La relation de voyage sur la route maritime des épices au XVIIe siècle : lieux et non lieux de la narration viatique.

Conférencier / conférencière

Le cadre de recherche dans lequel se situe mon propos est celui de l’étude des genres de la relation de voyage et plus particulièrement des voyages maritimes. Contrairement aux approches cartographique de madame Christine Bousquet-Labouërie, et d’histoire maritime et navale de l’amiral Prudhomme, mon propos sera aujourd’hui plutôt littéraire.

En dehors des grandes monographies sur de grands voyageurs comme Marco Polo, Jacques Cartier, Christophe Colomb, James Cook, Kerguelen, Segalen ou Nicolas Bouvier, la recherche sur les corpus viatiques a, depuis les années 1960, été consacrée à une série d’approches thématiques sur des sujets tels que la femme, la colonie ou l’ennui, ou à des problématiques du type anthropologique et esthétique, sur l’exotisme, le métissage, l’intertextualité ou la fictionalité. La notion de voyage fictionalisant, est, par exemple, une notion qui à tout moment contamine la narration viatique qui doit jongler entre fable, mythologie et altérité : s’exerçant à une sorte de déconstruction d’un ailleurs merveilleux il s’agit à tout moment de proposer une représentation vraisemblable du monde.

Certaines recherches ont privilégié la typologie des voyages comme vecteur d’analyse des textes considérant l’enjeu du voyage et l’identité du voyageur comme des clés d’interprétation (le voyage de découverte, le voyage d’évangélisation, le voyage de marchands, l’entreprise coloniale, les voyages de naturalistes, forment autant de catégories textuelles qui nourrissent des projets de recherches loin d’être épuisés. L’enjeu du voyage sert une approche typologique tout à fait intéressante. Si l’on retient la typologie qui distingue d’une part les « voyages religieux » (qui englobent les pèlerinages, missions, la conversion, l’exil huguenot), et d’autre part les « voyages savants » (qui englobent les naturalistes, géologues, antiquaires, les explorations scientifiques…), on se rend rapidement compte que cette typologie est pratique pour dessiner de vastes ensembles mais, à l’usage, cette catégorisation s’avère trompeuse. Les expéditions coloniales, par exemple, et les « voyages dits de marchands », compilent ces éléments englobant ainsi toutes ces catégories. A bord d’une même escadre il y a d’ailleurs différents acteurs (médecin, jésuite, astronome, gouverneur, militaire…) qui, d’une certaine manière, ont la responsabilité de ces différentes facettes du voyage. Chaque voyage est donc un voyage multiple et la mise en forme de la « Relation de voyage » tente d’en restituer les différentes tendances selon des modalités plus ou moins maîtrisées.

L’époque est aussi un élément identitaire pratique et opératoire : selon les siècles, de nouveaux modèles génériques métamorphosent les structures narratives de la relation de voyage. La construction des savoirs joue beaucoup dans cette approche et les us et coutumes des voyageurs déterminent des caractéristiques facilement repérables sur lesquelles je ne m’attarderai pas. Ces grandes catégories mériteraient d’être clarifiées pour que vous ayez une perception plus précises des grandes tendances de l’évolution des Relations de voyage dans le temps.

La définition générique au sens littéraire du terme peut-être considérée comme une manière de classer les textes et d’en identifier la portée : ces genre et sous-genres sont pour les principaux : l’histoire, le journal, la description, les mémoires, la relation ou le voyage. Ces appellations recoupent des structures narratives facilement identifiables même si bien souvent nous avons affaire à des structures hybrides qui recomposent en quasi modèles uniques, ces éléments de composition des textes. On peut donc au mieux dessiner des tendances générales au sein desquelles la part de la narration et celle de la description permettent d’évaluer des types ; ces formes de récits occupant plus ou moins de part dans le texte : le jeu des dominantes permet de les classer. Ainsi, plus la narration domine, plus l’anecdote s’impose, plus le récit d’aventure s’immisce dans la relation de voyage, plus la fiction détourne la relation de voyage de la rhétorique de l’authentique qui la caractérise et la différencie des romans. A l’inverse, plus la description domine, plus la perspective encyclopédique s’impose, plus le récit tend à devenir scientifique, et plus il se rapproche de la vérité qu’il entend dévoiler. Mais là aussi ce schématisme n’a pas grande valeur, car, comme j’ai pu le démontrer, il s’avère à l’inverse que l’anecdote a pu être considérée comme un outil d’investigation scientifique et que la description s’est révélée un piège servant la multiplication des affabulations les plus ridicules.

