L'expédition Baudin au Port Jackson en 1802 : échanges culturels et images de l'autre

Conférencier / conférencière

L’expédition de Nicolas Baudin en « Nouvelle-Hollande » (Australie) jusqu’à «Port-Jackson» (Sydney) se place dans les premières années du Consulat : 1800-1804. Il s’agit d’une entreprise ressemblant aux grandes expéditions de la fin de l’Ancien Régime (La Pérouse, d’Entrecasteaux) ayant à la fois un but scientifique apparent et des ambitions stratégiques plus discrètes. Baudin est donc accompagné de scientifiques et pourvu d’instructions rédigées par Cuvier et Degérando. Deux vaisseaux emmenant vingt-deux hommes de sciences partent donc pour la colonie anglaise de Port-Jackson établie en 1770. La paix n’est pas encore signée avec l’Angleterre. Contournant l’Afrique, l’expédition fait escale à l’île de France (Maurice) (où elle abandonne ses artistes), passe par Timor et la Terre de Diemen avant d’atteindre Port-Jackson en juin 1802, où elle est bien accueillie malgré l’état de belligérance (on apprendra la signature de la Paix d’Amiens lors du séjour). Les trois récits assez décousus du naturaliste (et rousseauiste) François Péron correspondent aux instructions reçues avant le départ de s’informer sur les aborigènes (le terme d’ « anthropologie » date de 1794) et de retrouver, grâce à eux, les traces des premières époques de l’histoire humaine. Selon Degérando, les voyageurs doivent être les « illustres envoyés de la philosophie ». Mais Cuvier critiquera le manque de précision des gravures tirées des dessins faits sur place par Nicolas Petit et Alexandre Lesueur, qui ont remplacé les artistes laissés à Maurice. Le récit de Baudin est plus objectif que celui de Péron, et comme celui de Pierre-Bernard Milius, le second de Baudin, il fut rédigé plus tard. Port-Jackson est décrit comme une colonie florissante, particulièrement par l’enthousiaste Péron ; ces Anglais (ou Irlandais), anciens « brigands » déportés dans l’Hémisphère Sud, ont créé un environnement civilisé qui fait contraste avec les aborigènes. Péron expérimente sur ces derniers le « dynamomètre », récemment inventé, pour mesurer la force physique des naturels. Leur infériorité physique par rapport aux Français et aux Anglais soumis à la même expérience est le résultat le plus probant de cette enquête sur le terrain. Péron constate aussi que les aborigènes refusent la civilisation et l’évolution. La plupart des illustrations rapportées du voyage sont des portraits de ces êtres inassimilables. Dans un mémoire manuscrit remis à Fourcroy et publié seulement en 1998, Péron éclaircissait les buts politiques du voyage : on pouvait espérer que les anciens forçats confinés en Australie pourraient se révolter contre les Anglais. Purifiés de leurs mauvaises tendances par le travail, ils devraient être des alliés utiles pour une vaste entreprise qui eût consisté à conquérir les îles du Pacifique et à organiser dans l’empire colonial espagnol de l’Amérique du Sud des révoltes destinées à le mettre à bas ! Ces ambitieuses idées ne retinrent pas l’attention d’un Napoléon occupé à d’autres conquêtes. Baudin ne revit jamais la France : il mourut sur le chemin du retour.

Mots-clés : impérialisme. botanique. technologie.

