La flibuste est une activité tout à fait différente de la course en Méditerranée par ses manifestations, par son objet et, donc, par les relations que l’on en conserve. Elle s’effectue dans la partie occidentale de l’Atlantique, entre les îles de la Caraïbe et le continent américain. Elle est pratiquée par des marins dits « aventuriers », d’origine hollandaise, anglaise et française pour l’essentiel, contre les possessions et les navires espagnols. Vers 1630, elle installe des bases terrestres dans l’île de la Tortue et sur la côte nord-est de Saint-Domingue. Le terme de « flibustier » viendrait du hollandais et signifierait « libre butineur ». On parle aussi de « boucaniers», car les flibustiers pratiquaient la chasse du bœuf sauvage dont ils fumaient la viande, le « boucan ». Organisés en petite république apparemment égalitaire, mais surtout d’une totale sauvagerie, ils pillent tout ce qu’ils trouvent en mer et sur les côtes. Ce sont des pirates au sens strict, même s’ils bénéficient parfois de lettres de courses lors des conflits européens qui ont leur suite dans ces régions. Le flibustier est une espèce de héros noir, négatif : il est le personnage principal des récits de flibuste. Contrairement aux récits de la course en Méditerranée dont les héros sont de pauvres et glorieux captifs qui résistent à la conversion forcée et sont victimes des « Barbaresques », les récits de la flibuste présentent un univers d’une totale immoralité où seuls les instincts les plus bas ont droit de cité et de survie. Dans l’univers fictionnel contemporain où le héros est toujours positif et la morale sauve, même au prix de diverses contorsions, la littérature de la flibuste, qui eut un succès énorme en Europe à partir des années 1680, est une forme développée de la nouvelle « véritable », petits faits vrais publiés alors dans un périodique parisien comme le _Mercure galant_, sous le couvert de l’authenticité, qui n’est jamais morale comme l’on sait. L’_Histoire des aventuriers qui se sont signalés dans les indes_ d’Alexandre Exquemelin, évoquée dans ces séminaire par Patrick Villiers est évidemment un chef-d’œuvre qui a nourri depuis la fin du XVIIe siècle le mythe flibustier dans la littérature et dans le cinéma, souvent par l’intermédiaire de son développement anglais chez Daniel Defoe, le père de Robinson Crusoé dont les premières pages sont inspirées d’une aventure flibustière (_The Life and Strange Surprizing Adventures of Robinson Crusoe, of York, Mariner_ , 1719 ; _A General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates_, 1724). Exquemelin est un observateur des pratiques de la flibuste, dont il fait un récit apparemment extérieur. Ce n’est pas le cas de Raveneau de Lussan qui publie à Paris en 1689 le _Journal d’un voyage fait à la mer du sud_, titre assez anodin concernant un voyage dans le Pacifique, dont le manuscrit original conservé aux archives de la Marine a été publié par Patrick Villiers. De fait, il s’agit d’un véritable récit de flibuste : Parisien cultivé et à l’occasion corsaire légal, Raveneau de Lussan narre au jour le jour des aventures qu’il dédie au marquis de Seignelay, secrétaire d’État à la Marine et fils de Colbert – le même qui protégeait Robert Challe. Le sujet principal est la prise en 1685-1685 par les flibustiers de Panama, possession espagnole, en passant par le Pacifique et la voie terrestre. Son «ambition n’est point de passer pour auteur » (Préface), mais son « humeur ambulante » trace un portrait de la flibuste assez différent de celui fourni par Exquemelin. Le quotidien des flibustiers n’a rien d’exceptionnel : attente morne entre deux expéditions, calme et anxiété avant le combat, ennui, maladies. Son ouvrage, à la manière des récits de voyages classiques, comporte aussi des petits traités sur la faune et la flore, voire une ethnologie primitive sur les Indiens caraïbes. Le récit a une coloration plutôt sombre. La première synthèse sur la « flibuste » est d’ailleurs antérieure à ces deux récits. Entre 1667 et 1671, Jean-Baptiste du Tertre publia à Paris trois volumes d’une _Histoire générale des Antilles habitées par les Français_, qui se présente comme une fresque « sincère et véritable » sur les « aventuriers français » dont il oppose les pratiques à la barbarie et à la cruauté espagnoles. La fiction elle-même s’était déjà emparée de ces héros noirs de l’aventure maritime. Dans un recueil de nouvelles anonymes publié à Rouen en 1678 _Les Nouvelles de l’Amérique ou le Mercure américain_, on voit naître les premiers échos fantasmatiques de la flibuste : L’ « Histoire de don Diego de Rivéra » présente un Espagnol qui se révèle à lui-même en intégrant la flibuste française ; l’ « Histoire de Mont-Val » évoque un gentilhomme normand qui trouve sa voie en devenant flibustier et en pillant Maracaïbo avec les moins recommandables des « aventuriers » qui pratiquent selon l’auteur anonyme un « honnête métier » ; _Le Destin de l’homme ou les Aventures de dom Barthelemi de la Cueba » offre le portrait d’un hidalgo espagnol déclassé, qui devient boucanier, puis flibustier avec l’illustre Morgan: c’est l’occasion d’une description bien documentée (par qui ?) de la vie à la Caraïbe. Á la même époque ou un peu plus tard, se développent des nouvelles « véritables », courtes et prétendument fondées sur des faits vrais traitant des captifs en Méditerranée : _La Provençale_ de Jean-François Regnard, nouvelle publiée posthume en 1731 sur des faits de 1678 arrivés à l’auteur (capture par le corsaire Mezzo-Morto et séjour à Alger), les _Nouvelles africaines_ (1707) d’Eustache Le Noble : héroïne capturée au large d’Antibes et aventures galantes à Alger, ou noble vénitien esclave à Tunis, ou, encore, prince espagnol captif en Égypte. Les récits d’aventuriers ou de captifs contribuent à revivifier et à diversifier la notion de « héros de roman » installée dans la littérature par l’âge du classicisme triomphant.
Référencé dans la conférence : Séminaire M1FR436B/ M3FR436B : Littératures de l’aventure (XVIe-XVIIIe siècles)
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