Si vous vous référez à la bibliographie jointe, la relation de voyage française sur la route maritime des épices peut être regroupée dans trois pôles narratifs dominants :
a) la relation (1651 à 1692 : 7 cas) : modèle narratif dominant
b) le voyage (1674 à 1722 : 6 cas) : modèle qui permet à la « relation » d’évoluer
c) le journal (3 cas tardifs alors que le modèle du journal de bord est premier, 1687 Choisy, 1698 La Haye, 1721 Challe)
Ces trois catégories se composent de modes discursifs adaptés au discours viatique mais doivent faire appel à d’autres formes mineures : nous avons donc des combinés qui fonctionnent en duo : Relation et Histoire (Flacourt 1658), Relation ou Journal (Lestra 1677), Voyage puis histoires galantes ou curieuses (Carré 1699) ; des combinés qui fonctionnent en trio, Journal, Relation puis Voyage (Dubois, 1674), Voyage et avantures puis Relation (Leguat, 1708).
Le genre impossible de la « Relation de voyage » se trouve à l’intersection entre ces différents sous-genres et ne parvient pas à imposer un régime narratif stable. Chaque texte propose un assemblage générique qui recompose, sans faire école, les données du voyage.

Les relations de voyages ont enfin été envisagées en fonction de l’aire culturelle concernée par le voyage. Dans cette optique, l’espace constitue le socle d’une analyse générique dont les principaux enjeux entendent mesurer comment la rhétorique viatique restitue l’expérience d’un lieu en fonction des savoirs établis, rétablis ou contestés. Une relation de voyage en Afrique n’a a priori rien à voir avec une Relation de voyage en Laponie ! Un voyage à la Nouvelle France ne ressemble pas à un voyage en Italie. L’espace géographique fonctionne comme une clé de définition. Le voyage aux Antilles et le voyage en Terre sainte ont leurs règles et leurs codes, de même que le voyage en Grèce ou le voyage aux Terres australes. Un ensemble de sujets permettent de les distinguer et la collection des lieux forment autant de clés de compréhension. La topologie sert de cadre à une typologie.

Mon intention aujourd’hui n’est pas d'essayer de retracer le difficile cheminement qu'a connu l'histoire de la représentation géographique du voyage aux Indes orientales sur la route maritime des épices. Ce serait trop ambitieux. Cette représentation ayant fait l’objet de tant de reconversions, par le simple fait qu’elle a du franchir énormément de barrières, matérielles et tangibles (liées au progrès de la navigation, liées aux avancées de l'exploration du monde et liées aussi à la transmission des savoirs cartographiques). A ces barrières matérielles il faut ajouter des barrières théologico-géographiques car tout théorie de la terre passe par la confrontation des Ecritures et du monde, sans parler des barrières culturelles et cela par rapport à toute une série de craintes et de phobies mais aussi d'éléments de fascination, enfin des barrières politiques avec les enjeux de pouvoir et de commerce qui en découlent. Autant dire que ce qui a été donné à voir du monde n'a été pendant très longtemps que le résultat d'une imago mundi souvent d'ailleurs theatrum mundi à la croisée entre plusieurs enjeux.
Ainsi les idées sur le monde n'ont pas grand rapport avec l'expérience qu'on a pu tirer de la rencontre de ce monde pétrie de données, données par avance, qui pré-composent ce qui va être représenté et où les mythes géographiques, les lieux imaginaires et les espaces fabulent encombrent le blanc des cartes.

