Échos de la chute de Grenade (1492), du XVIe au XIXe siècle

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Lorsque Boabdil, dernier roi musulman d’Espagne signe la reddition de Grenade, le 2 janvier 1492, il fait de la péninsule ibérique un espace désormais unifié sous la bannière du Christ. La reddition du royaume nasride est le résultat d’une guerre de frontière particulièrement longue, menée dans les dernières années du XVe siècle par Ferdinand et Isabelle qui se font appeler plus tard Rois Catholiques. Enjeu d’une propagande politique qui repose sur la construction d’une légitimité et d’une unité politique, les dernières guerres de Grenade constituent dès le milieu du XVe siècle un objet littéraire. C’est à cette époque en effet que sont composés les premiers romances de frontières, poèmes narratifs qui assurent la conquête littéraire d’un nouvel espace et qui définissent progressivement les termes de l’hispanité, nouveau ciment national.
Aidée sans doute par le romance, soutenue par ce que signifie en terme d’identité européenne la fin de la dernière enclave musulmane dans la péninsule, la mémoire littéraire a conservé la chute de Grenade comme un de ces événements historiques qui alimentent les réflexions et qui permettent de mieux comprendre le présent. L’événement historique proprement dit entre quasiment immédiatement dans la conscience littéraire. Il existe d’ailleurs avant même d’avoir lieu en temps que motif littéraire puisque la réduction lente mais sûre de l’espace péninsulaire contrôlé par les musulmans inscrivait déjà cette fin comme le résultat final d’un processus inébranlable. Et pourtant, c’est bien Boabdil, dernier roi nasride, héros malheureux de cette reddition qui sera retenu comme celui qui a signé les capitulations, et, de fait, qui a précipité l’Espagne musulmane hors de l’Europe et condamné ses sujets à la misère et à l’exil.
Dès les premières années du XVIe siècle, soit quelques années seulement après la reddition de la ville musulmane, le romancero se charge de faire de l’événement un motif littéraire dont les contours seront toujours repris à l’identique. L’interprétation pourtant de ce motif change en fonction du siècle et du contexte qui l’accueille.
Les romanciers français du XVIIe siècle proches de la Réforme font de la chute de Grenade la fin d’un monde où la mixité religieuse était possible, interprétation particulièrement importante dans la France qui suit la révocation de l’Edit de Nantes et qui construit pour la première fois sans doute, l’idée toujours bien présente de l’Espagne des trois cultures dans laquelle juifs, chrétiens et musulmans savaient vivre en bonne intelligence.
Deux siècles plus tard, les romantiques, séduits par l’ambiance crépusculaire qui se dégage des dernières années du royaume nasride, donnent à l’événement un tout autre sens : Grenade était trop romanesque pour survivre, trop flamboyante et trop lascive — c’est en cela qu’elle est fascinante. Vaincue par un christianisme triomphant, elle se prête à toutes les lectures ; c’est en cela qu’elle sera chère au siècle romantique, fasciné par cet orient exotique et familier.

Bibliographie

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Exemplier

I - L’écho de la chute de Grenade dans la littérature espagnole du XVIe siècle
A) Naissance de la légende de 1492
Texte 1
El año de cuatrocientos que noventa y dos corría,
el rey Chico de Granada perdió el reino que tenía.
Salióse de la ciudad un lunes a medio día,
cercado de caballeros la flor de la morería.
Su madre lleva consigo que le tiene compañía.
Por ese Genil abajo que el rey Chico se salía,
los estribos se han mojado que eran de gran valía.
Por mostrar más su dolor que en el corazón tenía,
y aquesta áspera Alpujarra era su jornada y vía ;
desde una cuesta muy alta Granada se parecía ;
volvió a mirar a Granada, desta manera decía :
« ¡Oh Granada la famosa, mi consuelo y alegría!,
¡oh mi alto Albayzin y mi rica Alcayzería!,
¡oh mi Alhambra y Alijares y mezquita de valía!
¡mis baños, huertas y ríos, donde holgar me solía! ;
¿quién os ha de mí apartado que jamás yo os vería ?
Ahora te estoy mirando desde lejos, ciudad mía ;
mas presto no te veré pues ya de ti me partía.
Oh rueda de la fortuna, loco es quien en ti fía,
que ayer era rey famoso y hoy no tengo cosa mía! »
Siempre el triste corazón lloraba su cobardía,
y estas palabras diciendo de desmayo se caía.
Iba su madre delante con otra caballería ;
viendo la gente parada la reina se detenía,
y la causa preguntaba porque ella no lo sabía.
Respondióle un moro viejo conhonesta cortesía :
« Tu hijo mira a Granada y la pena le afligía.»
Respondido había la madre desta manera decía :
« Bien es que como mujer llore con grande agonía
el que como caballero su estado no defendía. »
El Romancero viejo, Mercedes Díaz Roig (éd.), Madrid, Cátedra, 2003, p. 93.