L’expédition Baudin à Port Jackson, 1802 : “Jamais peut-être un sujet plus intéressant et plus curieux ne s’offrait à la méditation de l’homme d’Etat et du philosophe…”
1. Le Sieur de La Pérouse, en toute occasion, traitera les différents peuples visités durant son voyage avec beacoup de douceur et d’humanité. Il emploiera avec zèle et intérêt tous les moyens possibles pour améliorer leur condition en procurant pour leur pays des légumes, fruits et arbres européens qui pourraient leur être utiles, et il leur apprendra à les planter et à les cultiver. (Voyage de La Pérouse autour du Monde).
2. Le voyageur philosophe qui navigue vers les extrémités de la terre, traverse en effet la suite des âges ; il voyage dans le passé ; chaque pas qu’il fait est un siècle qu’il franchit. Ces îles inconnues auxquelles il atteint, sont pour lui le berceau de la société humaine. (Degérando).
3. … un monde nouveau se formant peut-être aux extrémités de la terre ; le globe entier couvert d’habitants plus heureux et plus sages, plus également partagés, plus étroitement unis, la société s’élevant à de plus rapides progrès par une plus grande émulation, et atteignant peut-être par ces révolutions inattendues, cette perfection qu’invoquent nos vœux, mais auquel contribuent si peu et nos lumières, et nos méthodes, et nos livres ! [… ] Voyez combien les découvertes de Colomb changèrent la face de la société […] Mais Colomb ne jeta dans le Nouveau Monde que d’avides conquérants ; et vous ne vous avancez vers les peuples du Sud qu’en pacificateurs et en amis. (Degérando).
4. Les dessins qui se trouvent dans les voyages modernes, quoique faits sur les lieux, se ressentent plus ou moins des règles de des proportions que le dessinateur avait apprises dans les écoles d’Europe, et il n’en est presque aucun sur lequel le naturaliste puisse assez compter pour en faire la base de recherches ultérieures. (Cuvier).
5. L’influence que ces diverses structures peuvent avoir sur les facultés morales et intellectuelles de ces diverses races a été appréciée jusqu’à un certain point, et l’expérience semble assez d’accord avec la théorie dans tout ce qui concerne les rapports entre la perfection de l’esprit et la beauté de la figure. (Cuvier).
6.
i. La perfection morale ne doit-elle pas être en raison inverse de la perfection physique ?
ii. Cette perfection physique n’exclut-elle pas non seulement la sensibilité morale, mais encore la sensibilité physique elle-même ? (Péron, Observations sur l’anthropologie).
7. Avec des hommes aussi farouches, nos rapports ont été, sinon rares, au moins difficiles et périlleux, et la plupart de nos entrevues, […] se sont terminées par des agressions hostiles de leur part. (Péron, Voyage de découvertes).
8. Les rues et les maisons se montrèrent à nos yeux comme un jeu de Domino placé sur un tapis de verdure. (Péron, Voyage de découvertes).
9. …je n’ai pas vu sans un étonnement meslé d’admiration les travaux immenses qu’ont faits les Anglais depuis douze ans qu’ils sont établis au Port Jackson, quoiqu’ils aient commencé avec de grands moyens et fait de grandes dépenses, il n’en est pas moins difficile de concevoir comment ils sont si promptement parvenus à l’état de splendeur et d’aisance dans lesquels ils se trouvent presentement… (Milius).
10. … combien ne dûmes-nous pas être étonnés [… ] de l’état florissant de cette colonie singulière et lointaine ! La beauté du port fixait tous les regards. (Péron, Voyage de découvertes).
11. Tandis que ce divers objets appeloient ainsi nos méditations les plus profondes, tous les administrateurs et tous les citoyens de la colonie se pressoient autour de nous pour réparer nos maux, pour nous les faire oublier.… Tout ce que le pays pouvoit offrir de ressources fut mis à notre disposition. (Péron, Voyage de découvertes).
12. L’intérêt du voyageur s’accroît encore, lorsqu’il vient à visiter l’intérieur des habitations qu’il rencontre. Sous ces toits agrestes, au milieu de ces forêts profondes, habitent en paix des brigands qui étoient naguère la terreur de l’Europe, … Tous ces malheureux, jadis le rebut et la honte de leur patrie, sont devenus, par la plus inconcevable des métamorphoses, des cultivateurs laborieux, des citoyens heureux et paisibles. Nulle part, en effet, on n’entend parler de meurtres ou de vols ; la sécurité la plus parfaite règne à cet égard dans toute la colonie. Avec quelle douce satisfaction que je m’empressai de raconter à cet intéressant compatriote toute cette suite de prodiges par lesquels un grand homme était enfin parvenu à rendre le bonheur et la paix à notre patrie commune ! Avec quel intérêt mon récit fut écouté ! Avec quelle effusion de cœur le bon Monsieur de la Clampe adressa des vœux au ciel pour le bonheur du Premier Consul et pour sa conservation ! (Péron, Voyage de découvertes).
13. Combien il diffère, soit au moral, soit au physique, de ces tableaux seduisans que l’imagination et l’enthousiasme créèrent pour lui, et que l’esprit de système voulut ensuite opposer à notre état social ! (Péron, Voyage de découvertes).
14. Le développement de la force physique n’est pas toujours en raison directe du défaut de civilisation ; il n’est pas un produit constant, il n’est pas un résultat nécessaire de l’état sauvage. (Péron, Voyage de découvertes).
15. ... supposons pour un instant que ces enfans déshérités de la nature viennent à déposer leurs mœurs féroces et vagabondes ; supposons que, réunis en tribus plus nombreuses, ils se rassemblent dans des villages ; … supposons que le droit de propriété vienne exciter au milieu d’eux une heureuse émulation ; … Combien les ressources de l’homme ne vont-elles pas se multiplier ! Combien ne va-t-il pas se trouver loin de ce dénuement déplorable dans lequel il traîne maintenant sa précaire existence ! Déjà ne croit-on pas voir les diverses espèces de kangaroos, devenues domestiques, pulluler autour de sa cabane ! (Péron, Voyage de découvertes).
