L’art de la découverte comme art de voyager : l’utopie viatique à la française

Conférencier / conférencière

L’art de la découverte comme art de voyager :
l’utopie viatique à la française

1) Qu’est-ce que le voyage aux Indes orientales sur la route maritime des épices ?
2) Le voyage de découverte : l’épopée lusophone
3) La découverte du voyage : l’expérience française
4) L’invention de la découverte : Gallia orientalis

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1) Qu’est ce que le voyage aux Indes orientales sur la route maritime des épices ?

C’est un voyage dans un espace hétérogène et total.
C’est un voyage immense qui va de l’hémisphère Nord à l’Hémisphère Sud.

Le voyage aux Indes orientales va d’Europe en Asie, du vieux monde connu vers un autre vieux monde reconnu et dont la connaissance livresque est considérable.

Entre ces deux extrêmes, le voyage aux Indes orientales nous conduit dans des mondes nouveaux totalement inconnus.

Ce voyage englobe 2 océans (l’océan Atlantique peu connu du moins pour la partie de l’hémisphère Sud, et l’océan Indien quasiment inconnu sinon par les légendes qui circulent depuis le XIVe siècle dans les bests sellers de l’époque [Mirabilia descripta de Jordan Cathala de Séverac (1329), le Libro del conoscimiento (tour du monde imaginaire) et les Voyages de Jean de Mandeville].

La particularité de l’espace parcouru est de présenter une géographie essentiellement composée d’îles (Ascension et Sainte Hélène dans l’Atlantique / Madagascar, Comores, Mascareignes, Maldives, Socotra, Ceylan et Sumatra dans l’Océan Indien).

C’est un voyage qui contourne l’Afrique mais qui n’est jamais un voyage en Afrique : on n’en connaît que les caps (Cap Vert, Cap de Bonne Espérance) ; c’est un voyage en Inde dans les limites d’une connaissance côtière limitée à quelques comptoirs sur les côte du Coromandel, du Malabar et dans le golfe du Bengale.

C’est enfin un voyage à la fois dans des zones inhabitées (les îles désertes d’Ascension, de Sainte Hélène, de Rodrigues, de Bourbon…, et certains atolls des Maldives), et dans des zones habitées par des civilisations dont le niveau de développement est variable (la découverte des populations hottentotes présente par exemple une civilisation qui n’a rien de commun avec celle des populations du Bengale…

On pourrait dire que le voyage aux Indes Orientales sur la route maritime des épices est un voyage complexe sinon impossible.

Sa logique et sa cohérence sont celles d’un objectif commercial maîtrisé qui propose une alternative positive : on évite les périls des caravanes sur la route du Levant et les risques de perdre une cargaison dont l’importance est réduite par les conditions même du voyage.

Pratiquée jusqu’au XVIIe siècle, la route du Levant (via la Méditerranée et le Moyen Orient) est un périple mixte, à la fois terrestre et maritime, qui oblige de passer par de nombreux intermédiaires (à terre comme en mer) qui, au fur et à mesure, taxent les marchands.

L’idée d’aller directement s’approvisionner aux Indes orientales avec ses propres navires a séduit les voyageurs Portugais qui ont vu dans cette voie un moyen plus sûr et plus rentable de faire le commerce des épices : la menace des tempêtes, des batailles navales, des risques liés à une navigation incertaine, ont paru moindre que les risques liés au voyage sur la route du Levant… et le rapport économique a paru plus avantageux !

L’alternative du voyage sur la route maritime des épices est donc particulièrement audacieuse et novatrice puisqu’elle va obliger en quelque sorte les Portugais à changer la face du monde : l’aspiration économique est le moteur d’une révolution géographique majeure aussi importante que la découverte de l’Amérique : moins spectaculaire certes car transformiste et non créationniste. Le puzzle des continents est redessiné.

2) Le voyage de découverte : l’épopée lusophone

Le voyage aux Indes orientales, tel que les Français l’expérimentent, n’est donc pas un voyage de découverte. La « découverte » appartient aux Portugais. Il faudrait dire LES découvertes. Ces découvertes permettent de modifier de façon radicale l’imago mundi à partir de la fin du XVe siècle :

- la zone inhabitable (théorie de Parménide)
- l’Afrique contournable (la corne de l’Afrique, Djibouti, rejoint l’Asie) : continent non pas horizontal mais vertical !
- l’Océan Indien ouvert (mare indicum, mare clausum)
- une route commerciale (1434 cap Bojador, 1446 cap Vert, 1488 cap des Tempêtes (Diaz), 1497, Vasco de Gama rejoint Calicut en Inde en longeant la côte orientale de l’Afrique, sans voir la Grande île de Madagascar qui ne sera abordée par les européens qu’en 1506).
- on ne navigue plus à vue (la volta)

3) La découverte du voyage : l’expérience française

Les Français suivent une route déjà tracée, déjà balisée.

Qui sont ces Français ?

Des marins peu cultivés, des soldats, des marchands, des gardes de la marine, des gouverneurs, des généraux, des ambassadeurs, des écrivains de navires, des astronomes, des poètes, des savants curieux, des missionnaires, des jésuites, des huguenots en exil…

Qu’est ce que la relation de voyage française sur la route maritime des épices ?

