Alors que le XVIIIe siècle est souvent considéré comme « le siècle des romans » (Saint-Quenain, « Préface », le Prince aventurier, ou le Pèlerin reconnu, Amsterdam, 1741), un discours critique associe, durant tout le siècle, le genre romanesque à la dégénérescence du « bon goût » et de la morale au sein de la République des Lettres. Quand Voltaire, poète et philosophe, ne voit que « puérilités » dans le roman (Essai sur la poésie épique, 1726), Marmontel tient le genre romanesque pour une forme de poésie dégénérée (Essai sur les romans considérés dans leur côté moral, 1787).
Pourtant nombre d’auteurs vont défendre le roman, en introduisant une nouvelle façon d’écrire l’aventure, en créant des personnages plus proches de leurs lecteurs, des héros susceptibles de répondre à leurs attentes d’action et d’exotisme, ainsi qu’à leurs interrogations sur la société contemporaine. Les romanciers trouvent une source fertile d’inspiration dans les batailles navales, les hasards offerts par l’aventure sur les mers et les personnages de pirates ou de flibustiers, popularisés par l’Histoire des aventuriers (1686, en traduction française) d’Exquemelin. En intégrant les aventuriers des mers, le genre romanesque allait quitter « le pays de Romancie » de l’époque baroque (G. H. Bougeant, Le Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie, 1735) pour s’inscrire plus aisément dans les réalités du temps.
Bibliographie
Textes
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Exemplier
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Endurcis-toi le cœur : sois arabe, corsaire,
Injuste, violent, sans foi, double, faussaire.
Ne va point sottement faire le généreux :
Engraisse-toi, mon fils, du suc des malheureux ;
Et, trompant de Colbert la prudence importune,
Va par tes cruautés mériter la fortune.
Voltaire, article « Alger », in Questions sur l’Encyclopédie, 1ère partie, 1770.
La philosophie est le principal objet de ce dictionnaire. Ce n’est pas en géographes que nous parlerons d’Alger, mais pour faire remarquer que le premier dessein de Louis XIV, lorsqu’il prit les rênes de l’État, fut de délivrer l’Europe chrétienne des courses continuelles des corsaires de Barbarie. […] Les détails de cette expédition d’Afrique se perdent dans la foule des guerres heureuses ou malheureuses faites avec politique ou avec imprudence, avec équité ou avec injustice. Rapportons seulement cette lettre écrite il y a quelques années à l’occasion des pirateries d’Alger.
« Il est triste, monsieur, qu’on n’ait point écouté les propositions de l’ordre de Malte, qui offrait, moyennant un subside médiocre de chaque État chrétien, de délivrer les mers des pirates d’Alger, de Maroc, et de Tunis. […] Ils croisent même jusqu’aux Canaries, et jusqu’aux Açores. Leurs milices composées d’un ramas de nations, anciens Mauritaniens, anciens Numides, Arabes, Turcs, Nègres même, s’embarquent presque sans équipages sur des chebecs de dix-huit à vingt pièces de canon: ils infestent toutes nos mers comme des vautours qui attendent une proie. S’ils voient un vaisseau de guerre, ils s’enfuient: s’ils voient un vaisseau marchand, ils s’en emparent; nos amis, nos parents, hommes et femmes, deviennent esclaves, et il faut aller supplier humblement les barbares de daigner recevoir notre argent pour nous rendre leurs captifs. Quelques États chrétiens ont la honteuse prudence de traiter avec eux et de leur fournir des armes avec lesquelles ils nous dépouillent. On négocie avec eux en marchands, et ils négocient en guerriers. »
Saint-Quenain, Le Prince avanturier, ou le pèlerin reconnu, Amsterdam, Le Sieur, 1743, « Préface », p. 1-2.
