Théophile Gautier en Espagne

Conférencier / conférencière

S’il n’est pas le premier en date des voyages de Théophile Gautier, le Voyage en Espagne est celui qui, par l’impact exercé sur la sensibilité et l’imaginaire de son auteur, inaugure la mise en place d’une esthétique et d’une poétique du genre dont les relations de voyages ultérieurs, en Italie, à Constantinople, en Égypte, en Algérie, en Russie, seront largement tributaires. Le Voyage en Espagne, publié pour la première fois en volume en février 1843 sous le titre Tra Los Montes, prend son titre actuel lors de l’édition Charpentier de 1845. Ce récit développe une esthétique qui puise dans le refus du progrès son principe critique et créateur. L’idée du progrès paraît à Gautier contestable en ce qu’elle favorise l’uniformisation des us et coutumes, des modes, des comportements, des mentalités et des aspirations. Voyage en Espagne est pour une large part un récit de quête, la recherche d’un renouvellement profond de soi au contact non pas tant de l’autre – car pour Gautier l’homme est toujours sensiblement le même sous toutes les latitudes – mais d’œuvres d’art qui révèlent le pouvoir infini de l’imaginaire et du génie, et d’une nature inouïe, insoupçonnée, qui constitue une source sans cesse revivifiée de sensations, et suscite le sentiment émerveillé et exaltant de toucher soudain du doigt au principe même de la création. Bibliographie sélective Théophile Gautier, Voyage en Espagne, texte établi, présenté et annoté par Jean-Claude Berchet, Paris, 1981. Bulletin de la société Théophile Gautier, No 29, « La maladie du bleu » : art de voyager et art d’écrire chez Théophile Gautier, Université Paul Valéry, Montpellier, Année 2007. Émile Bergerat, Théophile Gautier : entretiens, souvenirs et correspondance, Paris, L’Harmattan, 1966. Maxime Du Camp, Théophile Gautier, Paris, Hachette, s.d. Alain Guyot, « Récréation, devoir et chant du monde. Pour une poétique du voyage et de son récit chez Théophile Gautier », in Panorama de Gautier, textes réunis par Sarga Moussa et Paolo Tortonese, Revue des Sciences Humaines, No 277, 1/2005, p.89-114. Alain Guyot, « Contradictions et ambiguïtés ferroviaires chez Théophile Gautier », in Feuilles de rail. Les littératures de chemin de fer, dir.Gabrielle Chamarat et Claude Leroy, Paris, Méditerranée, 2006, p.45-56. Alain Guyot, « Théophile et le ‘cheval de vapeur’. Le premier voyage ferroviaire de Gautier (Belgique, 1836) », dans Écritures du chemin de fer, éd. François Moureau et M.-N. Polino, Paris, Klincksieck, 1997, p.52-53. Arsène Houssaye, Les confessions, souvenirs d’un demi-siècle, 1830-1880, Paris, Dentu, 1885, vol. 1. Sarga Moussa, “La double vue. Sur le voyage en Égypte (1869) de Théophile Gautier », Le Temps des Médias, 2007/1, No 8, 34-45. Michael Riffaterre, « Rêve et réalité dans l’Italia de Théophile Gautier », in L’Esprit créateur, III-1, 1963, p.18-25. George Sand,Un hiver à Majorque, édition établie, présentée, commentée et annotée par Béatrice Didier, Paris, Le livre de poche, 1984. Paolo Tortonese, préface du Voyage en Égypte de Gautier, Paris, La Boîe à documents, 1991, 16-24. Exemplier : Théophile Gautier, Voyage en Espagne 1. « Quand partez-vous? » Je répondis, sans savoir à quoi je m'engageais : « Dans huit jours. » Les huit jours passés, les gens manifestaient un vif étonnement de me voir encore à Paris. « Je vous croyais à Madrid, » disait l'un. « Etes- vous revenu ? » demandait l'autre. Je compris alors que je devais à mes amis une absence de plusieurs mois, et qu'il fallait acquitter cette dette au plus vite, sous peine d'être harcelé sans répit par ces créanciers officieux ; le foyer des théâtres, les divers asphaltes et bitumes élastiques des boulevards m'étaient interdits jusqu'à nouvel ordre: tout ce que je pus obtenir fut un délai de trois ou quatre jours, et le 5 mai je commençai à débarrasser ma patrie de ma présence importune, en grimpant dans la voiture de Bordeaux. 