L’approche historique de la littérature géographique revient à faire une analyse d’un discours sur l’espace. Au début de l’Âge moderne, à la fin du Moyen Âge, l’héritage antique se conjugue avec l’expérience des voyageurs. Il s’agit alors de penser l’espace. Traditionnellement, on divisait en trois étapes la découverte de la montagne – en particulier des Alpes- par la civilisation occidentale : un premier temps, celui du Moyen Âge et du XVIe siècle, correspondrait à une période de refus, sauf pour quelques intellectuels suisses protestants, comme Conrad Gessner ; un deuxième temps, le XVIIe siècle, aurait été celui de la rationalité qui jugeait la montagne comme le lieu de la confusion et de l’inesthétique (« monts affreux ») ; le troisième temps, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, aurait vu l’émergence du sentiment de la montagne (Rousseau, Saussure, etc.). Il convient de revisiter ce découpage. Dès la fin du XVe siècle, les guerres d’Italie voient passer de nombreux voyageurs : l’arc alpin est inévitable. Le plan de la conférence s’ensuit : 1) Bilan du savoir à la fin du XVe siècle. 2) Géographie du savoir. Centre et périphérie. 3) Le regard des lettrés sur l’espace alpin. Partons de 1492 et de la découverte de l’Amérique : on connaît alors à peine plus certaines régions de l’Europe. La connaissance géographique est paradoxalement livresque, fondée sur l’héritage antique transmis par le Moyen Âge et, en premier lieu, par le cosmographe alexandrin Ptolémée, qui fournissait du monde connu 8000 noms de lieux avec leurs coordonnées. Pour ce qui de l’arc alpin, on y trouvait 60 toponymes, pour la plupart des villes et des villages et seulement deux noms de montagne et quelques rivières ou lacs. Par ailleurs, la littérature antique fournissait quelques évocations des Alpes chargées de mettre en évidence la sauvagerie et le séjour inhospitalier qu’elles promettaient : c’était des vers de Silius Italicus sur le passage des Alpes par Hannibal : « Seul le hideux hiver hante ces sinistres chaînes », etc. (_Punica_, Livre III, vers 479-495). Les voyageurs parcourant ou gravissant la montagne existent pourtant au Moyen Âge ; certains sont célèbres comme Pétrarque escaladant le Mont Ventoux ou se rendant à la Fontaine de Vaucluse ; on fait, en 1492 –année climatérique !- l’ascension du Mont Aiguille, évoquée par Rabelais comme celle d’un « potiron » dans le _Quart-Livre_ (1552, ch. LVII), etc. ; mais si cette expérience existe, elle n’influe guère sur la littérature géographique. Les erreurs persistent, et les plus grossières : en 1495, encore, une édition de Barthélemy L’Anglais, encyclopédiste du XIIIe siècle, confond les Alpes avec les Pyrénées : une carte en donne l’image absurde. Le _De Sphaera mundi_ de Joannes Sacrobosco, professeur à Paris dans les années 1220, sera jusqu’au début du XVIe siècle l’ouvrage de référence dans les universités : il servira de vademecum aux voyageurs instruits, mais son planisphère renvoie à la basse Antiquité. La littérature elle-même, attentive à reproduire les modèles antiques, ne va pas plus loin : les œuvres de la première Renaissance répètent, sauf exception (voir la conférence de Rosanna Gorris), des stéréotypes bien connus ; univers de glace , barbare et sauvage, la montagne sert de repoussoir rhétorique : Eustache Deschamps évoque la « folie » de vouloir aller dans les montagnes accompagné des « marrons », les guides du temps ; Olivier de Magny voit dans la montagne la pire des expériences humaines (_Les Soupirs _, 1557, Sonnet CXLIX) ; Du Bellay considère le voyage en montagne comme le châtiment suprême du criminel et du pécheur (_Les Regrets_, 1558, Sonnet 134 : « Les Grisons »). C’est alors, cependant, que la littérature géographique progresse grandement. Le savoir antique est revisité et corrigé par les cartographes qui font mine de penser que la pureté des connaissances antiques a été trahie par leur transmission à travers les siècles du Moyen Âge ; mais le savoir antique disparaît au fur et à mesure. Les voyageurs continuent à voyager avec leur culture et justifient leurs relations par les inévitables citations des auteurs antiques : le voyage lettré est aussi un voyage éducatif. Cela ne veut pas dire que la montagne en soit mieux perçue : Jean Godeffroy, un marchand qui voyage dans les Alpes en 1570-1571 -une dizaine d’années avant Montaigne – établit un curieux passage de la