Il me semble qu'il n'y a point eu de siècles où les Romans aient été plus décriés & en même temps plus recherchés que dans le nôtre. Depuis cinquante ans , & longtemps avant, c'est à-dire, depuis que les Belles Lettres ont repris en France le lustre qu'elles avaient chez les Anciens, on a fait une guerre continuelle aux contes & aux fictions Romanesques & on a employé jusqu'ici qu'ici d'inutiles efforts pour arrêter le progrès d'un genre d'écrire, funeste pour l’ordinaire aux bonnes meurs, & plus souvent contraire au bon goût ; C'est un torrent qui a tout inondé,- la plume des Savants ne lui oppose que de faibles digues. L’oisiveté de la plupart des Jeunes gens, & la curiosité qui règne chez le beau Sexe lui donnent un libre cours. Nous regardons le siècle de Louis XIV, comme l'Âge des beaux arts, des sciences, & de la bonne littérature. Le nôtre aura peut-être chez nos descendants le seul titre de siècle des Romans.
[…] Une Histoire de Louis le Grand sera moins désirée, & moins lue. Les Romans sont de mode, il suffit ; les Scuderis travaillent ; leurs folles visions sont payées au poids de l’or. Le Libraire les débite avec espoir de succès, il n'est point trompé. Le Public achète, il faut passer le temps. Pour son argent il a de beau papier en beaux caractères. Voilà de quoi lui réjouir la vue, & c'est aussi tout l’avantage qu'il retire. Mais s'il est content, pourquoi ne le pas satisfaire.
Voltaire, Essai sur la poésie épique, 1726, in OC, éd. Beuchot, Paris, Didot, 1834, t. 10, p. 491.
La méthode est la qualité dominante de nos écrivains. On cherche le vrai en tout : on préfère l'histoire au roman ; les Cyrus, les Clélies & les Astrées ne sont aujourd'hui lus de personne. Si quelques romans nouveaux paraissent, & s'ils font pour un temps l’amusement de la jeunesse frivole, les vrais gens de lettres les méprisent.
Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, in OC II, éd. Gagnebin, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1964, p. 5-6.
Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. […] Jamais fille chaste n'a lu de romans ; et j'ai mis à celui-ci un titre assez décidé pour qu'en l'ouvrant on sût à quoi s'en tenir. Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page est une fille perdue : mais qu'elle n'impute point sa perte à ce livre; le mal était fait d'avance.
Honoré d’Urfé, L'Astrée de messire Honoré Durfé [-d'Urfé]. 1ère [-3e] partie, Paris , chez T. Du Bray, 1615-1627, Livre Deuxième, p. 49.
La fontaine de la vérité d’amour, source à la vérité merveilleuse, car par la force des enchantements l’amant qui s’y regardait, voyait celle qu’il aimait et que s’il était aimé d’elle, il s’y voyait auprès, que si de fortune elle en aimait un autre, l’autre y était représenté et non pas lui, et parce qu’elle découvrait les tromperies des amants, on la nomma la vérité d’amour.
Voltaire, Le Taureau Blanc, in Contes et romans, éd. F. Deloffre, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1979, p. 553.
Tous ces contes-là m'ennuient, répondit la belle Amaside, qui avait de l'esprit et du goût. […] Les contes qu'on pouvait faire à la quadrisaïeule de ma grand'mère, ne sont plus bons pour moi qui ai été élevée par le sage Mumbrès, et qui ai lu l'Entendement humain du philosophe égyptien nommé Locke, et la Matrone d'Éphèse. Je veux qu'un conte soit fondé sur la vraisemblance, et qu'il ne ressemble pas toujours à un rêve. Je désire qu'il n'ait rien de trivial ni d'extravagant. Je voudrais surtout que, sous le voile de la fable, il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire. Je suis lasse du soleil et de la lune dont une vieille dispose à son gré, des montagnes qui dansent, des fleuves qui remontent à leur source, et des morts qui ressuscitent ; mais surtout quand ces fadaises sont écrites d'un style ampoulé et inintelligible, cela me dégoûte horriblement.
