Si près de l’Europe pourtant, le continent africain a été le dernier à être vraiment connu et cartographié. Le séminaire traite de cette lente découverte, d’un continent dont les cartes proposent encore au XIXe siècle de vastes étendues blanches.
D’une surface de plus de trente millions de km2 , des bords du Nil au détroit de Gibraltar, du Maghreb à l’Afrique australe, le continent paraît très divers et ne pas être réduit à un imaginaire unique. Dès l’Antiquité, les voyageurs ont parcouru l’Egypte ; ils ont aussi été sur les routes du Maghreb. Il semble, d’ailleurs, que le terme même d’Africa soit d’origine berbère. La première « Africa » est l’Afrique romaine aux premiers siècles de notre ère, le Maghreb : la civilisation romaine, puis le christianisme s’y acclimatent et prospèrent ; saint Augustin en est originaire de même que de nombreux pères de l’Eglise. Au sud, existe un territoire, le plus vaste du continent que l’on ne connaît pas, la Nigritie, le pays des noirs. Au deuxième siècle de notre ère, Ptolémée décrit le monde vraisemblable dans sa _Geographia_, compilation du savoir géographique de son époque : l’Afrique est une espèce de rectangle dont le sommet correspond au Maghreb ; pour la partie méridionale, on la lie au continent austral : il n’y a pas de passage vers l’océan Indien (voir la carte ci-dessus). Ce savoir antique est oublié pendant la plus grande part du Moyen Âge; on lui substitue une géographie fondée sur une conception chrétienne de l’espace : un centre où est Jérusalem, d’où partent trois bras aquatiques en forme de croix –naturellement- : :la Méditerranée à gauche, le Tanaïs (le fleuve Don) à droite et, au milieu, perpendiculairement, le Nil ; le paradis est au sommet de la carte (à l’est). L’Afrique y est représentée comme une masse informe : c’est là que vivent les descendants du fils indigne de Noé, Cham, des créatures qui désespèrent Dieu. Á la fin du VIIe siècle, les Arabes, venus de l’Est, avaient envahi et islamisé l’Egypte et le Maghreb : l’Afrique chrétienne (bien qu’hérétique) avait alors vécu. Il existait dorénavant au sud de la Méditerranée un mur hostile qui interdisait le transit des Européens vers le centre et le sud d’un continent d’ailleurs totalement mystérieux. Lors de son voyage de retour de Chine à Venise, entre 1291 et 1295, Marco Polo qui veut décrire la totalité du monde et pas seulement les étapes de son voyage dans _ Le Devisement (= Description) du monde_ parle de l’Afrique et les îles de l’océan Indien qu’il n’a pas vues en s’inspirant de récits de marchands arabes qui ont voyagé dans ces zones (ch. 183-192) : outre les îles mâles ou femelles, l’île de « Scara » administrée par un archevêque nestorien, on y trouve confondus Madagascar et Mogadiscio en Somalie, « la plus grande île du monde » où vivent éléphants et chameaux, plus des griffons baptisés « ruc » que l’on retrouve dans les voyages de Sindbad le marin des _Mille et une Nuits_ sous le nom de « rukh ». L’île de Zanzibar, qualifiée d’ « île des noirs », est peuplée de géants nus. .En 1453, Constantinople tombait aux mains des Turcs, ce qui marquait la fin de l’Empire byzantin et, en même temps, la déchéance de la route terrestre des épices contrôlée par Venise dans les ports de la Méditerranée orientale. Les épices venus de l’océan Indien valent alors le prix de l’or dans la gastronomie occidentale. Au Maghreb s’installent des Régences dépendant de l’Empire ottoman (Alger, 1518 ; Tripoli, 1551 ; Tunis, 1570). La découverte de l’Afrique sera la conséquence singulière de cet état de fait. Au sud de l’Europe, le Portugal a déjà développé une marine qui commerce sur la côte atlantique du Maghreb. Il y établit des têtes de pont et va vers le sud inconnu où l’on redoute la zone torride et l’équateur où l’eau est censée bouillir. La cartographie maritime de l’époque est composée de portulans qui sont des représentations de côtes : on navigue à vue en s’aidant des courants et des vents favorables. Une nouvelle technologie apparaît qui permet de remonter au vent. Contrairement à la représentation de Ptolémée, les Portugais soupçonnent qu’il existe, au sud de l’Afrique, un passage qui permettrait d’accéder par l’océan Atlantique à l’océan Indien et au monde des épices. Ils vont donc, sur des décennies, naviguer vers ce passage espéré : ils atteignent Gorée et le Sénégal en 1444, le Congo en 1482 et Bartolomeu Diaz arrive en 1488 au cap de Bonne-Espérance. La route des Indes est ouverte. En 1500, ils abordent à Madagascar, qu’ils baptisent île de Saint-Laurent, et, en 1507, ils s’installent dans l’île de Mozambique. Entre temps, le traité de Tordesillas (1494) signé par les rois catholiques d’Espagne, le roi de Portugal et le Pape avait réparti les terres à découvrir : une ligne située à 370 lieues à l’ouest du Cap-Vert était définie, tout ce qui était à l’ouest était accordé au Portugal et, par là, la route des Indes par l’Afrique. Les autres nations maritimes, comme la France et, plus tard, la Hollande ne reconnurent pas cet accord. La France tenta de suivre la même route : en 1642, la France fonde Fort-Dauphin au sud-ouest de Madagascar, d’où vont partir des prises de possession sur les îles Mascareignes découvertes par les Portugais (l’île Bourbon et l’île de France, qui sont aujourd’hui La Réunion et Maurice) ; en 1652, les Hollandais s’emparent du Cap de Bonne-Espérance et contrôlent le passage vers l’Inde. ; en 1659, la France crée la ville de Saint-Louis du Sénégal. Depuis le XVIe siècle, l’Afrique servait de réservoir pour les esclaves envoyés en Amérique : les Européens remontaient les fleuves (Niger, Congo, Zambèze, etc.) pour négocier leur achat. De grands mythes africains parvenus en Europe remplacent une histoire complexe d’empires et d’états tout à fait inconnus des pays du nord (Mali, Songhai, Mossi, etc.). Diffusé d’abord par les Portugais qui ont remonté le Zambèze et se sont heurtés à lui, le mythe du royaume de Monomotapa (en gros, le Zimbabwe actuel) est une espèce de paradis dont notre littérature nationale se souvient à l’occasion : La Fontaine en fait le lieu emblématique de sa fable des deux amis (1678, VIII, 11) : « Deux vrais amis vivaient au Monomatapa », et Diderot en fait le lieu feint, mais évocateur, de l’impression d’un conte libertin et philosophique comme _Les Bijoux indiscrets_ (1748). Un autre mythe, chrétien celui-là, suggérait que l’Afrique musulmane et animiste avait part à la révélation chrétienne. Le mythe du royaume du Prêtre Jean naquit vers 1165 par une lettre censément adressée par le Prêtre Jean à l’empereur byzantin Manuel I Conmène pour demander de l’aide à la chrétienté contre des ennemis païens. On situait ce royaume, traversé par l’un des fleuves du paradis, en Afrique tout autant qu’en Asie centrale ; Marco Polo choisit cette hypothèse et décrivit avec beaucoup d’imagination ce lieu où vivaient des espèces animales inconnues. La version africaine (peut-être fondée sur le royaume chrétien d’Ethiopie dit d’Abyssinie) eut son succès et les missionnaires surtout portugais le recherchaient encore au XVIIe siècle (voir, ci-dessous, la relation du jésuite J. Lobo). Dans ce siècle classique, de la raison raisonnée, l’imaginaire de l’Afrique était peuplé pour les Européens de toutes les rêveries fantastiques venues du fond des âges. Le roman utopique de Gabriel de Foigny _La Terre australe connue_ (1676) narre un voyage imaginaire au continent austral dont le trajet passe par l’Afrique jusqu’au cap de Bonne-Espérance (ch. 2 et 3) avant de ressortir du continent austral par Madagascar (ch. 14). Si la description de la Terre australe est une pure affabulation, celle de l’Afrique et de Madagascar faite par le voyageur Sadeur – un Portugais- est une compilation de sources diverses transcrites par Foigny, qui n’a jamais voyagé en Afrique. Ces sources semblent pour une grande partie portugaises et concernent les régions du Congo et de l’Angola actuelle (Luanda), alors comptoir portugais. Le lieu est décrit comme une espèce de « paradis terrestre » : une nature luxuriante produit des fruits qui s’offrent à l’homme, comme les animaux et les poissons qui se livrent d’eux-mêmes aux chasseurs et aux pécheurs. Mais c’est une nature ambiguë où, comme plus tard chez les « Australiens » hermaphrodites, le mélange des espèces crée des monstres. La chaleur excessive assoupit la sexualité (théorie des climats venant de Jean Bodin au siècle précédent), mais suscite des métissages contre nature : poissons « amphibies », mais aussi « chiens barbets », voire « renards ou « paons » avec plumes et écailles ou « aigles ». L’humanité elle-même n’est pas exempte de ces créations monstrueuses : le « Cafre » est le produit d’un homme et d’une tigresse. Au siècle suivant, cette sexualité monstrueuse sera encore attribuée aux Hottentots du Cap.
Complément bibliographique
Textes
Foigny, Gabriel de, _ La Terre australe connue_, Pierre Ronzeaud éd., Paris, STFM, 1990.
Lobo, Jérôme, _Relation historique d’Abyssinie-, trad. Joachim Le Grand, Paris, Veuve Coustelier, 1728.
Polo, Marco, _Le devisement du monde: le livre des merveilles_ ; texte intégral établi par A.-C. Moule et Paul Pelliot ; version française de Louis Hambis ; introduction et notes de Stéphane Yerasimos, Paris, La Découverte, 1991.
Études
Jacob, Christian, _L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire_, Paris, Albin Michel, 1992.
Ronzeaud, Pierre, _ L’Utopie hermaphrodite. ‘La Terre australe connue’ de Gabriel de Foigny, 1676_, Marseille, CMR 17, 1982.