Texte 2
Esto todo no obstante, todavía os quiero contar una cosa que me contaron harbá un mes, la cual si no fuere de reir será al menos digna de saber. Viniendo pues al caso, habeis, señor, de saber que en toda esta visita traigo conmigo diez ballesteros, así para mi guarda, como par que me enseñen la tierra ; y como subiese a un recuesto, encima del cual se pierde la vista de Granada y se cobra la del Valdeleclin, díjome un morisco viejo que iba conmigo, estas palabras mal aljamiadas : Si querer tú, Alfaquí, parar aquí poquito poquito, mí contar a tí cosa asaz grande, que rey Chiquito y madre suya facer aquí. Como yo oí que me quería contar lo que al rey Chiquito y a su madre allí había acontecido, amélo oir, y comenzómelo en esta manera a contar : […] Iban con el rey Chiquito aquel día la Reina, su madre, delante, y toda la caballería de su corte detrás ; y como llegasen a este lugar, a do tú y yo tenemos agora los piés, volvió el Rey atras la cara para mirar la ciudad y Alhambra, como a cosa que no esperaba ya mas de ver, y mucho menos de recobrar. Acordándose pues el triste rey, y todos los que allí íbamos con él, de la desventura que nos había acontecido y del famoso reino que habíamos perdido, tomámonos todos a llorar, y aun nuestras barbas todas canas a mesar, pidiendo a Ala misericordia, y aun a la muerte que nos quitase la vida. Como a la madre del Rey (que iba delante) dijesen que el Rey y los caballeros estaban todos parados, mirando y llorando el Alhambra y ciudad que habían perdido, dió un palo a la yegua en que iba, y dijo estas palabras : Justa cosa es que el Rey y los caballeros lloren como mujeres, pues no pelearon como caballeros .
Muy gran razón tuvo la madre del Rey en decir lo que dijo, y ninguna tuvo el Rey su hijo en hacer lo que hizo ; porque yo si fuera él, o él fuera yo, antes tomara esta Alhambra por sepultura que no vivir sin reino en el Alpujarra.
Antonio de Guevara, Epistolas familiares, deuxième partie, dans Epistolario Español, colección de cartas de españoles ilustres antiguos y modernos, éd. Eugenio de Ochoa, coll. Biblioteca de Autores españoles, tomo 13, Imprenta de la publicidad, Madrid, 1850 p. 197.

B) Abencerages et Zegris
Texte 3
Romance de la pérdida de Alhama
Passeávase el Rey Moro por la ciudad de Granada,
Desde las puertas de Elvira hasta las de Bivarambla.
¡ay de mi Alhama !
Cartas le fueron venidas que Alhama era ganada :
Las cartas echó en el fuego, y al mensagero matara.
¡ay de mi Alhama !
Descavalga de una mula, y en un cavallo cavalga ;
Por el Zacatín arriba subido se había al Alhambra.
¡ay de mi Alhama !
Como en el Alhambra estuvo, al mismo punto mandava
Que se toquen sus trompetas, los añafiles de plata.
¡ay de mi Alhama !
Y que las caxas de guerras a priessa toquen al arma,
Porque lo oygan su Moriscos, los de la vega y Granada.
¡ay de mi Alhama !
Los Moros que el son oyeron que al sangriento Marte llama,
Uno a uno y dos a dos juntado se ha gran batalla.
¡ay de mi Alhama !
Allí habló un Moro viejo, desta manera hablava :
-« ¿Para qué nos llamas, Rey, para qué es este llamada ?
¡ay de mi Alhama !
-« Avéys de saber, amigos, una nueva desdicha :
Que Christianos con braveza ya nos han ganado a Alhama. »
¡ay de mi Alhama !
Allí habló un Alfaquí de barba crecida y cana:
-« ¡Bien se te emplea, buen Rey, buen Rey bien se te emplea! »
¡ay de mi Alhama !
Mataste los Bencerrages, que eran la flor de Granada
Cogiste los Tornadizos de Córdova la nombrada.
¡ay de mi Alhama !
Por esso mereces, rey, una pena bien doblada :
Que te pierdas tó y el Reyno, y que se pierda Granada. »
¡ay de mi Alhama !
El Romancero viejo, Mercedes Díaz Roig (éd.), Madrid, Cátedra, 2003, p. 101, poème repris par Pérez de Hita, Ginez, Historia de los Vandos de los Zegries y Abencerrages Cavalleros Moros de Granada, de las civiles guerras que hemo en ella y batallas particulares que huvo en la Vega entre Moros y Cristianos, hasta que el Rey don Fernando Quinto la gaño, Zaragoza, 1595 [édition reprise par Paula Blanchard-Demouge, Madrid, E. Baillo-Baillière, 1913, et plus récemment par Shasta M. Bryant, Newark, Delaware, Juan de la Custa – Hispanic Monograph], ch. 2, p. 20.