Il existe trois formes dominantes :
a) la relation (1651 à 1692 : 7 cas))
b) le voyage (1674 à 1722 : 6 cas)
c) le journal (3 cas tardif, 1687 Choisy, 1698 La Haye, 1721 Challe)

Ces trois sous-genre se composent de modes discursifs adaptés au discours viatique mais doit faire appel à d’autres formes mineures : nous avons donc des combinés en duo : Relation et Histoire (Flacourt 1658), Relation ou Journal (Lestra 1677), Voyage puis histoires galantes ou curieuses (Carré 1699) ; des combinés en trio, Journal, Relation puis Voyage (Dubois, 1674), Voyage et avantures puis Relation (Leguat, 1708).

Le genre impossible de la « Relation de voyage » se trouve à l’intersection entre ces différents sous-genres et ne parvient pas imposer un régime narratif stable. Chaque texte propose un assemblage générique qui recompose les données du voyage.

Cette « relation de voyage », genre fantôme pour ainsi dire, occupe deux fonctions essentielles :

- première fonction : véhiculer un savoir déjà établi quitte à le ressasser jusqu’à épuisement : on assiste alors à une fossilisation épistémique des connaissances. Cette part du voyage ne sera renouvelée que par le biais des anecdotes, voie difficile car elle met en péril l’authenticité du témoignage : c’est en effet un des nombreux paradoxes de la littérature viatique : l’anecdote, instrument d’une connaissance pratique du monde ramène le savoir à l’échelle de l’expérience humaine, lui donne vie, mais le dérapage guette l’aventureur dont on ne crédite qu’avec beaucoup de circonspection la validité des propos : à beau mentir qui vient de loin… Cette confirmation du savoir occupe de façon dominante le récit de l’escale plus livresque qu’expérimentale. Le voyageur ne débarque pas, voire invente l’escale lorsque celle-ci fait défaut pour compléter les éléments d’un tableau déjà organisé.

- deuxième fonction : faire le récit d’une expérience : il s’agit-là le plus souvent d’un exercice de style. La rhétorique viatique renouvelle les textes et les témoignages : l’entrée en littérature, même intersticielle, passe par ces pages d’écriture qui transcendent le récit « du » voyage, en récit « de » voyage… L’écriture de la traversée est plutôt consacrée à cette mise en perspective dramatique du voyage qui devient épopée, théâtre, méditation philosophique, poésie…

Ces pages d’anthologie portent

sur des moments forts liés à l’expérience viatique :

o des événements : les tempêtes, les naufrages, la cérémonie du baptême de la Ligne
o des éléments caractéristiques de la mise en perspective exotique du voyage
- la chaleur
- les femmes
- les Hottentots
- l’Eden

4) L’invention de la découverte : Gallia orientalis

Dans le cadre de la Compagnie française des Indes Orientales, les voyages sont supposés être ceux de marchands. Cependant, dans le contexte français, ce sont les aspects politiques et l’ambition coloniale qui l’emportent.

Si l’on retient la typologie qui distingue les « voyages religieux » (pèlerinages, missions, conversion, exil huguenot), les « voyages savants » (naturalistes, antiquaires, explorations scientifiques…), les « voyages dits de marchands » compilent ces éléments. On se rend rapidement compte que cette typologie est pratique pour dessiner de vastes ensembles mais, à l’usage, cette catégorisation s’avère trompeuse. Les expéditions coloniales, par exemple, peuvent englober toutes ces catégories. Quant à la notion de voyage fictionalisant, c’est une notion qui à tout moment contamine de la narration viatique qui doit jongler entre fable, mythologie, altérité : s’exerçant à une sorte de déconstruction d’un ailleurs merveilleux il s’agit à tout moment de proposer une représentation vraisemblable du monde.

A bord d’une même escadre il y a d’ailleurs différents acteurs (médecin, jésuite, astronome, gouverneur, militaire…) qui, d’une certaine manière, ont la responsabilité de ces différentes facettes du voyage. Chaque voyage est donc un voyage multiple et la mise en forme de la « Relation de voyage » tente d’en restituer les différentes tendances selon des modalités plus ou moins maîtrisées.

L’expérience française sur la route maritime des épices semble ne pas pouvoir se satisfaire de suivre la voie tracée par les Portugais. Elle a besoin, pour motiver un engouement faiblard, de construire un arrière plan idéologique fort.

Le voyage français sur la route maritime des épices propose, comme en appendice, comme pour compenser ses fiascos répétés, comme substitut du voyage raté, l’histoire d’un voyage qui n’existe pas sur un continent qui n’existe pas.

La découverte inventée d’un continent imaginaire va donc nourrir le projet colonial français à Madagascar qui, malgré ses échecs, constitue le socle essentiel de cette projection fantastique.

L’expérience vécue par les Français est si décevante qu’il faut y substituer une expérience imaginaire à la mesure de leur ambition. L’invention d’une découverte s’impose… comme s’il ne pouvait y avoir de véritable voyage sans découverte.

Un voyage digne de ce nom, accompli dans les règles de l’art, dans les règles d’un art de voyager, doit proposer le récit d’une découverte.

Référencé dans la conférence : Découverte du voyage, voyages de découverte
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