Les pèlerinages à Jérusalem et leurs récits au long du Moyen Âge et à l'aube des Temps modernes

Conférencier / conférencière

Profitant de ce que la notion de « Moyen Âge » nous introduit à la longue durée, nous essayerons de réfléchir sur la manière dont se constitue le récit de pèlerinage entre le IVe et le XVIe siècle. Nous verrons que, sans être absolument immuable, le récit de pèlerinage présente des constantes. Nous nous interrogerons sur les causes qui permettent de parler d’une véritable matrice du récit de pèlerinage, en nous appuyant sur les récits qui eurent une importance déterminante, soit sur le genre, soit sur les mentalités – autrement dit, les succès de librairie. On évoquera en particulier les œuvres de saint Jérôme (IVe siècle), d’Éthérie (IVe siècle), de Burchard de Mont-Sion (XIIIe siècle) et de Niccolo da Poggibonsi (XIVe siècle), de Breydenbach (XVe siècle), de Jean Boucher (XVIIe siècle) enfin.
Entre le IVe et le XVIe siècle, existent une matrice et des constantes dans les récits de pèlerinage. Cette conférence traite aussi de ce que l’on peut appeler les succès de librairie du domaine. Les rites du pèlerinage sont stables ; le pèlerin accepte et demande même de ne pas se mettre en valeur. Le récit est sur le mode de la redite et de la compilation à partir de guides et de relations antérieures. Le pèlerinage à Jérusalem est un genre en soi différent du pèlerinage à Compostelle, où c’est la route qui compte, ou du pèlerinage à Rome, siège de Pierre, mais dépourvu des lieux sacrés de la Palestine. Il s’agit de se mettre sur les pas du Christ, de revivre sa Passion er sa Résurrection. Le mystère de la Rédemption est le seul élément affectif du pèlerinage. Dès le IIe siècle, on signale les premiers pèlerinages chrétiens, mais c’est au IVe siècle, avec sainte Hélène, mère de Constantin, qui découvre la « Vraie Croix », que se développe les chemins du pèlerinage. En 333, un pèlerin de Bordeaux laisse le premier récit itinéraire assez sommaire ; puis la moniale Egérie fait le premier pèlerinage personnalisé d’Egypte à Jérusalem : outre des détails sur la liturgie, son texte, connu seulement au XIXe siècle (1884), est un véritable récit. Saint Jérôme, dans l’_Epitaphe de sainte Paule_, qui est un éloge funèbre, sera une source des récits futurs de pèlerins (éd. française, Cerf, 1996) : en 396, Paule fonde un monastère de femmes et fixe la matrice des récits de pèlerins, avec ses stations (Bethléem, etc.), le contact physique avec les lieux saints, les larmes et la contemplation du Christ de Bethléem au Golgotha. Au Moyen Âge, les Franciscains, gardiens des lieux saints, fixent les étapes du pèlerinage à partir de 1229 ; les Croisades sont là pour en faciliter l’accès. Les topiques du récit s’organisent autour de la déploration sur l’état de la Terre sainte aux mains de Infidèles, et des anecdotes du voyage (« avanies » diverses, racket sur les pèlerins de la part des guides, etc.). En 1335, les Franciscains ouvrent le Couvent du Cénacle ; en 1342, ils obtiennent la Custode de la Terre sainte et organisent les visites selon un plan que suivent obligatoirement les pèlerins : d’où une écriture des récits fortement marquée par la redite ; à partir d’aide-mémoires, les pèlerins refont en esprit le voyage de Jérusalem. Le franciscain Niccolo di Poggibonsi, frère gardien des Lieux saints de 1346 à 1350, rédige le premier récit en langue vulgaire qui aura une vaste postérité internationale : on connaît une vingtaine de copies manuscrites et 63 éditions du texte jusqu’au XVIIIe siècle, sous des titres et des noms d’auteur variés… Le Viaggio di Venezia est précis, informe sur les « indulgences » dont peuvent bénéficier les pèlerins et fournit le cadre du pèlerinage : embarquement de Venise au printemps (« nef pèlerine »), cabotage d’île en île où se conclut un négoce parallèle, arrivée à Jérusalem au début de l’été, visite des Lieux saints proches de Jérusalem (Bethléem), puis le Jourdain. On ne va pas en Galilée. Certains pèlerins s’aventurent au Sinaï, en particulier au couvent de sainte Catherine, puis s’embarquent pour l’Europe à Alexandrie : le pèlerinage a duré 8 à 12 mois, avec un séjour d’à peine 15 jours en Terre sainte. Le texte du Franciscain offre au lecteur les « curiosités » dont sont friands les lecteurs de récits de voyage (girafe, éléphant…) et la description des populations rencontrées. On y trouve tous les éléments maintenant bien fixés du récit de pèlerinage : la diversité des mondes étrangers, les épisodes topiques (tempêtes, pirates, brigands) et les illustrations (vignettes et bois gravées) forgées en Europe pour représenter cet ailleurs. B. von Breydenbach, doyen de Mayence, est le premier pèlerin à bénéficier de la force de diffusion proposée par l’imprimerie. Son pèlerinage se déroule en 1480 et il publie en 1486 la première édition latine de son ouvrage, qui va être immédiatement traduit dans plusieurs langues vulgaires : allemand (1486), hollandais, français (1488), polonais (éd. moderne en italien, Rome, 1999). Le texte sera réédité jusqu’au XVIIIe siècle. Accompagné d’un artiste, Breydenbach fait illustrer de magnifiques bois un ouvrage exceptionnel. Mais Breydenbach appelle à la guerre sainte, à la reconquête des Lieux saints et développe une véritable réflexion géopolitique sur la Méditerranée. Un siècle plus tard, la Réforme a suscité la Contre-Réforme catholique qui va donner une autre coloration au pèlerinage. En 1614, paraît le _Bouquet sacré_ du franciscain Jean Boucher. Il sera réédité 55 fois sans changement notable jusqu’en 1780. La « nef pèlerine » de Venise n’existe plus ; il s’agit maintenant de susciter l’intérêt des catholiques un peu trop laïcisés pour le voyage vers la Terre sainte. La plume est plus personnelle, destinée à ceux que ne voyagent pas : le récit devient un livre de méditation dévote pour tout un chacun, laïc et ecclésiastique sédentaires. A la première personne, le pèlerin dialogue avec son âme ou avec Dieu. Il use d’allégories et de références littéraires adaptées (Virgile, Guarini). Il évoque ses maladies, fait des portraits, rapporte des anecdotes un peu picaresques. La littérature n’est pas loin, même si elle sert à l’édification.