Abbé François-Augier de Marigny, Histoire des Arabes sous le gouvernement des califes, Paris, Vve Estienne & fils, 1750, t. 3 p. 318-320.
L'Officier lui avoua qu'il avait fait une rencontre qui l'avait charmé -, mais que faute d'argent , il avait été obligé de renoncer à un objet qui avait excité dans son cœur la passion la plus vive. C'était une jeune esclave pleine d'esprit & de talens , qui chantait admirablement, & qui d'ailleurs était d'une beauté ravissante. Il protesta au Calife qu'il aurait sacrifié avec plaisir tout son bien pour posséder un si riche trésor, & que l'obligation où il était d'y renoncer, excitait dans son âme un vif regret qui ne s'éteindrait qu’avec sa vie.
Montasser sensible au chagrin dont cet Officier paroissoit pénétré […] Dès qu'il fut parti, il écrivit à son Gouverneur d'Egypte, & lui manda de faire au plutôt chercher dans les villes de sa dépendance l'esclave dont il lui envoyait le signalement d'après ce que l'Officier lui en avait dit ; & l'envoyer au plus tôt à Saniarath.
Ses ordres furent ponctuellement exécutés & bientôt après on amena à sa cour cette charmante esclave. Ce Prince la mit sous la garde d'un de ses eunuques ,& lui recommanda d'avoir foin qu'elle fut habillée très-richement, & de ne parler à personne de son arrivée jusqu'à ce qu'il eût lui-même donne ses ordres.
Quelque tems après, il manda à sa cour l’Officier qu'il avait dessein, d'obliger, & fit en même-tems cacher cette esclave derrière un paravent. L'Officier étant venu, le Calife l'entretint pendant quelque tems de différentes choses : puis il ordonna à l’un de ses gens de faire venir celle de ses esclaves qui chantait le mieux. […]Dès que l'Officier entendit cette voix, il parut troublé, & absolument hors de lui-même. Le Calife voulant s'amuser de son embarras, le pressa pour savoir le sujet de son émotion : Seigneur, Commandant des Fidèles, répondit l'Officier, je crois, au son de cette voix, être encore en Egypte, ou que la chanteuse dont je vous ai parlé est ici.
Montasser ayant fait taire cette chanteuse, demanda à l'Officier s'il l'aimait encore. Cette nouvelle question l'embarrassa d'autant plus, qu'il imagina que le Calife en étant devenu amoureux sur son récit, avoit fait veair d'Egypte cette esclave, & que c'étoit elle qu'il venoit d'entendre. II ne crut pas néanmoins devoir dissimuler ses sentimens. Oui, Seigneur, dit - il au Prince , je l’aime encore ; mais puisque je n'ai plus d'espérance de la posséder, je tâcherai de l’ooublier.
Le Calife reprenant la parole, lui raconta le moyen qu'il avait pris pour l'obliger ; & il lui dit avec bonté, qu'il n'avait fait acheter cette esclave que pour lui en faire présent. [..] Un trait pareil doit paraître d'autant plus singulier, que la sensibilité & la complaisance ne semblaient pas compatibles avec un caractère aussi dur & aussi-féroce que celui de Montasser.
Bricaire de la Dixmérie, Qu’en doit-il arriver ? Anecdote orientale, in Contes philosophiques et moraux, Paris, Duchesne, 1765, t. 2, p. 248.
Vos richesses, dit-elle au Gouverneur peuvent éblouir celui qui se croit l'arbitre de ma destinée celui qui, pour m'avoir arrachée à ma famille, pense être en droit de me vendre à qui lui donnera plus. Une -Esclave Asiatique obéirait sans murmurer, sans même se permettre aucune réflexion. L'air qu'on respire dans ma Patrie inspire d'autres sentiments aux personnes de mon sexe. Accoutumées aux hommages du vôtre, elles y règlent ses plaisirs, partagent volontairement ses travaux, & quelquefois ses dangers : en un mot, nous sommes ses Compagnes, & non ses Esclaves. N'espérez donc pas, poursuivit-elle d'un ton ferme, exercer jamais sur moi l'autorité d'un maître impérieux & absolu. Ce Corsaire, en transportant mon corps dans un Climat étranger, n'a point changé mon âme : elle reste libre au milieu de mes chaînes. II ne suffit pas de m acheter pour m'obtenir : il faut encore que je me donne.