C) Le romancero morisco
Texte 4
Limpiame la jacerina ; / vé presto ; no tardes, page,
Que para el fuego que tengo / por muy presto será tarde ;
Y quítame del bonete / las verdes plumas que Azarque
Me dio cuando fui a su boda, / pues se han vuelto plumas aire.
Pondrásme unas plumas negras, / y una cifra que declare :
Plomo son dentro en el alma, / pues del alma el peso sale ;
Y a mi marlota amarilla, / le quitarás los diamantes,
Y harás que se los pongan / de un fino y negro azabache ;
Porque llevando lo negro / con lo amarillo, señale
Mi suerte desesperada, / suerte que sin suerte sale
Y unos llanos borceguíes / no guarnecidos ni graves,
Que a quien le falta la tierra / es muy justo que se allane.
Romancero general, Augustín Durán (éd.), Madrid, Leon Amarita, 1828 (reprise du Romancero General, Pedro Flores, Madrid, Juan de la Cuesta, 1614.

II - La chute de Grenade dans la littérature française du XVIIe siècle
A) une simple représentation codifiée ?
Texte 5
La ville de Grenade résonnait encore, du son des instruments qu’on avait employés au tournoi d’Abenemar ; quand le Prince Muça, fils naturel du roi Muley-Hassen, sortit du Palais de l’Alhambre ; et côtoyant le fleuve Genil, se rendit aux ruines d’un temple de marbre, où il croyait être attendu par le meilleur de ses amis.
Madame de Villedieu, Les Galanteries grenadines, éd., notes et introduction par Edwige Keller-Rahbé, Saint-Etienne, publications de l’Université de Saint-Etienne, 2006 [1673], p. 59.

Texte 6
Abénamar était un des principaux de la cour de Grenade ; Fatime n’était pas d’une naissance proportionnée à la sienne, mais les agréments de sa personne et son mérite extraordinaire pouvaient remplir la distance que le rang mettait entre eux. Ils s’étaient aimés au moment qu’ils s’étaient vus, et ils avaient eu plusieurs moyens de se voir ; leur estime et leur amour avait redoublé toutes les fois qu’ils avaient eu l’occasion de se parler, et dans un commerce assez fréquent et assez long jamais ils n’avaient découvert l’un dans l’autre aucun défaut qui sût affaiblir leur passion.
Catherine Bernard, Histoire de la rupture d’Abenamar et de Fatime, in Œuvres, tome I, Romans et Nouvelles, textes établis, présentés et annotés par Franco Piva, Paris, Nizet, 1993 [1696].

Figure 1 : Jean Berain I (1640 – 1711), Costumes de Carrousel : projet pour celui d’un chevalier de la brigade des Almorandis (à gauche) et pour celui du Duc de Bourbon, chef de la quadrille des Zégris (à droite), dessin localisé à Versailles, Château du Trianon, voir le site de la Réunion des Musées Nationaux, www.photo.rmn.fr.