J’ai analysé comment le voyage maritime induit une composition typique qui alterne des temps dédiés à l’espace-temps de la traversée et des temps dédiés à l’espace-temps de l’escale. C’est le cas de la relation de voyage sur la route maritime des épices. Il y a non seulement, les lieux mêmes de la géographie du voyage, mais il y a aussi cette répartition bipolaire entre la traversée et l’escale. Le temps de la traversée en mer est plutôt occupé par le récit d’une expérience : il s’agit-là le plus souvent d’un exercice de style. La rhétorique viatique renouvelle les textes et les témoignages : l’entrée en littérature, même intersticielle, passe par ces pages d’écriture qui transcendent le récit « du » voyage, en récit « de » voyage… L’écriture de la traversée est plutôt consacrée à cette mise en perspective dramatique du voyage qui devient épopée, roman, théâtre, méditation philosophique, poésie… Ces pages d’anthologie portent sur des moments forts liés à l’expérience viatique dans le cadre d’une mise en perspective exotique du voyage. Le récit des tempêtes, des naufrages, la récit de la cérémonie du baptême de la Ligne intègrent dans le récit de voyage des non-lieux et des lieux communs qui fonctionnent comme les noyaux d’un espace-temps essentiellement narratif.
Le temps des escales essentiellement sur des îles ou des côtes, a pour fonction de véhiculer un savoir déjà établi quitte à le ressasser jusqu’à épuisement : on assiste alors à une fossilisation épistémique des connaissances. Cette part du voyage ne sera renouvelée que par le biais des anecdotes. Voie difficile car elle met en péril l’authenticité du témoignage, l’anecdote, instrument d’une connaissance pratique du monde, ramène le savoir à l’échelle de l’expérience humaine, lui donne vie, mais le dérapage guette l’aventureur dont on ne crédite qu’avec beaucoup de circonspection la validité des propos : à beau mentir qui vient de loin… Cette confirmation du savoir occupe, de façon dominante, le récit de l’escale plus livresque qu’expérimentale. Vous le savez, le voyageur ne débarque pas toujours, voire invente l’escale lorsque celle-ci fait défaut pour compléter les éléments d’un tableau déjà organisé.

Les lieux fonctionnent comme des marqueurs identitaires qui permettent à la narration de se construire. On peut ainsi appréhender l’évolution du genre en comparant l’évolution du traitement des lieux.

Il m’est apparu une chose étrange. Le potentiel du non-lieu est tout aussi producteur de récit de voyage que celui de l’expérience des lieux. Ces non-lieux fonctionnent comme des clés identitaires qui, d’un point de vue littéraire, façonnent un type de narration viatique caractéristique de la relation de voyage sur la route maritime des épices. Ces non-lieux sont au nombre de trois, relayés par un 4e cas qui se trouve à la charnière et dont j’ai déjà parlé par ailleurs quand l’escale n’a pas lieu et que la relation de voyage rétablit, selon la logique géographique d’un périple connu d’avance, l’exhaustivité d’un ensemble d’escales. Une part de la vérité du voyage consiste dans cet inventaire des étapes d’un itinéraire. Tout manquement déséquilibre la narration viatique qui, d’une certaine manière, supplée aux défaillances d’une navigation contrariée. La logique éditoriale ne prend pas le risque d’être à la merci des avaries, des tempêtes, des courants contraires, des alizés qui détournent une escadre de son parcours obligé. La logique éditoriale suit une autre route.

Le premier non-lieu, situé en plein océan, est le seul qui soit un non-lieu issu du voyage. Totalement coupé de toute tradition culturelle ou livresque c’est un pur produit du voyage à l’époque moderne. Le passage de la Ligne, constitue un modèle fantastique dans la gestion de la dynamique d’un groupe ! Cela fait 1 mois à 1 mois et demi que le vaisseau a quitté le port de Lorient… la chaleur gagne, l’ennui, la maladie et les craintes… aucune terre en vue… pour ne pas sombrer dans le désespoir et la folie on a inventé la cérémonie du « Baptême » célébrée lors du passage de l'équateur. D'abord théâtralisée sous le signe du carnaval, elle entraîne avec elle toute une restructuration de la vision du monde. Traversée, plongée, fête et rite d'exorcisme, ce récit initiatique rythmé par plusieurs renversements symboliques, signale au-delà de l'utopie libertaire qui le caractérise, l'entrée dans un monde à l'envers. Le passage de la Ligne est en réalité précédé par toute une série d'épreuves préliminaires qui préparent le voyageur à affronter psychologiquement et physiquement la notion de frontière ultime associée à la figure des confins. Successivement les épreuves de la chaleur et des calmes provoquent l'arrêt de la navigation. Ce temps mort narratif est comblé par des passages descriptifs caractéristiques qui peu à peu débouchent sur l'apparition des maladies préfigurant l'émergence du spectre de la mort... Ce n'est qu'à l'issue de ces épreuves en quelque sorte préparatoires que la cérémonie du "Baptême" a lieu, jouant le rôle d'une renaissance proprement exotique. Le voyage vers l'Ailleurs s'organise donc autour de ce renversement spatio-temporel symbolique : la Ligne cristallisant cette frontière idéologique entre l'Ici et l'Ailleurs, entre l'ancien et le nouveau, entre la vie-menacée et la vie-retrouvée... En ce qu'elle est espace de franchissement, marquant une frontière pour l'outre-passer, et semble régie en dernier ressort par la recherche de valeurs mythiques, tel un désir d'embrasser l'univers, son passage offre un lieu de croisées et de projections : lieu-devenir du composite, de l'entrelacs, de la dualité, son franchissement annonce la rencontre de nouvelles constellations...