Voltaire au duc de Praslin, ministre de la marine (1770).
« J'ai toujours été émerveillé que les princes chrétiens qui se font quelquefois la guerre de gaieté de cœur ne s'accordent pas à jeter Tunis et Alger dans leurs ports. Voilà de plaisants successeurs des Carthaginois que ces voleurs de Tunis. On dit que vous avez une très-florissante marine ? Permettez à un de vos vieux courtisans de s'intéresser passionnément à votre gloire. »
Voltaire, Essai sur les mœurs, chap. CLII (152), in OC, op. cit., t. 17, p. 446.
Le nom qu'ils prirent alors fut celui de Frères de la Côte. Ils s'entassaient dans un misérable canot, qu'un coup de canon ou de vent aurait brisé, et allaient à l'abordage des plus gros vaisseaux espagnols, dont quelquefois ils se rendaient maîtres. Point d'autres lois parmi eux que celle du partage égal des dépouilles; point d'autre religion que la naturelle, de laquelle encore ils s'écartaient monstrueusement.
[…] Ces hommes étaient d'ailleurs plus faits pour la destruction que pour fonder un état. Leurs exploits étaient inouïs, leurs cruautés aussi. Un d'eux (nommé L’Olonais, parce qu'il était des Sables d'Olonne) prend, avec un seul canot, une frégate armée jusque dans le port de la Havane.. Il interroge un des prisonniers, qui lui avoue que cette frégate était destinée à lui donner la chasse ; qu'on devait se saisir de lui et le pendre. […] L'Olonais sur-le-champ le fait pendre, coupe lui-même la tête a tous les captifs, et suce leur sang.
Cet Olonais et un autre, nommé le Basque, vont jusqu'au fond du petit golfe de Venezuela (1667) dans celui de Honduras avec cinq cents hommes ; ils mettent à feu et a sang deux villes considérables ; ils reviennent chargés de butin ; ils montent les vaisseaux que les canots ont pris. Les voila bientôt une puissance maritime, et sur le point d'être de grands conquérants.
Morgan, Anglais, qui a laissé un nom fameux, se mit à la tête de mille flibustiers, les uns de sa nation, les autres Normands, Bretons, Saintongeois, Basques : il entreprend de s'emparer de Porto-Bello, l'entrepôt des richesses espagnoles, ville très forte, munie de canons et d'une garnison considérable. Il arrive sans artillerie, monte a l'escalade de la citadelle sous le feu du canon ennemi ; et, malgré une résistance opiniâtre, il prend la forteresse ; cette témérité heureuse oblige la ville à se racheter pour environ un million de piastres.
Lesage, Les Aventures de Monsieur Robert Chevalier, dit de Beauchêne, capitaine de flibustiers dans la nouvelle France, Paris, Etienne Ganeau, 1732.
