra le sanscrit pour le traduire d’après un exemplaire de la Bibliothèque du Roi et Théophile Gautier en tirera un ballet-pantomime réglé par Petipa : destinée d’une œuvre. Pour conclure, on évoque les débuts de la translittération - et Volney - qui permet de lire en caractères latins les systèmes graphiques exotiques.

Mots-clès : traduction. réception. Inde.

Citations

1) NÉCESSITÉ D'ÉTUDIER LES LANGUES ÉTRANGÈRES :
Le Sieur Du Loir arrivant en 1639 à Constantinople, à la suite de l'ambassadeur Jean de La Haye écrit : " aprez avoir donné à ma curiosité la satisfaction de la veuë des bastiments et du païs, j'ay commencé d'en estudier les langues afin d'en connoistre les hommes". (Du Loir, Les Voyages du sieur du Loir…, Paris, G. Clouzier, 1654, p. 76).

2) EXEMPLE D'UN RÉFRACTAIRE AU CHANGEMENT :
Quelques années plus tôt, le père Jean Boucher entendant à Constantinople l'appel à la prière depuis les minarets, qu'il appelle "les clochers de leurs églises", estime que les muezzins crient :"avec des gazouillements et fredons capables de faire danser Socrate et rire Héraclite". (Le Bouquet sacré composé des plus belles fleurs de la Terre Saincte, Paris, D. Moreau, 1620, p. 683).

3) UN CRI À TRAVERS LES SIÈCLES :
Au début du XVIIe siècle, dans la préface de son ouvrage De vita Mosis, Gilbert Gaulmin, hébraïsant et arabisant, dont la bibliothèque contenait de nombreux ouvrages orientaux, écrit : "C'est une maladie répandue en notre temps de mépriser témérairement ce que nous ne comprenons pas. Mais vous, mes lecteurs de lontain avenir, sachez que j'ai vécu dans une époque où il a fallu soit ne pas être conscient de ses qualités soit regretter d'en posséder". (Cf. Bbg, Vers l'Orient, p. 65).

4) UN HOMME ACCOMPLI DOIT CONNAITRE CE QUI SE PASSE DANS TOUT L'UNIVERS :
A la fin du XVIIe siècle, Antoine Galland écrit : "Peut-on soutenir qu'il est inutile de connaître ce que tant d'excellents écrivains orientaux ont pensé, ce qu'ils ont écrit …, pour se perfectionner et devenir un homme acompli, un homme qui juge sainement de toutes choses, qui parle de même et qui rend ses actions conformes à ses pensées et à ses paroles, choses que l'on ne peut exécuter qu'à proportion des connaissances que l'on a acquises non seulement de ce qui se passe sous l'horizon où l'on respire l'air qui fait vivre, mais encore dans tout l'univers". Discours-préface à la Bibliothèque orientale ou dictionnaire universel contenant généralement ce qui regarde la connaissance des peuples de l'Orient, Paris, 1697, de d'Herbelot de Molainville.

5) CURIOSITÉ ? LE PROCHE ET LE LOINTAIN :
"Antiquaire" à Avignon, le marquis de Caumont, homme désireux de connaître le monde, demande à Peyssonnel, secrétaire de Villeneuve, ambassadeur de France à Constantinople, de lui envoyer un état des sciences et de la littérature en Turquie ainsi qu'une grammaire turque ; le même homme, après avoir signalé au Président Bouhier, à Paris, dans une lettre du 22 septembre 1741 l'arrivée récente de l'ambassadeur turc en France : " Zaïd-Effendi, ambassadeur de la Sublime Porte, est arrivé à Toulon le 15e de ce mois. Il en repartira après une quarantaine de jours et verra partout les plus grands personnages", lui écrit cempendant le 16 novembre : "… Chacun s'est empressé à aller voir passer Zaïd-Effendi ; je vous avoue que je n'en ai pas eu la curiosité, bien que je n'eusse que deux lieues à faire pour me procurer ce spectacle oriental". (Cf. Bbg, Istanbul et les langues orientales…, p. 292).

6) UN PLAIDOYER POUR LA LECTURE, DONC POUR L'APPRENTISSAGE DES LANGUES ÉTRANGÈRES ET LA TRADUCTION D'UNE LANGUE A L'AUTRE. LA DIFFICULTÉ N'EST PAS UNE EXCUSE :
A la fin du XVIIIe siècle, Anquetil-Duperron écrit : "Les Orientaux ont donc des objets plus importants à présenter à notre curiosité que les contes des Mille et une nuits… On n'apprend rien sans peine. L'homme abandonne difficilement son pays natal, les mets auxquels il est accoutumé. Le plus court est de dire : il n'y a ni histoire ni géographie ni sciences dans ces pays barbares. A quoi bon aller se noyer dans un fatras qui ne nous apprendra rien? Comme s'il n'y avait pas du fatras partout? Lisez au moins, pour être sûr du jugement que vous voulez porter". (Cf. Bbg, Annie Berthier, "Manuscrits orientaux et connaisance de l'Orient"…, p. 81).

7) OPÉRER UN TRANSFERT DE L'ORIENT VERS L'EUROPE :
« Si l’étude des langues orientales prenait place dans notre éducation aux côtés des autres branches du savoir si utilement et si parfaitement enseignées, un nouveau et vaste domaine de recherche serait ouvert; nous aurions une vue plus large de l’histoire de la pensée humaine, nous bénéficierions d’une palette neuve d’images et de comparaisons, et de nombreuses et excellentes compositions viendraient à la lumière, que les futurs savants pourraient étudier et les futurs poètes imiter». William Jones, 1789.

