Récits utopiques de la Renaissance

Conférencier / conférencière

L’utopie renaissante peut être considérée comme une fresque où se distinguent depuis le texte fondateur de More en 1516, celui de Rabelais en 1532 et à l’orée du XVIIe siècle, la _Cité du Soleil_ de Campanella rédigée en 1602, mais publiée en 1623. On pourrait y ajouter Francis Bacon et sa New Atlantis, Atlantis nova (1627) (La Nouvelle Atlantide, Flammarion, 1995). On analysera les utopies dans une perspective économique et non politique, morale et religieuse, comme on le fait le plus souvent. Idée fondamentale : les récits utopiques naissent dans des périodes de crise à un moment où il faut réfléchir à de nouveaux modèles économiques. Michelet datait la Renaissance française du Sac de Rome en 1494… L’humanisme français puise dans les sources italiennes. La science économique s’interroge sur des phénomènes nouveaux liés aux Grandes Découvertes et à l’afflux en Europe du métal précieux, surtout l’argent, venu du Nouveau Monde : on expérimente la notion d’inflation que certains commencent à expliquer par ce surplus monétaire pour une même quantité de marchandise négociable. Après 1530, paraît le premier désenchantement. L’argent fiduciaire (lettre de change) devient une marchandise qui peut se négocier partout avec un certain bénéfice, sans référence au métal. D’autre part, le monde stable médiéval et, bientôt, les modèles antiques ranimés ne correspondent plus à la vie pratique. On crée des collèges pour enseigner ce savoir différent, utilisable immédiatement. C’est l’époque où naissent les premiers guides de voyage, dont la fameuse _Guide des chemins de France_ (1552) de Charles Estienne, destinés aux marchands voyageurs. Cela correspond aussi à une crise cosmographique (Copernic) et à la profonde crise religieuse qui marque le XVIe siècle et aboutit à la naissance de l’individu moderne. Le système de More est sans doute le plus complexe et paradoxalement le plus moderne pour répondre à ces crises nées ou en voie de naître. La valeur travail est au centre de l’utopie ; si l’agriculture reste encore nécessaire, la moyenne entreprise est présente avec une organisation du travail à plein temps qui élimine par là même l’oisiveté. Comme Machiavel, More pense que les arts et l’oisiveté sont le témoignage d’une société qui a tout et se tourne vers le superflu : c’est une société vouée au déclin. La société utopienne pratique le négoce, la « trafic » (Montaigne) pour favoriser un système compensatoire d’échanges. La richesse des utopiens vient du commerce et d’un système de monnaie fiduciaire gagée par les citées utopiennes. L‘or et l’argent sont donc exclus du système monétaire (une permanence dans les utopies futures jusqu’à l’Eldorado du _Candide_ de Voltaire et au système phalanstérien du XIXe siècle). L’univers de l’abbaye de Thélème est tout à fait différent. La règle des Thélémites : « Fais ce que tu voudras » définit à la fois une société totalement démocratique et un univers où les conflits entre l’homme et la société sont inexistants (chacun fait en même temps et de son propre chef ce que tous les autres font…). L’économie est mise en dehors de l’Abbaye, car l’échange est conflictuel par nature. Le récit des fouaciers et des bergers qui précède la fondation de Thélème le prouve : l’échange monétaire fondé sur une fixation arbitraire du prix des marchandises conduit aux conflits et aux guerres. En créant l’Abbaye de Thélème et en la finançant totalement, Gargantua pratique la vieille économie médiévale du don, sans intérêt. L’Abbaye disparaîtra quand les crédits seront épuisés. Thélème est une utopie de l’échec, non reproductible, à la différence du projet de More. Ensuite, dans la geste rabelaisienne, Pantagruel, deviendra un roi errant après l’échec de l’utopie thélémite, entre débat sur le mariage et la Dive Bouteille, dans une île d’Utopie vidée de son sens où il est pourtant né. Le texte de T. Campanella dont le titre renvoie à _La Cité de Dieu_ de saint Augustin est un texte plus idéaliste, moins marqué d’économie. On y fait un « usage limité du commerce » ; la monnaie existe, mais uniquement pour le négoce qui est fait par des marchands étrangers aux Solariens. Dans cet univers où les structures familiales sont détruites et où l’eugénisme est la règle, les travaux les plus rebutants sont confiés à des esclaves et pour les Solariens, le travail en équipe est la règle sous la direction d’un sage contremaître… L’histoire de l’utopie, de More à Campanella, est parallèle au passage d’une Renaissance radieuse à une modernité consciente de ses contradictions.

Pour la bibliographie, voir la bibliographie générale du séminaire.

Référencé dans la conférence : Littérature des Voyages extraordinaires et imaginaires jusqu’au XVIIIe siècle
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