Dès mes premières années, je me montrais si rebelle & si mutin, qu'il y avait sujet de douter que je fisse jamais le moindre honneur à ma famille. J'étais emporté, violent, toujours prêt a frapper & à payer avec usure les coups que je recevais. Je me souviens que ma Mère voulut un jour m'attacher à un poteau pour me châtier plus à son aise, & que ne pouvant toute seule venir à bout, tout petit que j'étais, elle pria un jeune Prêtre, qui venait au logis m'apprendre à lire, de lui prêter la main. Il lui rendit ce service fort charitablement, dans la pensée que cette correction pourrait m'être utile. En quoi, certes, il se trompa. Bien loin de regarder son action comme un trait de charité dont je lui étais redevable, elle parla dans ma petite tête pour une injure qui me déshonorait, & que je devais laver dans son sang. Je tournai donc toute ma fureur contre ce pauvre diable de Maître, & je résolus de le tuer. (T. 1, p. 3)
Ce qu'il y a de gracieux parmi nous, me disaient-ils, c'est que chacun est Officier, & ne travaille que pour lui. Nous sommes tous égaux, notre Capitaine n'a point d'autre privilège que celui de parler pour avoir lui seul deux voix dans les délibérations, je dis parler , car pour dire les choses comme elles sont, il n'a qu'une voix comme les autres ; [..]. Vous nous avez vus les armes à la main, ajoutaient-ils, & vous avez pu remarquer que nous avons le cœur au métier. Faut-il en découdre ? nous nous y portons en braves gens ; l'occasion nous manque-t-elle d'exercer notre valeur ? rire, boire, jouer, voilà notre occupation. (T.1, p. 80)
Nous montâmes à la fin sur leur pont, non sans beaucoup de peine à cause des vagues, & en essuyant un feu si terrible de leur mousqueterîe, que j'y perdis du moins le tiers de mon monde. Nous ne commençâmes à respirer que quand nous combattîmes avec les armes blanches. Dans le temps que nous nous battions, nous avec nos sabres, & eux avec leurs épées &c des espontons, le hasard voulut que le Capitaine & moi sans nous connaître, nous en vinifions aux mains seul à seul. Nous nous attachâmes l'un à l'autre, & j'avouerai sincèrement que je n'ai jamais eu affaire à un si rude joueur. Rebuté de lui voir parer tous mes coups, je commençais à ne lui en plus porter de fort rudes, & je sentais que j'allais tomber sous les siens, lorsque tout à coup il eut la cuisse cassée d'un, coup de pistolet. (T.1, p. 193-194)
Marivaux, les Aventures de *** ou les Effets surprenants de la sympathie, in Œuvres de jeunesse, éd. F . Deloffre, Paris, NRF, « La Pléiade », 1972.
Il est aisé de juger par ce discours que Turcamène, quand il voulait, avait l’esprit insinuant: mais cette délicatesse de sentiments étudiée cachait une âme artificieuse capable de tout. La violence & l'effronterie devaient succéder à des manières si douces, si Clarice refusait de s'y rendre. [..]
Son bras alors n'eût point hésité à la frapper, si le hasard l'avait remise sous sa puissance. Le désir de la vengeance faisait son unique objet : mais c'était un vain désir, dont il ne lui restait pour tout fruit que le transport. Et c'est-là le caractère de ces âmes impies qui se livrent à leurs passions ; l'honneur & la vertu sont pour eux des obstacles importuns : la brutalité leur fait franchir leurs lois. Si les Dieux, protecteurs de la vertu, leur enlèvent l'objet dont ils espéraient de triompher malgré sa résistance, le désespoir qui les anime après est de l'espèce de leur passion, & lui ressemble ; elle fut brutale, leur désespoir l'est aussi. S'ils ont des remords, c'est le chagrin de n'avoir point satisfait leurs désirs, qui les cause ; ils n'en connaissent point d'autres : l'excès de leur passion trompée les fait parler à un excès de haine & de rage contre l'objet qui leur est enlevé ; ils haïssent avec lui les Dieux, ils se détestent eux-mêmes. Telle est la situation de Turcamène. Il se repent : mais c'est de n'avoir point abusé de fon pouvoir ; il regarde & Clarice & les Dieux comme ses plus grands ennemis. (p. 64)
Voltaire, Histoire des Voyages de Scarmentado, op. cit., p. 141.
