Entre sarmatisme et Lumières : le Grand Tour des élites polonaises au XVIIIe siècle

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Le Grand Tour est pratiqué par les élites de la République de Pologne depuis la Renaissance. Au dix-septième siècle il concerne surtout les enfants de magnats ainsi que les membres du clergé. Les destinations choisies obéissent le plus souvent à des orientations politiques, religieuses correspondant aux intérêts de ces grandes familles. Rome mais aussi La Haye, Berlin, Paris, Vienne, Madrid, entre autres, constituent des étapes obligées de ces voyages dans lesquels la connaissance des hommes s’allie à celle de la culture, de la langue. Les facteurs politiques propres à la Pologne déterminent ces choix. L’élection du roi par la noblesse et les interrègnes qui entretiennent les multiples surenchères, le règne de rois d’origines étrangères, tous ces facteurs entraînent la naissance de nombreux réseaux qui guident les premiers pas dans le monde des jeunes gens de bonnes familles. Avec l’arrivée de deux reines françaises et leur volonté d’intervenir dans les choix politiques de ce pays de nouvelles alliances se dessinent. Dès lors Paris, puis Versailles tendent à rivaliser avec d’autres destinations plus traditionnelles, il s’agit de découvrir la culture de ce nouveau partenaire et de sonder les intentions de ses dirigeants. L’éclat du Roi Soleil, la place éminente qu’occupe alors la France dans le concert des nations suscitent de plus en plus d’intérêt. Le sarmatisme, idéologie triomphante de la noblesse au XVIIe siècle ne semble guère freiner ces élans. Si à l’intérieur du pays il exalte les vertus nationales et encourage un certain repli parfois teinté d’ostracisme à l’égard de ce qui est étranger, les membres des grandes familles ne se privent pas, quand ils le peuvent, d’effectuer leur grand tour. Le principal obstacle à ces déplacements est sans doute d’ordre pécuniaire, les voyages vers l’ouest de l’Europe sont dispendieux et les conditions dans lesquelles ils se déroulent sont éprouvantes.
Ces déterminismes se maintiennent au début du XVIIIe siècle. D’autres réseaux gagnent en importance, la franc-maçonnerie au début de ce siècle présente plusieurs avantages, elle permet d’échanger des points de vue et surtout d’offrir des espaces de sociabilité dans lesquels le jeune magnat pourra rencontrer des personnalités jouant un rôle important dans leurs pays respectifs. Le rôle du préceptorat est également déterminant : fréquemment le jeune homme se déplace avec son précepteur, celui-ci le guide, le conduit le plus souvent vers son propre pays. Cette augmentation des voyages provoque des inquiétudes notamment chez les jésuites, éducateurs privilégiés et gardiens de l’identité sarmate. Elles se prolongent avec l’adoption de certaines modes, coutumes ou habitudes. Le vêtement à la française est perçu comme le signe d’un perte de l’identité nationale, le recours à des précepteurs étrangers est considéré comme un danger pour la jeunesse. Derrière ces crispations se profilent des constantes de la société polonaise.
Ces différents facteurs déterminent le choix des itinéraires. Ceux-ci peuvent obéir à des considérations d’ordre politique, les intérêts nationaux et les enjeux internationaux étant étroitement liés, on se rendra à Dresde, capitale des Électeurs de Saxe, rois de Pologne de 1697 à 1763. Vienne et Berlin représentent également des destinations privilégiées en raison du rôle prépondérant que jouent l’Empereur et le roi de Prusse dans cette partie de l’Europe. Plus éloignée, la France est également présente. Le mariage de Louis XV avec la fille du roi Stanislas Leszczynski donne une nouvelle impulsion à l’influence française, qui tente en vain de proposer un roi à l’élection de 1764. Ne pouvant intervenir sur le choix du souverain, elle alimente le courant « républicain » et inspire, durant la période révolutionnaire, un certain nombre de réformateurs radicaux. Le voyage en France a également pour but d’acquérir un certain savoir-vivre et aussi des connaissances, dans les domaines scientifiques et artistiques. Plus traditionnel, le voyage en Italie s’inscrit dans une certaine continuité, religieuse et artistique, les relations avec le Vatican occupent une place importante dans la diplomatie polonaise et le goût pour l’antique ne cesse de se développer. Pour des raisons plus idéologiques, le déplacement s’impose dans des pays considérés par les élites polonaises comme des alliés naturels en raison de la forme « républicaine » de leur gouvernement. Ainsi la Hollande et surtout la Suisse connaissent un certain engouement, encouragé, pour la seconde, par l’activité en Pologne de citoyens suisses respectés, assurant souvent la charge de précepteurs auprès des grandes familles. On remarquera que ces pays ont été des relais importants du protestantisme polonais au XVIe siècle. L’Angleterre, monarchie parlementaire, bénéficie également d’un préjugé favorable. Les progrès qu’elle connaît suscitent l’intérêt d’une élite qui, avec l’élection de Stanislas Auguste en 1763, souhaite promouvoir les Lumières sans pour autant renoncer à ses particularités.
Les retombées de tels voyages sont nombreuses. Stanislas Auguste, le dernier roi de la Pologne indépendante en est sans doute le meilleur symbole : il met en place un mécénat, une politique éducative, des manufactures, des réformes économiques qui s’inspirent des exemples observés lors de ses voyages. Il suit également les conseils donnés par des « experts » rencontrés dans ces pays et qu’il a pu parfois inviter à Varsovie. Les résistances suscitées par ces innovations, s’appuyant sur les traditions les plus figées du sarmatisme, elles-mêmes encouragées par les menées de ses puissants voisins ont cependant eu raison de son règne et de la République du Nord. Néanmoins, en facilitant la formation scientifique d’une élite plus nombreuse, le dernier roi a permis le maintien d’un lien avec la connaissance et sa diffusion, conditions indispensables à la survivance, par delà les tragédies, de la nation qu’il avait souhaité réformer.
Le Grand Tour des élites polonaises au XVIIIe siècle, en assurant la circulation des hommes et des idées, permit à la République du Nord de se doter des moyens intellectuels nécessaires pour maintenir sa place, malgré sa disparition, parmi les nations européennes.

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Référencé dans la conférence : Séminaire M1FR436A et M3FR436A : Voyages d’Europe (XVIe-XIXe siècles)
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