Le second non-lieu appartient à une géographie mythique qui, sur des bases théologiques, suppose qu’avant tout, « l'explorateur découvre ce à quoi il croyait » .

Il s’agit de l’Eden

Quand on observe comment la « conscience européenne » perçoit les cultures exotiques, on constate que l'Inde fabuleuse des conquêtes d'Alexandre a toujours hanté les esprits, même si au cours du 16e siècle, « présente par ses marchandises, mais aussi par ses hommes, l'Inde mythique devient réalité pour l'Europe tout entière » . A cette réalité historique il faut en ajouter une autre : au moment même où l'on parcourt cette Inde mythique, l'Europe redécouvre les textes de l'Antiquité : c'est la Renaissance. On assiste donc à un chassé croisé entre deux représentations : celle des textes anciens et celle des marchands et pélerins qui se sont rendus sur les lieux légendaires. En fait, plutôt que d'une découverte, il s'agit d'un « paesi nuovamente retrovati » . C'est dans ce contexte que le mythe de l'Eden participe, d'une certaine façon, à la construction d'un univers fondé sur les stéréotypes archaïques issus d'une part des perceptions grecques du monde indien et d'autre part de la représentation, à ses origines, de l'histoire de l'humanité envisagée par les textes bibliques. En fonction de ce clivage, l'expérience directe n'a pas totalement effacé l'imagerie culturelle de l'Inde mythique : au contraire, elle a favorisé la réactualisation du mythe de l'Eden aux configurations sans cesse rénovées.

Ainsi, les sites paradisiaques vont peu à peu prendre place sur les cartes mais aussi dans les esprits. Dans notre corpus nous en comptons principalement six dont l'apparition chronologique se fait dans l'ordre suivant : Sumatra, Ceylan, Madagascar, Sainte-Hélène, Bourbon et Rodrigue. Le déplacement progressif de l'espace édénique correspond à la pratique que les voyageurs français ont eu de la route des épices en fonction des stratégies commerciales et coloniales que la France a directement ou indirectement imposées. Les déplacements géographiques découlent de ces modifications historiques et idéologiques. Il fallait semble-t-il que l'Eden soit Ailleurs et l'évolution de son ancrage, cependant toujours insulaire, confirme la nécessité de sa présence incontournable. De là à ce que le voyage aux Indes orientales se transforme en une quête du paradis terrestre, il n'y a qu'un pas.

L’imagerie culturelle qui est à l'origine de la construction des différents territoires paradisiaques est également capable d'engendrer, dans un jeu des contraires, une représentation diamétralement inverse. Non loin du paradis se trouve un enfer (relais géographique), ou bien ce paradis se transforme lui-même en enfer (reconversion idéologique) préservant une représentation duelle de l'Ailleurs. Après l'Inde a priori et originellement paradisiaque, l'Inde démoniaque s'imposera ; de même l'identité malgache connaîtra un processus identique, et du paradis de la propagande et des premiers jours on passe à l’enfer d’une expérience tragique. Un système de relais principalement géographique, comme dans les cas des îles de Sainte-Hélène / et d’Ascension, des îles de Bourbon / et de Maurice, permet d'opposer le paradis et l'enfer dans une confrontation limitrophe systématique. Seule l'île Bourbon préservera tout au long du 17e siècle son identité de terre idyllique à tel point que la force et la densité de sa connotation principale ira jusqu'à proposer une variante dans l'île sœur appelée Rodrigues. Le paradis, cette fois-ci engendre un autre paradis.