8) TRADUIRE ?
"Traduire, c'est conduire à travers selon l'étymologie, c'est transplanter, convertir, mener d'une culture à une autre, faire mourir l'original pour qu'il renaisse à une vie nouvelle. Comme tout voyage, cela comporte des épreuves et des risques…" Marcel Voisin, "Dialectique culturelle et dialogues des idées en traduction", dans : L'histoire et les théories de la traduction. Les actes…, Genève, 1998, p. 69-70.)

9) HISTOIRE DE LA TRADUCTION :
"Faire l'histoire de la traduction, c'est redécouvrir patiemment ce réseau culturel infiniment complexe et déroutant dans lequel, à chaque époque, ou dans des espaces différents, elle se trouve prise. Et faire du savoir hsitorique auinsi obtenu une ouverture d enotre présent". Antoine Berman, L'épreuve de l'étranger…, 1984, p. 14).

Bibliographie

- Antoine BERMAN, L’épreuve de l’étranger: culture et traduction dans l’Allemagne romantique. Herder, Goethe, Schlegel, Novalis,Humboldt, Schleiermacher, Hölderlin, Paris, Gallimard, 1984.
(Contribution fondamentale à l'analyse conceptuelle, philosophique et linguistique sur la traduction).

- Antoine BERMAN, La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain, Le Seuil, 1999. (Paru d'abord dans : Les Tours de Babel, essais sur la traduction. T.E.R., 1985).

- Annie BERTHIER, « Manuscrits orientaux et connaissance de l’Orient, éléments pour une enquête culturelle », dans : Moyen-Orient et Océan indien, XVIe-XIXe s., 2, 2, 1985, p. 79-108.
(Sur l'histoire des collections orientales au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France depuis la Bibliothèque du roi).

- Annie BERTHIER, "D'une langue à l'autre. Manuscrits orientaux et traduction (XVIIe-XIXe s.)", dans : L'histoire et les théories de la traduction. Les actes. Université de Genève, Colloque international…, Genève, ASTTI/ETI, 1991, p. 175-187.

- Istanbul et les langues orientales. Actes du colloque organisé par l’IFEA et l’INALCO à l’occasion du bicentenaire de l’Ecole des Langues orientales (Istanbul 29-31 mai 1995), éd. par F. Hitzel, Paris, p 283-317.
(Importante contribution à l'histoire de la traduction en français des œuvres en arabe, persan et turc, dans le contexte des échanges entre la France et la Turquie, du XVIIe au XIXe s.)

- René DUSSAUD, La Nouvelle Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1795-1914), t.1, Paris, 1946, p.17.
(Sur le Comité des manuscrits orientaux et leur traduction, naissance des Notices et extraits).

- Dorothy Matilda FIGUEIRA, Tanslating the Orient. The reception of Sakuntala in nineteenth-century Europe, State university of New York Press, Albany, 1991.
(Etude très poussée sur la réception et la traduction d'une œuvre étrangère en caractères non-latins.)

- Jean GAULMIER, L’idéologue Volney : 1757-1820. Contribution à l’histoire de l’orientalisme en France, Genève, Paris, 1980.
(Volney est entre autre, l'inventeur du système de translittération des langues fondé sur l'emploi des caractères latins).

- Michel HULIN, Hegel et l’Orient, Paris, 1979.
(Sur la traduction des sources orientales et leur influence sur la philosophie de Hegel).

- Henri OMONT, Missions archéologiques françaises en Orient, 2 vol., 1902.
(Historique des principales missions en Orient depuis le XVIIe s. avec notamment les instructions pour rapporter des documents. Indispensable).

- Alphonse PASSIER, Les échanges internationaux littéraires et scientifiques, leur histoire, leur utilité, leur fonctionnement au Ministère de l’Instruction publique en France et à l’étranger, 1832-1880, Paris, 1880.
(Ouvrage fort intéressant sur un sujet peu exploré).

- La Reconnaissance de Sacountalâ, drame sanscrit et pracrit de Calidasa, publié pour la première fois en original sur un manuscrit unique de la bibliothèque du roi, accompagné d'une traduction française, de notes philologiques, critiques et littéraires et suivi d'un appendice, par A.-L. Chézy, Paris, Dondey-Dupré, 1830. (Dédicace à Isaac Silvestre de Sacy. Caractères bengalis retranscrits en caractères devanagaris par loiseleur-Deslongschamps pour l'impression).

- Sacountala, Ballet-Pantomime en deux actes, tiré du drame indien de Calidasâ. Livret de M. Théophile Gautier. Musique de M. Ernest Reyer. Chorégraphie de M. Lucien Petipa. Décors de MM. Martin, Nolau et Rubé. Représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre impérial de l'Opéra, le 14 juillet 1858, Paris, Veuve Jonas, 1858.

- Henri VAN HOOF, Histoire de la traduction en Occident, Bibliothèque de linguistique, Duculot, 1991.
(Ignore les traductions restées manuscrites).

- Université de Genève. Ecole de traduction et d'interprétation. ASTTI. L'histoire et les théories de la traduction. Les actes. Colloque international organisé … en l'honneur de M. le Prof. Louis Truffaut, 3-4 octobre 1996, Genève, ASTTI/Berne et ETI/Genève,1997. (Contient 20 contributions sur le thème "Eléments pour servir à l'histoire de la traduction", de l'antiquité au XXe s.)

- Vers l'Orient, catalogue d'exposition, Bibliothèque Nationale, Paris, 1983.
(Sur la naissance des collections orientales en France).

Référencé dans la conférence : Horizons du voyage : écrire et rêver l'univers
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