16. La plupart et c’est le plus grand nombre se sont retirés très avant dans l’intérieur du pays où ils continuent à vivre à leur manière, ils se promènent habituellement dans la ville et dans la campagne, ils ne sont d’aucune utilité. (Baudin).
17. Il paraîtra bien étonnant, sans doute, que la civilisation n’ait fait aucun progrès parmi ces peuples depuis plus de quinze ans que les Anglais habitent cette isle. Ils furent d’abord effrayés de leurs nouveaux hôtes, mais cependant ils se familiariserent peu à peu à les voir, sans témoigner aucun désir de changer de condition. Le gouverneur fit plusieurs tentatives pour les engager à s’occuper chez les Européens. Il en prit plusieurs à son service. Mais à peine avaient-ils passé deux ou trois jours avec eux, qu’ils les abandonnaient pour se livrer à leur penchant naturel qui est l’indolence. (Milius).
18. … qu’il n’y avait pas de meilleur pays au monde que le sien et qu’il ne voulait pas le quitter. (Milius).
19. D’après ce que je viens de dire des Indigènes de la Nouvelle Hollande ils peuvent sembler les peuples plus misérables de la Terre ; mais en réalité ils sont beaucoup plus heureux que nous autres Européens, étant totalement ignorants non seulement du Superflu, mais des commodités nécessaires, tellement recherchés en Europe ; ils sont heureux en n’en sachant pas l’usage. Ils vivent dans une tranquillité qui n’est pas troublée par l’inégalité des conditions. La terre et la mer leur fournissent de leur propre accord tout ce qui est nécessaire à la vie. Ils ne convoitent pas les maisons magnifiques, les objets qu’elles contiennent etc. : ils vivent dans un climat chaud où il fait beau, et l’air est sain ; et ils semblent s’en rendre bien compte, car beaucoup d’entre ceux à qui nous avons donné de l’étoffe, etc. l’abandonnèrent sur la plage et dans les bois, comme une chose dont ils n’avaient aucun usage : en somme il ne prisaient aucunement ce que nous leur donnions, et ils ne voulaient pas non plus se séparer de leurs possessions en échange d’articles que nous voulions leur offrir. Ceci à mon avis prouve qu’ils pensent qu’ils sont pourvus de toutes les nécessités de la vie et qu’ils n’ont rien de superflu. (Cook).
20. … ils craignent […] que nous n’ayons le projet de nous établir dans le Canal d’Entrecasteaux en ce qu’ils prétendent à la Souveraineté de l’Isle de Diemen en vertu de la prise de possession faite en l’an 1788 dont les limites sont rapportées dans le voyage de Philipes. Je suis persuadé que par la crainte de nous avoir pour voisin ils vont faire occuper cette partie de la Terre de Diémen afin de tacher de constater d’une manière authentique leur droit de propriété ; s’il en est ainsi ce sera veritablement une perte pour la France car un Establissement au sud de la Terre de Diemen ne peut que procurer de grands avantages de commerce et que la politique semble même nous commander. Le sol de cette partie est sans contredite meilleur que celui de Port Jackson et de ses environs et les ports tout aussi multipliés que ceux des anglais soit à Sydney, soit à Port Jackson. (Péron, Mémoire).
21. La sagesse du héros qui l’ordonnait, ses vues profondes et celles aussi du nouveau Conseil qu’il venait de former, me la firent envisager de bonne heure bien moins comme une opération scientifique que comme une de ces combinaisons de la politique la plus éclairée, la plus utile […] Tel fut, Citoyen Conseiller d’Etat, l’idée réelle que je me suis faite d’abord du but de notre voyage et tout l’appareil scientifique déployé à son occasion ne me parut qu’un moyen indispensable autant qu’il était sûr, soit pour écarter les soupçons jaloux de l’inquiète Angleterre, soit aussi pour fournir au gouvernement des renseignements plus divers et plus nombreux aussi sur tout ce qu’il importait de connaître et d’apprendre. (Péron, Mémoire).
22. Les détails dans lesquels je vais entrer à cet égard suffiront peut-être pour vous le prouver… Je crois néanmoins devoir vous observer ici que je peux être celui qui me suis le plus spécialement livré aux recherches de ce genre, et mes rapports avec les personnes les plus recommendables du Port Jackson joint à mon titre qui me permettait de faire beaucoup de questions qui, de la part de tout autre, auraient pu paraître indiscrètes, ces rapports, dis-je, m’ont permis de puiser mes renseignements aux meilleures sources. (Péron, Mémoire).
23. Jamais peut-être un sujet plus intéressant et plus curieux ne s’offrait à la méditation de l’homme d’Etat et du philosophe, jamais peut-être l’on eut d’exemple plus éclatant de la toute puissance des lois et des institutions sur le caractère des individus et des peuples. Les inclinations les plus perverses peuvent céder à la force d’une bonne et vigoureuse administration. Botany Bay va nous en fournir la preuve éclatante. (Péron, Mémoire).
24. D’autres familles plus honnêtes jouissent bientôt du fruit de ce travail qui ne pouvait être achevé que par le sacrifice de quelques individus, et sans doute il vaut mieux que ce soient des hommes profondément pervers que les crimes les plus hideux ont souillés et que le mépris public doit accabler durant tout le cours de leur existence.” (Péron, Voyage de découvertes).
25. Combien de fois n’avons-nous pas vu tous ces malheureux déportés, les yeux baignés de larmes, se répandre en imprécations contre l’Angleterre, implorer Bonaparte et appeler sur leurs oppresseurs le moment de la vengeance ? (Péron, Voyage de découvertes).