Après le passage de la Ligne, la rencontre du paradis terrestre fait-elle partie d'un circuit déjà convenu ? Est-ce une halte obligée ? Expérience singulière et universelle à la fois, elle se fixe au final sur une île déserte au climat particulièrement favorable. Cette île, de nombreuses fois rebaptisée et connue au 17e siècle sous le nom de Bourbon, a été découverte au début du 16e siècle . Cette terre vierge ne fait pas partie des espaces mythiques hérités de l'Antiquité et le mythe paradisiaque qui la concerne a donc été élaboré de toutes pièces sur la base d'une expérience réelle du territoire insulaire des Mascareignes. C'est dans les années 1685, après la Révocation de l'Edit de Nantes, que le marquis Henri Du Quesne donnera naissance à un projet de République sur une île « inconnue » baptisée pour la circonstance, île d'Eden. A la fin du 17e siècle, il reprend tous les discours des précédents voyageurs qui s'y sont rendus. La description de l’espace édénique donne lieu à des exercices de récriture qui, via la compilation de textes, recompose la fresque paradisiaque.

Le 3e non-lieu porte le toponyme de Gallia orientalis qui appartient à la fantastique géographie mythique des Terres australes issue d’une monumentale spéculation cartographique.
"Il suffirait d'une grosse barque pour trajetter de Madagascar aux Terres Australes" .

Certes, le voyage aux Indes orientales n'est pas le voyage austral. Seul Flacourt l'exploite réellement ce mythe géographique et l'abbé de Choisy y fait une allusion de façon presque anecdotique.

Voyons ce qu’il en est à la lumière des trois dernières pages du chapitre sur les Avantages que l'on peut tirer en l'establissement des Colonies à Madagascar pour la Religion et pour le commerce .
Parlant de Madagascar Flacourt dit :

Cette Isle est la mieux placée qu'Isle qui soit au monde pour les commoditez que les Français en peuvent retirer, elle est dans le passage pour aller dans les grandes Indes proche du Royaume de Monomotapa, riche en or & en Ivoire ; & d'icelle l'on pourrait aller faire des découvertes dans les Terres Australes .

Mettre sur un même plan le « Royaume de Monomotapa » et les « Terres Australes » entretient la nécessité de tisser une sorte de relais géographique entre ces territoires aussi mythiques l’un que l’autre. Une analogie semble exister entre ces espaces, une filiation suffisamment nette et presque évidente autorisant la parenté et l'amalgame dans une confusion idéologique troublante. En deçà, Madagascar sert de tremplin, de pont maritime et commercial entre des terres dont la magie est bien supérieure à celle de l'île malgache. En retour Madagascar bénéficie de l'aura largement positive des Grandes Indes, ainsi que de la fascination exercée par le Monomotapa et les Terres Australes :

Ce que nous venons de remarquer icy en passant, que Madagascar peut servir d'entrepost, & de commodité pour le commerce, & pour la navigation des Indes Orientales, & des Terres Australes, mérite bien estre sérieusement considéré .

Tel un prestidigitateur, Flacourt détourne les symboles présupposant que les effets du miroir indien se réfléchissant ainsi sur Madagascar sauront, ce sont là les mérites de la propagande, illuminer l'île désormais transfigurée. Mais il faut défendre sa thèse et trouver des arguments pour ne pas donner l'illusion de rêver de destinations impossibles. Le cartographe apprenti, fidèle à la nouvelle identité qu'il n'a pas craint d'endosser, choisit des arguments géographiques. La proximité toute relative, puisque le voyage imaginé démarre à partir de Madagascar, lui servira de premier argument comme si une fois à l'autre bout du monde on pouvait devenir les voisins des plus lointaines et prestigieuses contrées :

Pour les Terres Australes, leur continent n'estant esloigné de Madagascar que de quelques semaines de traject, il seroit aisé, d'entretenir quelque léger vaisseau qui naviguerait incessamment de Madagascar dans les pays Austraux, & ce qui en viendroit chargé dans les vaisseaux qui de temps en temps doivent aller de l'Europe en Madagascar .