Bibliographie

Alphandéry, Pierre, et Dupront, Alphonse, La Chréitenté et l’idée de Croisade, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1995 (2ème édition).
Chélini, Jean et Branthomme, Henri, Les Chemins de Dieu, Histoire des pèlerinages chrétiens, des origines à nos jours, Paris, Hachette, 1982.
Gomez-Géraud, Marie-Christine, Écrire le voyage en France au XVIe siècle, Paris, PUF, 2000.
Gomez-Géraud, Marie-Christine, Les Crépuscule du Grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris, Champion, 1999.
Graboïs, Arieh, Le pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen âge, Bruxelles-Paris, De Boeck, 1998.
Julia, Dominique, « Sanctuaires et lieux sacrés à l’époque moderne », Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires, Approches terminologiques, méthodologiques, historiques et monographiques, dir. André Vauchez, Rome, École française de Rome, 2000.
Maraval, Pierre, Lieux saints et pèlerinages d’Orient. Histoire et géographie. Des origines à la conquête arabe, Paris, Cerf, 1985.
Oursel, Raymond, Pèlerins du Moyen Âge. Les hommes, les chemins, les sanctuaires, Paris, Fayard, 1978 (2ème édition)
Sigal, Pierre-André, Les Marcheurs de Dieu. Pèlerinages et pèlerins au Moyen Âge, Paris, Colin, 1974.

Référencé dans la conférence : Littérature des Grands Voyages jusqu’au XVIIIe siècle
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