Petite bibliographie

Degérando, Joseph-Marie, Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages (1800), in Aux Origines de l’anthropologie française, textes publiés et présentés par Jean Copans, Jean Jamin, Paris, Ed. Le Sycomore, 1978.
Horner, Frank, The French Reconnaissance, Melbourne, Melbourne University Press, 1987.
Milius, Pierre-Bernard, Voyage aux Terres australes, transcription par Jacqueline Bonnemains and Pascale Hauguel, Société havraise d’études diverses, Muséum d’Histoire naturelle du Havre, 1987.
Péron, François, Mémoire sur les établissements anglais à la Nouvelle Hollande, à la Terre de Diémen et dans les archipels du grand océan Pacifique, transcrit et édité par Roger Martin, Revue de l’Institut Napoléon, 176, 1998, 1, pp. 11-172.
Péron, François, Observations sur l’Anthropologie et l’Histoire naturelle de l’homme, la nécessité de s’occuper de l’avancement de cette science et l’importance de l’Admission sur la Flotte du Capitaine Baudin d’un ou plusieurs Naturalistes spécialement chargés de recherches à faire sur cet objet, Paris, Imprimerie de la Stoupe, l’an 8.
Péron, François, Voyage de découvertes aux terres australes, exécuté par ordre de sa majesté l’Empereur et Roi, sur les corvettes Le Géographe et Le Naturaliste et la goëlette Le Casuarina pendant les années 1800, 1801, 1802, 1803, et 1804, vol 1, Imprimerie Impériale, 1807, Vol 2 (continué par Louis Freycinet après la mort de Péron), 1816.
Baudin, Nicolas, Mon Voyage aux Terres australes, ed. Jacqueline Bonnemains avec la collaboration de Jean-Marc Argentin et Martine Marin, Paris, Imprimerie Nationale, 2000.
Plomley, N. J. B., The Baudin Expedition and the Tasmanian Aborigines 1802, Hobart, 1983.
Bonnemains, Jacqueline, Elliot Forsyth et Bernard Smith, Baudin in Australian Waters, Oxford University Press, 1988.

Référencé dans la conférence : Horizons du voyage : écrire et rêver l'univers
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