Proximité entraîne facilité et empressement, commodité et dynamisme. Le « léger vaisseau » devient suffisant pour relier « incessamment » l'inaccessible. Ainsi, la navigation entretenue au quotidien trace implicitement une route certes nouvelle et inédite mais dont la destination devient banale et potentiellement familière. Or, cet accès maritime n'est pas seulement rêvé par Flacourt : il se situe dans la lignée de l'école géographique de Ravenne (VIIe siècle) qui « représentait [...] l'Océan Indien comme une mer ouverte sur l'océan périphérique qui entoure les terres habitées conçues comme un même continent » . La géographie de Ptolémée, qui faisait de l'Océan Indien une mer fermée, ne fait donc plus autorité. Plus proche de l'expérience des navigateurs qui contournent l'Afrique ainsi que de l'antiquité qui, par la voix d'Hérodote, considérait la circumnavigation africaine comme une entreprise réalisable, Flacourt accède facilement et rapidement au concept des Terres Australes. De même que dans le planisphère terrestre de De-Fer, Typus orbis terrarum qui date de 1662, soit un an après la publication du chapitre de Flacourt , le continent austral est relativement proche de Madagascar : « Le planisphère représente autour de l'antarctique une vaste terre qui part de l'extrémité sud de l'Amérique (60e degré de latitude) - s'élève progressivement dans le Pacifique vers l'ouest jusqu'au 20e degré - frôle la Nouvelle Guinée sans l'inclure - dessine un golfe que coupe le Tropique du Capricorne - s'élève vers Java - puis s'abaisse brusquement et regagne en un parcours sinueux le pays des Etats près des détroits de Le Maire et Magellan, au 60e degré » . Cette représentation cartographique était en totale correspondance avec l'idée que Flacourt se faisait du continent austral ; idée héritée « de spéculations théoriques, nourries par la peur et l'attrait de l'inconnu, dont l'origine remonte à l'antiquité et que les faits parviennent difficilement à ébranler » .

Le voisinage n'est pas suffisant, et Flacourt d'utiliser un second argument géographique : l'immensité fondatrice du rêve continental :
Les advantages de cette navigation Australe ne pourraient estre petits, les contrées Australes estant d'une si vaste étenduë, qu'il est impossible qu'elles n'ayent diverses choses qui méritent estre recherchées .

Alors que les « cartes d'Oronce Finé (1531) et [...] les fameuses cartes mercatoriennes de 1538, 1541 et 1569 [...] aident à concrétiser l'hypothèse antique d'un continent immense, contrepoids nécessaire à l'équilibre du nôtre » , dès 1582, La Popellinière considérait logiquement que ce continent, qu'il baptise Troisième Monde, devait être abondant en "choses merveilleuses en plaisirs, richesses et autres commodités de la vie humaine" . Flacourt ne peut que souscrire à cet a priori favorable, immensité rimant avec diversité et richesses. Ainsi, confirmant la validité de ce concept, l'abbé Jean Paulmier écrira, un an plus tard, dans ses Mémoires touchant l'établissement d'une mission chrétienne dans le Troisième Monde, Autrement appelé, la Terre Australe, Méridionale, Antartique et Inconnue :

Car sous ce titre l'on comprend tout ce qu'il y a de terre enclavée entre l'océan Atlantique et Indique, la Mer du Lanchidol, l'Archipel de Saint-Lazare, Mar del Zur, Pacifique ou de Dames, et le détroit de Magellan .

Les contours de ce continent, véritable bouche-trou des cartes, est à la fois toujours proche des confins et accessible de toutes parts. Terre de l'extrême, il n'est cependant pas de chemin qui n'y mène assurément. L’abbé Paulmier s’enthousiasme

On luy assigne des Pays qui ne sont séparez de l'Amérique que par quelques détroits ; qu'elle s'avance vers l'Afrique ; et qu'enfin elle va pousser sa pointe jusques dans les isles de l'Asie Mineure : qu'elle commence au Pôle Antartique, et qu'elle va finir à l'Equateur, de sorte que si sa largeur était partout égale, elle contiendrait presque toute la moitié du globe, que forme ce lourd élément, qui demeure immobile et balancé au milieu des airs, par la fermeté de son propre poids

Loin de s'engager dans des développements aussi précis, Flacourt va à l'essentiel en se contentant de signaler le témoignage du voyageur Portugais Queiros : "& tous ceux qui les ont abordées nous en parlant assez avantageusement, & entr'autres Pedro Fernandez de Quir dans ses requestes en forme de Relation présentées à Philippes III Roy des Espagnes."