B) Evolution au cours du siècle : d’une glorification des Rois Catholiques…
Texte 5
Un des plus mémorables règnes que l’Histoire d’Espagne nous représente, est celui de Ferdinand et d’Isabelle. Ces deux beaux luminaires luisant sur l’horizon de cette contrée, ne la remplissent pas seulement de splendeur ; mais leur éclat s’est de là répandu par toute la terre, par un renom qui ne mourra jamais en la mémoire de la Postérité. Car soit pour la Paix, soit pour la Guerre ; soit dans les Prospérités, soit dans les Adversités ; soit dans la Piété, soit dedans la Justice, ces deux armes Royales se sont rendues tellement éminentes et recommandables, qu’il est peu de Princes, qui arrivent au comble de la perfection, dont ils ont étonné tout la terre. […] Or, entre les remarquables effets qui naquirent des armes de ces deux grands flambeaux de Castille, on ne peut nier que l’extirpation des Mores, et le déchassement des Sarrasins, et infidèles du royaume de Grenade, ne soit un des plus signalés. Car ce fut lors que ces sauterelles qui ravageaient les plus belles fleurs du Christianisme, repassèrent le détroit et se mêlèrent parmi les monstres de l’Afrique, d’où les avait fait trajeté la fureur du Conte Julian, pour venger dans les injures publiques les siennes particulières […] .
Jean-Pierre Camus, Eugène, histoire grenadine, offrant un spectacle de pitié et de piété, Paris, C. Chapellet, 1623.

Texte 6
Avis au lecteur
Ne te mets pas en peine, mon cher lecteur, de chercher cette histoire particulière dans la générale d’Espagne : car tu ne l’y trouverais pas, étant un événement de notre nation, déguisé et travesti à l’espagnole : une âme toute pleine d’honneur et de vertu, et qui a quelque part en cette narration, étant de la même famille d’où la déplorable Lydie avait prit naissance, ayant désiré que je traçasse quelque crayon de l’innocence et de la rigueur de son trépas ; je n’ai pu refuser cette consolation, à la part que, selon Dieu, je pense avoir en sa sainte dilection : le loisir d’une semaine a enclos cet écrit, durant les chaleurs de l’été en une retraite champêtre, où n’ayant point de livres pour l’entretenir, je m’avisais de faire cettui-ci, tant pour satisfaire à sa volonté et aux obligations que je lui ai, que pour fuir l’oisiveté ma mortelle ennemie. Ce changement de temps et de lieux, et de plusieurs autres circonstances, pour les personnes et la religion, varie tellement le visage du vrai, caché sous ces voiles, et sous ces masques, qu’il faudrait avoir des yeux de lynx pour pénétrer dans le secret de ces ténèbres, et pour enfoncer la cachette de ces obscurités. C’est un chiffre pour ceux qui n’en doivent pas entendre plus que ce que montre l’écorce de la lettre, de laquelle on ne laissera pas de tirer la mœlle, le suc et le fruit de plusieurs bons enseignements, le reste n’étant pas nécessaire. Cela c’est jeter des pierres et cacher le bras, et produire l’aiguille d’un cadran, sans faire voir les rouages de l’horloge. J’ai imité le cerf poursuivi d’une meute, car pour éviter les atteintes de ces curieux, qui chassent de haut vent, et qui sont toujours, comme les faiseurs d’almanacs dans les divinations et les conjectures, j’ai fait mille ruses et détours, pour les faire tomber en défaut,et leur faire perdre les erres et les passées : les lions se retirant en leurs cavernes effacent dit-on avec la queue les traces que leurs pattes impriment sur le gravier ; le lézard fait de même, défaisant avec la sienne les marques que ses mains forment dessus le sable, ici je suis la conduite de ces animaux.
Jean-Pierre Camus, Eugène, histoire grenadine, offrant un spectacle de pitié et de piété, Paris, C. Chapellet, 1623.

Texte 7
Si tu changes les guerres de Grenade ès notres civiles, le détroit de Gibraltar à l’embouchure dans la mer d’un de nos fleuves, la secte sarrasine en celle qui afflige la France, jadis exemptes de ces monstres ; tu trouveras quasi le bout du fil pour dévider toute la bobine ou le peloton de ce ver à soie, dont tu viens de voir et la filure et l’enfilure .
Jean-Pierre Camus, Eugène, histoire grenadine, offrant un spectacle de pitié et de piété, Paris, C. Chapellet, 1623.

