Entre « dire le monde » et « se dire » à propos des voyages de photographes de la deuxième moitié du XXe siècle.

Conférencier / conférencière

Résumé.

Des Américains (1958) de Robert Frank à D’une mer l’autre (2002) de Thierry Girard s’est constitué au cours du dernier demi-siècle un genre photographique nouveau qui touche au voyage comme au reportage d’auteur et que l’intervention de Danièle Méaux tente de circonscrire et de définir.
L’un de ses premiers critères de définition est la thématisation du déplacement comme expérience itinérante. Le terme d’expérience ne renvoie pas tant à un vécu qu’à une reconstruction, proche de la fiction, et qui est le fait de la subjectivité de l’observateur - opérateur itinérant. Cette conception est historiquement attestée par plusieurs publications : L’Eté dernier, manifeste photobiographique de Gilles Mora et Claude Nori, et le reportage photographique de Raymond Depardon en 1981 dans le quotidien Libération. La photographie fait alors événement par elle-même en ce qu’elle témoigne de la sensibilité de son auteur. Conformément à sa nature d’empreinte photochimique, la photographie vaut comme trace d’une expérience de présence au monde.

Danièle Méaux s’intéresse alors à détailler quelques traits récurrents de ces photographies de voyage, comme le jeu entre le proche et le lointain, instauré par la mise au point fluctuante entre l’avant et l’arrière-plan. Ces effets fonctionnent comme des bornes de plus ou moins grande proximité, ils marquent les lisières de l’espace représenté. Les fréquents échanges des regards photographiés par Max Pam dans Going East, qui contreviennent à la doxa du genre photographique, servent également à circonscrire la scène photographiée en évoquant un hors champ. Quant aux verticales récurrentes de Raymond Depardon, elles aboutissent au même résultat en clivant le regard. Ce battement entre le proche et le lointain, entre l’ici et le là-bas, entre maintenant et après renvoie à l’existence d’un sujet percevant.

Un autre trait tient à la notion de cadrage. Il peut s’agir d’encadrements immobiles qui apparaissent comme des doubles de la découpe photographique et rappellent l’importance de l’acte voir et donc la présence du photographe. Ou d’un autre topos, plus propre à la modernité : la prise de vue depuis un habitacle mobile. La perception est latérale dans le cas du train, ou frontale depuis une voiture. Ce sont autant de métaphores de l’appareil photographique léger et mobile, habitacle obscur troué sur le monde, et pour poursuivre ce mouvement analogique une métaphore du sujet percevant invisible mais implicitement désigné.

Un dernier trait correspond à l’ensemble des images ratées, c’est-à-dire qui s’écartent des normes habituelles, mais qui sont transfigurées par le photographe. Cette esthétique de l’erreur use de l’accident, de l’erreur, du défaut technique comme d’un modèle de découverte formelle (phénomène partagé par les avant-gardes). Le livre de Robert Frank en 1958 manifeste cette esthétique de la malfaçon par des textures granuleuses, des décadrages, des déformation périphériques dû à l’emploi de grand angle, bref l’effet dirty si absent de la straight photography en faveur à l’époque. Ce que suggèrent ces photographies imparfaites est à nouveau la coprésence physique du photographe et du monde, qui peut être résumée dans la citation de La Fontaine : « J’étais là, telle chose m’advint ». Ressemblance et sentiment de réalité ne vont pas forcément de pair. L’imperfection, nous avait déjà appris Serge Tisseron, suggère la contingence et la précarité de la chose vue et perçue. L’absence d’apprêt apporte une garantie quant à l’authenticité et la force de l’émotion subjective.
Le photographe accepte la perte de maîtrise, est ouvert à l’accident et au dépaysement. C’est là cette esthétique renvoie à une éthique, et que l’erreur et l’errance se rejoignent. L’erreur photographique renvoie à l’errance voyageuse. Si ces livres donnent à voir des réalités sociales et géographiques particulières, ils sont aussi des exercices d’attention au réel, des expériences qui engagent l’être de manière forte. L’avivement de la conscience de soi entraîne un questionnement sur soi.

D’ailleurs, un autre point commun entre ces ouvrages est que le vagabondage situe l’être en rupture avec une société contraignante. Depuis la Beat Generation, contemporaine du travail de Robert Frank, et avec des nuances, le voyage de photographe comporte toujours une dimension initiatique à vocation existentielle. C’est le cas avec Raymond Depardon qui se détache de la pratique du reportage pour se concentrer sur sa propre subjectivité.

Cette présence forte du sujet ne contrevient pas à la fonction épistémique du voyage. Le sujet itinérant suggéré à partir des photographies renvoie au photographe réel mais ne s’y confond pas. La présence forte d’un sujet en creux implique l’adhésion du lecteur enclin à se projeter dans une expérience affectée d’un haut coefficient de généralité. L’être itinérant supputé appartient à une fiction bâtie par le livre et par la relation au lecteur.

Bibliographie:

- Robert Frank, "Les Américains", Delpire, 1958.
- Bernard Plossu "Le Voyage mexicain 1965-1966", Contrejour, 1979.
- Max Pam, "Going East", Marval, 1992.
- Raymond Depardon, "Errance", Seuil, 2000.
- Raymond Depardon, "Correspondance new-yorkaise", Editions de l'Etoile, 1981.
- Sluban Klavidj, "Transverses", MEP, 2002
- Thierry Girard, "D'une mer l'autre", Marval, 2002.
- Jean-Claude Belégou, "Erres", Les Cahiers de la photographieé, 1994.

Référencé dans la conférence : Journalisme et relation de voyage au tournant des XIXe et XXe siècles
Date et heure
Époque
Localisation
Documents
Fichier audio