2. Ces dévastations inutiles attristent l’âme et font douter de l’intelligence humaine : en quoi les anciennes pierres gênent-elles les idées nouvelles? Ne peut-on faire une révolution sans démolir le passé? Il nous semble que la constitucion n'aurait rien perdu à ce qu'on laissât debout l’église de Ferdinand et d'Isabelle la Catholique, cette noble reine qui crut le génie sur parole et dota l'univers d'un nouveau monde. 3. On pouvait imiter, ce me semble, notre révolution par un autre côté que par son stupide vandalisme. Égorgez-vous entre vous pour les idées que vous croyez avoir, engraissez de vos corps les maigres champs ravagés par la guerre, c'est bien; mais la pierre, le marbre et le bronze touchés par le génie sont sacrés, épargnez-les. Dans deux mille ans on aura oublié vos discordes civiles, et l'avenir ne saura que vous avez été un grand peuple que par quelques merveilleux fragments retrouvés dans les fouilles. 4. Qu’on nous pardonne cette petite digression historique, nous ne sommes pas coutumier du fait, et nous allons revenir bien vite à notre humble mission de touriste descripteur et de daguerréotype littéraire. 5. Règle générale, lorsque deux voitures traînées par des mules se rencontrent, l’une des deux doit verser. Enfin, ce qui devait arriver arriva. J'étais en train de retourner dans ma tète je ne sais quel lambeau d'hémistiche, comme c'est mon habitude en voyage, lorsque je vis venir de mon côté, décrivant une rapide parabole, mon camarade qui était assis en face de moi; cette action bizarre fut suivie d'un choc très rude et d'un craquement général […] Il est vraiment impossible de verser plus admirablement […] Notre position n'était pas autrement gaie, quoique nous fussions attaqués d'un accès de fou rire assez intempestif . Nos mules s'étaient évanouies en fumée, et nous n'avions plus qu'une voiture démantelée et sans roues. Heureusement la venta n'était pas loin. On alla chercher deux galères, qui nous recueillirent, nous et notre bagage. La galère justifie parfaitement son nom : c'est une charrette à deux ou quatre roues, qui n'a ni fond, ni plancher; un lacis de cordes de roseau forme, dans la partie inférieure, une espèce de filet où l'on place les malles et les paquets. Là-dessus on étend un matelas, un pur matelas espagnol, qui ne vous empêche en aucune façon de sentir les angles du bagage entassé au hasard. Les patients se groupent comme ils peuvent sur ce chevalet d'une nouvelle espèce, auprès duquel les grils de saint Laurent et de Guatimozin sont des lits de roses, car il était du moins possible de s'y retourner. Que diraient les philanthropes qui font voyager les forçats en chaise de poste, en voyant les galères auxquelles sont condamnés les gens les plus innocents du monde, lorsqu'ils vont visiter l'Espagne ? 6. Encore quelques tours de roue, je vais peut-être perdre une de mes illusions, et voir s'envoler l'Espagne de mes rêves, l'Espagne du romancero, des ballades de Victor Hugo, des nouvelles de Mérimée et des contes d'Alfred de Musset. En franchissant la ligne de démarcation je me souviens de ce que le bon et spirituel Henri Heine me disait au concert de Listz, avec son accent allemand plein d'humour et de malice : « Comment ferez-vous pour parler de l'Espagne quand vous y serez allé ? » 7. Accoudé à l'embrasure d'un créneau et regardant à vol d'hirondelle cette ville où je ne connaissais personne, où mon nom était parfaitement inconnu, j'étais tombé dans une méditation profonde. Devant tous ces objets, toutes ces formes, que je voyais et que je ne devais probablement plus revoir, il me prenait des doutes sur ma propre identité, je me sentais si absent de moi-même, transporté si loin de ma sphère, que tout cela me paraissait une hallucination, un rêve étrange dont j'allais me réveiller en sursaut au son aigre et chevrotant de quelque musique de vaudeville. 