C) … à une revendication communautaire des protestants
Texte 8
Les Morisques d’Espagne désiroient ardemment de pouvoir secouer le joug intolérable par le moyen d’une générale souslévation, toutes les fois qu’ils verroient un prince puissant, leur voisin, disposé à les recevoir… moyennant qu’ils fussent asseurés d’estre maintenus en liberté pour leur religion, biens et personnes. Voire se disposient d’embrasser plustost la créance des chrétiens réformez, (en laquelle ils savoient qu’un seul Dieu estoit adoré, prié et invoqué, qu’il n’y avait point d’images parmy eux, ne s’y commenttoit aucune idolatrie, qui étoit ce qu’ils détestoit le plus…) que de souffrir plus cette cruelle Inquisition d’Espagne.
Louis Cardaillac, Morisques et Chrétiens, Un affrontement polémique (1492 – 1640), Klincksieck, Paris, 1977, préface de Fernand Braudel, p. 143.

Texte 9
An de Salut 1608 - Bannissement des Maures hors d’Espagne
Dès le commencement de l’année 1610, Philippe III de ce nom, Roi des Espagnes, fit bannir et chasser tous les nouveaux chrétiens Maures, qui se trouvèrent être au nombre de neuf cents mille personnes, et ce par un Edit donné à Séville le 10 janvier 1610. L’exécution duquel fut aussi prompte que la publication, car tous les navires et vaisseaux furent arrêtés en tous les ports d’Espagne, de quelque pays qu’ils fussent, afin de les passer où ils voudraient se retirer.
Plusieurs passèrent d’Espagne en plusieurs Ports de Barbarie : mais tout le long de cette année, à plusieurs et diverses fois, tant par mer que par terre, abordèrent et entrèrent en France plus de 150 mille personnes de ces Maures.
Des premiers qui arrivèrent aux Ports de Provence, aucuns passèrent sûrement en Afrique, mais ceux qui partirent du Port de Brescon, reçurent tant de violences et de voleries près de Porte-Farine, en Barbarie, par ceux qui avaient pris la charge de les y conduire, que cet acte fut estimé le plus infidèle et méchant que l’on puisse imaginer .
Louis Turquet de Mayerne, et Juan de Mariana, Inventaire général de l’histoire d’Espagne, extraict de Mariana, Turquet et autres autheurs et continuée jusque à présent par P.M.L.H, Paris, Veuve M. Guillemot et M. Guillemot, 1628, p. 1253.

Texte 10
Néanmoins, MADEMOISELLE, comme la France tendit les bras à ces illustres Grenadins, lors que la Politique d’Espagne les chassa de leur Patrie, ces Nobles Exilez espèrent encore la même protection de V.A.R et se tiennent assurés de l’obtenir. Mais comme en changeant de fortune, ils n’ont pas changé d’inclination, et que leur humeur galante ne les a pas quittez dans leur Exil, il sera difficile, quand ils se seront un peu rassurés, qu’ils s’empêchent de mêler quelques douceurs aux remerciements : et qu’ils ne prennent la liberté de dire à V.A.R. qu’elle est une merveilleuse Personne ; qu’ils n’ont jamais rien vu de si beau, dans leur grande Rue du Zacatin, ni dans leur fameuse Place de Viuaramble : lors que toutes les belles Mores y regardaient leurs Carrousels, sans en excepter la Sultane Reine, quoiqu’elle ait assez de rapport avec elle : et que toutes les Flèches d’Afrique sont moins dangereuses que vos regards.
Madeleine Scudéry, Almahide ou l’esclave reine, Paris, Augustin Courbé, 1660-1663, dédicace.

III - Réinventer l’histoire : le siècle romantique face à la chute de Grenade
A) le romancero source d’inspiration
Texte 11
Lorsque Boabdil, dernier roi de Grenade, fut obligé d’abandonner le royaume de ses pères, il s’arrêta au sommet du mont Padul. De ce lieu élevé on découvrait la mer où l’infortuné monarque allait s’embarquer pour l’Afrique ; on apercevait aussi Grenade, la Véga et le Xénil, au bord duquel s’élevaient les tentes de Ferdinand et d’Isabelle. A la vue de ce beau pays et des cyprès qui marquaient encore çà et là les tombeaux des musulmans, Boabdil se prit à verser des larmes. La sultane Aïxa, sa mère, qui l’accompagnait dans son exil avec les grands qui composaient jadis sa cour, lui dit : « Pleure maintenant comme une femme un royaume que tu n’as pas su défendre comme un homme. » Ils descendirent de la montagne, et Grenade disparut à leurs yeux pour toujours.
François René de Chateaubriand, Les aventures du dernier Abencerrage, Paris, Gallimard, 2006, [1826], p. 27 (incipit).