Si pour Flacourt, les faits et gestes de Queiros semblent suffisamment connus à son époque pour n'être pas accompagnés de plus amples explications, il nous semble nécessaire d'en rappeler brièvement les circonstances puisque c'est à la suite de ses expériences et tentatives que le mythe des Terres Australes sera à nouveau réactivé: "En 1595, Queiros avait tenté en vain un premier voyage. En 1606, il allait découvrir un pays nommé Terre du Saint-Esprit et retrouver le détroit de Torrès. Mais il devait mourir en 1614, au milieu des préparatifs de sa troisième expédition, et après de nombreuses pétitions au roi d'Espagne" . Ainsi, à propos des Nouvelles Hébrides qu'il baptise Australie du Saint-Esprit, Queiros dira au roi d'Espagne dans sa Relation : "Je peux dire [...] qu'il est impossible de trouver un pays plus délicieux, salubre et fertile" . En se référant à Queiros, Flacourt recherche des preuves contemporaines pour construire, autour de sa fresque, un climat d'authenticité. Le parallèlisme qui est ainsi induit doit permettre à son discours de franchir le handicap mythique dont il pouvait craindre l'impact destabilisateur. C'est ce qui s'appelle la recherche de la pertinence. Dès lors le merveilleux-austral est chose assurée et mesurée sous les pas d'un voyageur réel qui a su entrer dans l'histoire.

A contrario, la définition toponymique des Terres Australes n'est pas en manque. Celles-ci reçoivent une pluralité d'appellations, signe que dans ce baptême renouvellé, les terres inconnues résistent à l'emprise d'une dénomination définitive. Dans l'attente du voyage, l'exploration est tout d'abord verbale. C'est donc naturellement que Flacourt sollicite amplement le concept d'australité et/ou de méridionalité qui renvoie au pôle sud. Sur le mode d'une variation sur un même thème, on trouvera : « Indes Méridionales », « Pays Méridionaux » et « Provinces du Midy ». Comme les « Indes », les Terres Australes sont placées sur un pied d'égalité avec l'Orient et l'Amérique qui se déclinent en Indes orientales et Indes occidentales. D'après Jean Paulmier qui commente l'appellation : « Indes Méridionales, selon l'usage de leur temps, [on] appliquoit assez indifféremment le nom des Indes à tous les pays nouvellement découverts » . Quant aux termes "pays" et "provinces", ils nous intéressent en ce sens qu'ils signalent une conception socialisée des Terres Australes. En effet, c'est dans le cadre d'une géographie humaine que l'on imagine ce continent. La question pourtant cruciale, est-il habitable et habité, ne se pose même pas pour Flacourt. Les « antipodes » ou bien les « antichtones » peuplent forcément ce continent puisque Flacourt envisage d'y propager la foi chrétienne :

Mais quand il n'y auroit autre advantage à espérer que celuy de la propagation de la foy, cela devroit estre suffisant pour nous exciter à la découverte de ces amples Provinces du Midy, pour lesquelles Madagascar nous offre tant de commodités .

Les autres appellations retenues par Flacourt sont celles qui inscrivent et comptabilisent les Terres Australes à l'intérieur d'une vision globale de la planète Ces appellations sont : « troisième Continent » et « cinquième partie du Globe Terrestre plus grande que notre Europe ». Ce dernier qualificatif numérique rejoint la théorie des cinq zones de Parménide (1ère moitié du Ve siècle avant Jésus Christ) dont la signification a depuis été rénovée puisque la zone torride et les deux zones polaires sont considérées comme franchissables et habitables. Dans les deux cas, les Terres Australes sont appréhendées comme des terres certes inconnues mais que l'on peut facilement adjoindre à l'ensemble des terres connues.

Après le passage de la Ligne, après la quête de l'Eden, après l'incursion aux Terres Australes, nous constatons que l'Ailleurs-parcouru s'est momentanément confondu avec des espaces imaginaires. Dans l'équivoque subtile d'un réel imaginé et d'un imaginaire réalisé, la relation de voyage est en mesure de mener de front deux types de voyages. Les rêves du départ ne sont pas forcément annulés à l'arrivée même si, entre temps, l'expérience du voyage est venue proposer d'autres images.

CONCLUSION

Le discours viatique se fonde paradoxalement sur un énoncé intertextuel qui « met en péril la validité référentielle » du rapport au monde né du voyage. Ce rapport écrit précède et instruit le rapport sensible de l’expérience des lieux alors même que le récit de voyage n’est bien souvent qu’un « itinéraire à travers les textes », le monde « un vaste livre » et le voyage un déchiffrement.

Il arrive parfois que l’intensité du lieu résiste aux mots et que les non-lieux occupent plus ou autant de place dans la narration viatique que les lieux mêmes du voyage. Le texte tisse, en marge du voyage, une autre géographie, parallèle ou en creux.

Bibliographie:

Linon-Chipon, Sophie, _Gallia orientalis (1529-1722). Poétique et imaginaire d’un genre en formation_, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003 (col. « Imago mundi » 5)

Référencé dans la conférence : La littérature de la mer
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