8. On ne voit pas là cette inquiétude furieuse, ce besoin d'agir et de changer de place,qui tourmentent les gens du Nord. Les Espagnols m'ont paru très philosophes :ils n'attachent presque aucune importance à la vie matérielle, et le confort leur est tout à fait indifférent. Les mille besoins factices créés par les civilisations septentrionales leur semblent des recherches puériles et gênantes. En effet, n’ayant pas à se défendre continuellement contre le climat, les jouissances du home anglais ne leur inspirent aucune envie. Qu’importe que les fenêtres joignent exactement, à des gens qui paieraient un courant d’air, un vent coulis, s'ils pouvaient se le procurer? Favorisés par un beau ciel, ils ont réduit l’existence à sa plus simple expression ; cette sobriété et cette modération en toutes choses leur procurent une grande liberté, une extrême indépendance; ils ont le temps de vivre, et nous ne pouvons guère en dire autant. Les Espagnols ne conçoivent pas que l'on travaille d'abord pour se reposer ensuite.Ils aiment beaucoup mieux faire l'inverse, ce qui me paraît effectivement plus sage. 9. Nous sommes de ceux qui croient que les bottes vernies et les paletots en caoutchouc contribuent très peu à la civilisation, et qui estimons la civilisation elle-même quelque chose de peu désirable. C’est un spectacle douloureux pour le poète, l’artiste et le philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l’uniformité la plus désespérante envahir l’univers sous je ne sais quel prétexte de progrès. Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c’est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. A quoi bon aller voir loin, à raison de dix lieux à l’heure, des rues de la Paix éclairées au gaz et garnies de bourgeois confortables? 10. Mais le peuple ne suit heureusement pas les modes de Paris; il a gardé le chapeau pointu à rebords de velours, orné de touffes de soie, ou de forme tronquée, avec un large retroussis en manière de turban ; la veste enjolivée de broderies et d'applications de drap de toutes sortes de couleurs aux coudes, aux parements, au collet, qui rappelle vaguement les vestes turques; la ceinture rouge ou jaune ; le pantalon à revers retenu par des boutons de filigrane ou de pièces à la colonne, soudées à un crochet; les guêtres de cuir ouvertes sur le côté et laissant voir la jambe ; mais tout cela plus éclatant, plus fleuri, plus ramagé, plus épanoui, plus chargé de clinquant et de fanfreluches que dans les autres provinces. 11. L'impression que l'on éprouve en entrant dans cet antique sanctuaire de l'islamisme est indéfinissable et n'a aucun rapport avec les émotions que cause ordinairement l'architecture : il vous semble plutôt marcher dans une forêt plafonnée que dans un édifice; de quelque côté que vous vous tourniez, votre œil s'égare à travers des allées de colonnes qui se croisent et s'allongent à perte de vue, comme une végétation de marbre spontanément jaillie du sol ; le mystérieux demi-jour qui règne dans cette futaie ajoute encore à l'illusion. L'on compte dix-neuf nefs dans le sens de la largeur, trente-six dans l'autre sens; mais l’ouverture des arcades transversales est beaucoup moindre. Chaque nef est formée de deux rangs d'arceaux superposés, dont quelques-uns se croisent et s'entrelacent comme des rubans, et produisent l’effet le plus bizarre. Les colonnes, toutes d'un seul morceau, n'ont guère plus de dix à douze pieds jusqu'au chapiteau d'un corinthien arabe plein de force et d'élégance, qui rappelle plutôt le palmier d'Afrique que l'acanthe de Grèce. Elles sont de marbres rares, de porphyre, de jaspe, de brèche verte et violette, et autres matières précieuses; il y en a même quelques-unes d'antiques et qui proviennent, à ce qu'on prétend, des ruines d'un ancien temple de Janus. 