Figure 2 : Alfred Dehodencq (1822-1882), L’Adieu du roi Boabdil à Grenade

Texte 12
Aben-Hamet chanta donc cette ballade, qu’il avait apprise d’un poète de la tribu des Abencerages :
Le roi don Juan
Un jour chevauchant,
Vit sur la montagne
Grenade d’Espagne ;
Il lui dit soudain :
Cité mignonne,
Mon sœur te donne
Avec ma main.

Je t’épouserai,
Puis apporterai
En dons à ta ville,
Cordoue et Séville
Superbes atours
Et perle fine
Je te destine
Pour nos amours.

Grenade répond :
Grand roi de Léon,
Au Maure liée,
Je suis mariée.
Garde tes présents :
J’ai pour parure,
Riche ceinture
Et beaux enfants.
[…]
[…]
Allí habla el rey don Juan / bien oyréis lo que diría:
- Granada si tu quisiesses, / contigo me casaría,
Dart’e yo en arras y dote / a Cordoua y a Sevilla
Y a Xeres de la frontera / que cabo si la tenía
Granada, si más quisiesses, / mucho más yo te daría.
Allí hablara Granada, / al buen rey le respondía :
- Casada so, el rey don Juan, / Casada soy que no biuda,
El Moro que a mí me tiene / bien defenderme querría.
Allí habla el rey don Juan, / estas palabras dezía :
- Echen me acá mis lombardas, / doña Sancha y doña Elvuira
Tiraremos a lo alto, / lo baxo ello se daría.
El combate era tan fuerte / que grande temor ponía ;
Los Moros del baluarte / con terrible algazería
Trabajan por defenderse / mas fazello no podían.
el rey Moro que esto vido / prestamente se rendía
Y cargó tres cargas de oro, / al buen rey se las envía :
Prometió se su vassallo / con parias que le daría.
los Castellanos quedaron / contentos a maravilla
Cada cual por do ha venido / se boluió para Castilla.
Pedro Correa, Los romances fronterizos I, p. 300, issue du Cancionero de Romances que estan recopilados la mayor parte de los Romances Castellanos que fasta agora soan compuesto. Nuevamente corregido emendado y añadido en mucas partes, Envers, En casa de Martin Nucio, 1550.

B) L’Alhambra décor romantique
Texte 13
Trois mois se sont écoulés depuis que j’ai fixé ma résidence à l’Alhambra, et pendant ce temps le progrès de la saison a produit ses changements accoutumés. Lors de mon arrivée tout était dans la première fraîcheur de mai ; le feuillage était encore d’un vert tendre et transparent ; le grenadier n’étalait pas encore ses corolles brillantes, les vergers du Xenil et du Darro étaient en pleine fleur, les ruchers tout couverts de plantes sauvages et de bruyères fleuries, et Grenade paraissait entourée d’une campagne de roses parmi lesquelles d’innombrables rossignols chantaient, non-seulement la nuit, mais toute la journée.
L’approche de l’été a fané les roses et rendu les rossignols muets ; on voit au loi les plaines brûlées par le soleil, bien qu’une verdure éternelle règne autour de la ville et dans les étroites et profondes vallées de la base des montagnes neigeuses.
L’Alhambra possède des retraites appropriées à tous les degrés de chaleur. La plus remarquable est l’appartement presque souterrain des bains, qui conserve tout son caractère oriental, quoiqu’il porte l’empreinte mélancolique et touchante du déclin. On entre dans cet appartement par une petite cour, jadis ornée de fleurs, et l’on trouve d’abord une salle de moyenne grandeur, mais d’une architecture légère et gracieuse. Une petite galerie soutenue par des colonnes de marbre et des arceaux moresques entoure la salle au milieu de laquelle est une fontaine d’albâtre avec un jet d’eau. De chaque côté sont de profondes alcôves avec des estrades sur lesquelles les baigneurs, nonchalamment étendus sur de riches coussins étaient disposés à un repos voluptueux par le parfum de l’air et la douce musique que l’on exécutait dans les galeries. De cette salle, on passe dans les chambres intérieures encore plus fraîches et plus retirées, où la lumière n’est admise que par de petites ouvertures des voûtes. C’était le sanctum sanctorum où les belles du harem goûtaient les délices du bain. Un jour mystérieux règne partout ; les bains existent encore, mais brisés, et quelques vestiges d’ancienne élégance se montrent encore çà et là. Le silence est l’obscurité de ce lieu en ont fait la retraire favorite des chauves-souris, qui se nichent pendant le jour dans les coins les plus sombres ; et quand on vient à les trouver elles volent, comme des ombres fantastiques, à travers ces pièces à demi éclairées dont elles augmentent à un degré surprenant l’air de désolation et d’abandon. […]
Mon rêve de souveraineté absolue a cependant pris fin. J’en fus tiré ces jours passés par un bruit d’armes à feu, que répétaient les échos de la forteresse. On eût dit qu’elle allait être prise d’assaut. Je sortis et trouvai un vieux caballero avec un grand nombre de domestiques établis dans la salle des ambassadeurs. […]
L’arrivée du comte changea en quelque sorte la face des choses, mais elle me fournit de nouveaux sujets d’agréables méditations. Nous partageâmes tacitement l’empire entre nous, de même que les derniers rois de Grenade ; mais notre alliance fut plus constante et plus amicale .
Washington Irving, Les contes de l’Alhambra : précédés de Un voyage dans la province de Grenade, Paris, H. Fournier Jeune, 1832, Introduction.