Notre patron lit de grandes plaintes, il leur demanda pourquoi ils violaient ainsi les lois des nations. Le capitaine nègre lui répondit : Vous avez le nez long, et nous l'avons plat; vos cheveux sont tout droits, et notre laine est frisée ; vous avez la peau de couleur de cendre, et nous de couleur d'ébène ; par conséquent nous devons, par les lois sacrées de la nature, être toujours ennemis. Vous nous achetez aux foires de la côte de Guinée, comme des bêtes de somme, pour nous faire travailler à je ne sais quel emploi aussi pénible que ridicule. Vous nous faites fouiller à coups de nerfs de bœuf dans des montagnes, pour en tirer une espèce de terre jaune qui par elle-même n'est bonne à rien, et qui ne vaut pas, beaucoup près, un bon ognon d'Egypte ; aussi quand nous vous rencontrons, et que nous sommes les plus forts, nous vous fesons labourer nos champs, ou nous vous coupons le nez et les oreilles.
Voltaire, Candide ou de l’optimisme, op. cit. p. 169.
A peine fumes-nous débarquées, que des noirs d'une faction ennemie de celle de mon Corsaire, se présentèrent pour lui enlever son butin. Nous étions, après les diamants et l'or, ce qu'il avait de plus précieux. Je fus témoin d'un combat tel que vous n'en voyez jamais dans vos climats d'Europe. [..] On combattit avec la fureur des lions, des tigres et des serpens de la contrée, pour savoir à qui nous aurait.[…] . Des scènes pareilles se passaient, comme on sçait, dans l'étendue de plus de trois cent lieues, sans qu'on manquât aux cinq prières par jour ordonnées par Mahomet. […] Figurez vous quelle situation pour la fille d'un Pape âgée de quinze ans, qui en trois mois de tems avait éprouvé la pauvreté, l'esclavage, avait été violée presque tous les jours, avait vu couper sa mère en quatre, avait essuie la faim et la guerre, et mourait pestiférée dans Alger. Je n'en mourus pourtant pas.
Du Laurens, Le Compère Mathieu, ou les bigarrures de l’esprit humain, Paris, Libraires associés, 1792, t. 1, p. 91.
Etant arrivé à la hauteur de Minorque, je découvris un corsaire de Barbarie, quatre fois plus fort que moi. Comme il était excellent voilier, il m'atteignit en peu de tems, m'attaqua avec furie, et je me défendis de même : il se fit pendant trois heures un carnage horrible ; enfin , j'avais souffert trois abordages ; il ne me restait plus que dix hommes ; mon vaisseau allait couler à fond, lorsque je me rendis.[…] Le commandant du corsaire était un philosophe Italien, qui avait été hermite et augustin. […] . Lorsque nous fûmes arrivés à Alger, mes gens furent mis aux fers ; pour moi, je demandai à être circoncis, et lorsque je fus instruit de la loi du prophète, on me fit l'opération. Au bout de quelque tems, Hali Coprogli, cet Italien qui m'avait pris, me choisit pour l'accompagner dans une course qu'il allait faire sur les côtes d'Espagne. Ayant croisé environ un mois sans rien rencontrer, l'idée lui vint de faire une descente en Catalogne. Ce projet réussit au delà de nos espérances. Nous fîmes quatre vingt-cinq esclaves ; nous pillâmes neuf églises, six comptoirs, deux monastères et nous remportâmes un butin immense. Hali, pour quelques raisons particulières, prit la route de Smirne , au lieu de celle d'Alger ; il vendit ses esclaves, ses effets, son vaisseau, récompensa l'équipage, et me fit présent de douze mille piastres. Je demeurai un an à Smirne. Pendant ce tems - là, j'appris la langue Turque et un peu de médecine. Alors, ennuyé d'une vie si sédentaire, je frétai un vaisseau ; je le chargeai de cuir, de cire et de soie ; je vins à Venise, où je vendis une partie de mes marchandises à un juif, qui me donna sa fille en troc pour le reste. C'était un tendron d'environ quatorze ans, très-joli, le vrai lot d'un vivant comme moi. Lorsque je fus en mer, je voulus user de mes droits sur ma conquête : la poulette commença par faire la grimace, et finit par me donner la vérole.
