Ville perdue, ville retrouvée : comment l'empereur de Chine Qianlong (r. 1735-1796) voyage chaque été dans le temps

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L’empereur Qianlong (1735-1795) avait coutume de faire, chaque année, un voyage de Pékin à sa capitale d’été en Mongolie, au-delà de la muraille de Chine. Fondée par l’empereur Kangxi comme villa et lieu de retraite, la capitale impériale de Chengde, à 150 km de Pékin, dite aussi Rehe ou source d’eau chaude, fut l’œuvre de cet empereur mandchou de la dynastie Qing, à la fois chef de guerre et poète. Ce voyage permettait à la stratégie de l’empereur de fonctionner : c’était une plongée dans le temps, dans l’espace et dans les cultures, représentant dans un lieu donné en forme de microcosme les différentes parties de l’empire : au nord, la partie barbare, mongole et mandchoue, au sud, la partie chinoise séparée par la muraille et la partie tibétaine. De même qu’une stricte ségrégation raciale existe dans l’empire entre les divers peuples, de même la dynastie Qing (1644-1912) se veut au moins trilingue entre le chinois, le mongol et le mandchou, langue de la domination politique ; on y joint le tibétain et le ouighour. L’empire est une confédération de peuples qui s’emploie à contrôler ses alliés et ses vassaux en Asie centrale. Chengde est, par sa configuration entre paysages reconstitués des provinces de l’empire et temples de ses diverses religions, un miroir de la variété unie par la présence de la résidence impériale. Le plan de la ville reproduit symboliquement ces éléments. Le voyage impérial à Chengde est connu par les archives officielles et par des sources connexes. Les officielles sont les archives impériales et les carnets tenus par l’empereur lui-même. Elles concernent la tournée d’inspection de l’empereur (Xun shon), la tournée méridionale dans le pays des Hans (Nan xun), plus des pèlerinages aux lieux saints et les manifestations destinées à magnifier la splendeur impériale. Ce voyage à Chengde entre dans la règle annuelle qui voulait que l’empereur résidât 115 jours à Pékin, 115 à Chengde et 115 en tournée méridionale. L’année 1780 citée montre cette répartition : le 5 février à Pékin, puis de février à juin la tournée, puis retour à Pékin et enfin le voyage à Chengde. Il s’effectuait de loge impériale en loge impériale, chacune étant distante de trente km, avec une suite de 30 000 personnes. L’empereur faisait mine de reproduire les pratiques de l’empereur mythique Shun. Mais il s’agissait aussi de manifester sa piété filiale à l’égard de sa mère qui l’accompagnait: autre vertu. Les sources non officielles sont essentiellement les stèles érigées par l’empereur où l’on trouve gravés des textes liés à leur localisation et aux circonstances de leur érection. Ces textes, souvent poétiques, sont l’œuvre de l’empereur lui-même ; ils sont transcrits dans les langues de l’empire : chinois et mandchou sur une même stèle, plus tibétain, mongol et ouighour. Des relevés épigraphiques ont été effectués au début du XXe siècle avant qu’une grande partie des stèles ne disparaisse pendant la Révolution culturelle. Cinq catégories différentes d’inscription peuvent être dénombrées : la description des paysages de Chengde et de ses temples ; la mise en valeur de l’état d’esprit de l’empereur ; la commémoration de la construction de bâtiments ; celle d’événements historiques ; les succès et doutes de l’empereur. La stèle est le lieu où se manifeste la vertu et la bénévolence impériales. L’empereur se compare à Man jusri, premier ministre du Bouddha. Le passé mythique justifie le présent (frugalité, esprit martial, ségrégation raciale) et le mandat du ciel dont bénéficie l’empereur : plus que d’un discours utopique, il s’agit d’une vision uchronique, une interprétation géopolitique de la culture chinoise. Les stèles associent dans leurs localisations variées le bouddhisme du nord au confucianisme du sud, l’empereur siégeant au milieu. Effet pervers de la construction de Chengde en terre mongole par des ouvriers chinois immigrés : alors que les transferts de population étaient interdits entre les différentes communautés les Chinois s’installent en Mongolie et commencent à coloniser le pays en y introduisant des cultures nouvelles (maïs, etc.). En 1820, les empereurs Qing renoncèrent au voyage de Chengde ; la ville sombra dans l’oubli. Il reste le souvenir d’une machine créée pour circuler dans l’empire sans se déplacer et des textes poétiques dont l’interprétation est multiple.

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Référencé dans la conférence : Civilisations et cités perdues dans la littérature des voyages
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