Texte 14
L’Alhambra ! L’Alhambra ! palais que les Génies
Ont doré comme un rêve et rempli d’harmonies
Forteresse aux créneaux festonnés et croulants,
Où l’on entend la nuit de magiques syllabes,
Quand la lune, à travers les milles arceaux arabes,
Sème les murs de trèfles blancs !
[…]
L’Arabie est son aïeule.
Les maures, pour elle seule,
Aventuriers hasardeux,
Joueraient l’Asie et l’Afrique,
Mais Grenade est catholique,
Grenade se raille d’eux ;
Grenade, la belle ville,
Serait une autre Séville,
S’il en pouvait être deux.
Victor Hugo, Les Orientales, « Grenade », 3-5 avril 1828, Paris, Gallimard, 1964, p. 139.

Texte 15
Tous les charmes, tous les regrets de la patrie, mêlés aux prestiges de l’amour, saisirent le cœur du dernier Abencerrage. Immobile et muet, il plongeait des regards étonnés dans cette habitation des Génies ; il croyait être transporté à l’entrée d’un de ces palais dont on lit la description dans les contes arabes. De légères galeries, des canaux de marbre blanc bordés de citronniers et d’orangers en fleurs, des fontaines, des cours solitaires, s’offraient de toutes parts aux yeux d’Aben-Hamet, et, à travers les voûtes allongées des portiques, il apercevait d’autres labyrinthes et de nouveaux enchantements.
François René de Chateaubriand, Les aventures du dernier Abencerrage, Paris, Gallimard, 2006, [1826], p. 45.

Figure 3 : Juan Laurent (1816?-1882), Fotografía del Interior de la sala de Justicia (Alhambra)

C) Le Génie du christianisme
Texte 16
A ce signe, don Carlos tendit la main au malheureux Aben-Hamet. « Sire chevalier, dit-il, je vous tiens pour prud’homme et véritable fils de rois. Vous m’honorez par vos projets sur ma famille : j’accepte le combat que vous étiez venu secrètement chercher. Si je suis vaincu, tous mes biens, autrefois tous les vôtres, vous seront fidèlement remis. Si vous renoncez au projet de combattre, acceptez à votre tour ce que je vous offre : soyez chrétien et recevez la main de ma sœur, que Lautrec a demandée pour vous. »
La tentation était grande ; mais elle n’était pas au-dessus des forces d’Aben-Hamet. Si l’amour dans toute sa puissance parlait au cœur de l’Abencerage, d’une part il ne pensait qu’avec épouvante à l’idée d’unir le sang des persécuteurs au sang des persécutés. Il croyait voir l’ombre de son aïeul sortir du tombeau et lui reprocher cette alliance sacrilège. Transpercé de douleur, Aben-Hamet s’écrie : « Ah ! faut-il que je rencontre ici tant d’âmes sublimes, tant de caractères généreux, pour mieux sentir ce que je perds ! Que Blanca prononce ; qu’elle dise ce qu’il faut que je fasse, pour être plus digne de son amour ! »
Blanca s’écrire : «Retourne au désert ! » et elle s’évanouit.
François René de Chateaubriand, Les aventures du dernier Abencerrage, Paris, Gallimard, 2006, [1826], p. 82

Référencé dans la conférence : Séminaire M1FR436B/M3FR436B - Les Orients : histoire et sources littéraires
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