J’ai pénétré dans les replis les plus cachés de l’esprit et du cœur de l’homme, et j’ai vu que l’univers entier était plongé dans l’illusion, l’erreur, la malice et le mensonge » (I, 95)
Rousseau, Emile et Sophie ou les solitaires, éd. Michel Feher, Paris, Payot, 1994.
Sans, valet, sans argent, sans équipage, mais sans désirs et sans soins, je partis seul et à pied. Chez les peuples où j'ai vécu, sur les mers que j'ai parcourues, dans les déserts que j'ai traversés, errant durant tant d'années, je n'ai regretté qu'une seule chose, et c'était celle que j'avais à fuir. (p. 101)
Que m'ôtera cet événement ? Le pouvoir de faire une sottise. Je suis plus libre qu'auparavant. Emile esclave ! reprenais-je. Eh ! dans quel sens ? Qu'ai-je perdu de ma liberté primitive ? Ne naquis-je pas esclave de la nécessité ? Quel nouveau joug peuvent m'imposer les hommes ? Le travail ? ne travaillais-je pas quand j'étais libre ? La faim ? Combien de fois je l'ai soufferte volontairement ! La douleur ? Toutes les forces humaines ne m'en donneront pas plus que ne m'en fit sentir un grain de sable. La contrainte ? sera-t-elle plus rude que celle de mes premiers fers ? Et je n'en voulais pas sortir. Soumis par ma naissance aux passions humaines, que leur joug me soit imposé par un autre ou par moi, ne faut-il pas toujours le porter ? Et qui sait de quel part il me sera plus supportable ? J'aurai du moins toute ma raison pour les modérer dans un autre : combien de fois ne m'a-t-elle pas abandonné dans les miennes ! Qui pourra me faire porter deux chaînes ? N'en portais-je pas une auparavant ? Il n'y a de servitude réelle que celle de la nature ; les hommes n'en sont que les instruments. Qu'un maître m'assomme ou qu'un rocher m'écrase, c'est le même événement à mes yeux, et tout ce qui peut m'arriver de pis dans l'esclavage est de ne pas plus fléchir un tyran qu'un caillou. Enfin, si j'avais ma liberté, qu'en ferais-je ? Dans l'état où je suis que puis-je vouloir ? Eh! pour ne pas tomber dans l'anéantissement, j'ai besoin d'être animé par la volonté d'un autre au défaut de la mienne. Je tirai de ces réflexions la conséquence que mon changement d'état était plus apparent que réel ; que si la liberté consistait à faire ce qu'on veut, nul homme ne serait libre ; que tous sont faibles, dépendants des choses, de la dure nécessité ; que celui qui sait le mieux vouloir tout ce qu'elle ordonne est le plus libre, puisqu'il n'est jamais forcé de faire ce qu'il ne veut pas. (p. 114-115)
Marivaux, Pharsamon ou les folies romanesques, in OC, Paris, Dauthereau, 1830, t. 10, p. 516.
Ces idées, dont l'histoire de Célie avait rempli l'extravagant cerveau de Pharsamon n'étaient point, dans son esprit, aussi crues que je les lui donne ici c'étaient de ces réflexions vives qui agissaient imperceptiblement sur lui, de ces charmes intérieurs qu'il apercevait d'une vue prompte et légère, et qu'il souhaitait secrètement ne devoir un jour qu'au cours de ses propres aventures.
Cependant Cliton et Fatime avaient assisté aussi au récit de Célie : il est vrai que je n'ai point parlé d'eux, parce que les principaux personnages m'ont entièrement occupé ; les subalternes ne doivent marcher qu'après, et c'est à présent ici leur légitime place. [..] Ne vous semblait-il pas, dit quelque temps après Cliton à Fatime, que vous lisiez quelqu'un de ces beaux livres, où l'on voit de ces dames et de ces princesses à qui il arrive tant de belles histoires ! peste ! je n'en saurais revenir. Ah ! que c'est une merveilleuse chose que de pouvoir être témoin de tout cela, le voir de ses deux yeux !