12. Devant nous se déployait comme dans un immense panorama le beau royaume d'Andalousie. Cette vue avait la grandeur et l’aspect de la mer; des chaînes de montagnes, sur lesquelles l’éloignement passait son niveau, se déroulaient avec des ondulations d'une douceur infinie, comme de longues houles d'azur. De larges traînées de vapeurs blondes baignaient les intervalles; çà et là de vifs rayons de soleil glaçaient d'or quelque mamelon plus rapproché et chatoyant de mille couleurs comme une gorge de pigeon. D'autres croupes bizarrement chiffonnées ressemblaient à ces étoffes des anciens tableaux, jaunes d'un côté et bleues de l'autre. Tout cela était inondé d'un jour étincelant, splendide, comme devait être celui qui éclairait le paradis terrestre. La lumière ruisselait dans cet océan de montagnes comme de l'or et de l'argent liquides, jetant une écume phosphorescente de paillettes à chaque obstacle. 13. Que d'heures j'ai passées là, dans cette mélancolie sereine si différente de la mélancolie du Nord, une jambe pendante sur le gouffre, recommandant à mes yeux de bien saisir chaque forme, chaque contour de l'admirable tableau qui se déployait devant eux, et qu'ils ne reverront sans doute plus ! Jamais description, jamais peinture ne pourra approcher de cet éclat, de cette lumière, de cette vivacité de nuances. 14. Ce qui constitue le plaisir du voyage, c’est l’obstacle, la fatigue, le péril même […] Un voyage en Espagne est encore une entreprise périlleuse et romanesque ; il faut payer de sa personne, avoir du courage, de la patience et de la force ; l'on risque sa peau à chaque pas; les privations de tous genres, l'absence des choses les plus indispensables à la vie, le danger de routes vraiment impraticables pour tout autre que des muletiers andalous, une chaleur infernale, un soleil à fendre le crâne, sont les moindres inconvénients ; vous avez en outre les factieux, les voleurs et les hôteliers, gens de sac et de corde, dont la probité se règle sur le nombre de carabines que vous portez avec vous. Le péril vous entoure, vous suit, vous devance ; vous n’entendez chuchoter autour de vous que des histoires terribles et mystérieuses. 15. Au risque de paraître minutieux, nous allons en faire la description [du souper]; car la différence d'un peuple à un autre se compose précisément de ces mille petits détails que les voyageurs négligent pour de grandes considérations poétiques et politiques que l'on peut très bien écrire sans aller dans le pays. 16. Nous avions besoin de ces tranches rafraîchissantes [de cantaloupes] pour modérer l'ardeur des piments et des épices dont sont relevés tous les mets espagnols. Incendiés au dedans, rôtis au dehors, telle était notre situation: il faisait une chaleur atroce. Étendus sur le carreau de briques de notre chambre, nous y dessinions notre empreinte en plaque de sueur. 17. Il me sembla que j’étais mis tout à coup en présence du spectre de la civilisation, mon ennemie mortelle, et que cette apparition voulait dire que mon rêve de liberté vagabonde était fini, et qu’il fallait rentrer, pour n’en plus sortir, dans la vie du dix-neuvième siècle. 18. J’aurais voulu me faire rouler par les cascades, tremper mes pieds dans toutes les sources, prendre une feuille à chaque pin, me vautrer dans la neigeétincelante, me mêler à toute cette nature, et me fondre comme un atome dans cette immensité.

Référencé dans la conférence : Séminaire M2FR436A/M4FR436A : L'Europe du Grand Tour
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