civilisation à la sauvagerie en fonction de l’éloignement des villes et de l’altitude : par là, les sommets sont des déserts de sociabilité. Mais un nouveau savoir se fait jour au cours du XVIe siècle par tri du savoir ancien et par l’influence des milieux réformés de la Suisse alémanique habitués à ce type d’exercice dans le domaine religieux. En 1544, Sébastien Münster publie sa célèbre _Cosmographia universalis_, qui associe au savoir antique l’observation moderne. Parfois, la confusion avec les sources antiques s’installe comme dans les usages des marmottes ou dans la représentation des cornes des bouquetins des Alpes, que Pline disait habiles à servir pour s’accrocher d’un point d’appui à l’autre, des cornes en avant que reproduit Münster en contradiction avec la simple observation (voir l’image ci-dessus). Dans sa traduction française de Münster en 1575, François de Belleforest corrige le texte original par les relations de voyages. C’est ainsi que naît un nouveau regard sur la montagne. L’autopsie des voyageurs corrige les idées reçues : Montaigne découvre le « bon air » des Alpes, leur climat tempéré et leurs agréments : « le plus agréable paysage qu’il eût jamais vu ». Gabriel Symeon revisite la Fontaine de Vaucluse à travers Pétrarque : c’est un autre « Mont Parnasse ». Une réorganisation du savoir se manifeste par l’affinement du vocabulaire descriptif. Dans l’Antiquité, les Alpes étaient considérées comme une borne et une limite de la civilisation ; on passa ensuite à les considérer comme des éléments incongrus placés sur la véritable surface terrestre qui était la plaine (les vallées étaient seules les témoignages de ces plaines et de la civilisation) ; ensuite vint la considération des montagnes en elles-mêmes : l’organisation de ses massifs. Ptolémée avait une lecture ponctuelle de l’espace (les toponymes), la géographie renaissante distingue le « topos » (le lieu) du « chora » (l’être géographique dans une région). Les cartes commencent à représenter les villes sous forme de plans en rapport avec leur environnement géographique, politique et économique. La relation entre la carte et le paysage apparaît. Un nouvel usage des cartes se détermine alors. Pour conclure, la Renaissance a opéré un tri sur le savoir antique, sans nécessairement l’éliminer. De la centaine de toponymes alpestres repertoriés par les géographes au début du XVIe siècle, on passe à 3600 au début du XVIIIe. On commence alors à regarder les lieux pour ce qu’ils sont…
Exemplier
Silius Italicus, traversée d’Hannibal :
Cuncta gelu canaque aeternum grandine tecta
atque aeui glacie cohibent ; riget ardua montis
aetherii facies, surgentique obuia Phoebo
duratas nescit flammis mollire pruinas.
Quantum Tartareus regni pallentis hiatus
ad manis imos atque atrae stagna paludis
a supera tellure patet, tam longa per auras
erigitur tellus et caelum intercipit umbra.
Nullum uer usquam nullique aestatis honores,
sola iugis habitat diris sedesque tuetur
perpetuas deformis hiems ; illa undique nubes
huc atras agit et mixtos cum grandine nimbos.
Iam cuncti flatus uentique furentia regna
Alpina posuere domo. Caligat in altis
obtutus saxis, abeuntque in nubila montes.
Mixtus Athos Tauro Rhodopeque adiuncta Mimanti
Ossaque cum Pelio cumque Haemo cesserit Othrys .
[Silius Italicus, Punica, Livre III, v.479-495 (« Là, tout est recouvert d’une couche de gel, de verglas éternel emprisonnant les glaces séculaires. Jusqu’au ciel la montagne érige une paroi raide et froide et, malgré les ardeurs de Phébus qui la frappent dès son lever, elle ne peut dissoudre aux rayons du soleil sa neige durcie. Autant le gouffre du livide Tartare s’ouvre, depuis la surface de la terre, jusqu’au fond du royaume des mânes et aux flots du noir marécage, autant s’élève cette montagne dressée dans les airs et dont l’ombre ôte la vue du ciel. Là-haut, pas de printemps, pas d’été somptueux. Seul, le hideux hiver hante ces sinistres chaînes et s’y tient pour toujours ; de toutes parts, il y pousse les sombres nuées et les orages chargés de grêle. Tous les souffles et les vents ont établi sur le domaine des Alpes leurs royaumes en furie. Le regard se trouble à fixer la hauteur de ces rocs et les monts vont se perdre dans les nues. En ajoutant l’Athos au Taurus, en superposant le Rhodope au Mimas, l’Ossa au Pélion, I’Othrys à I’Hémus, on ne parviendrait pas à pareille altitude », traduction de Pierre Miniconi et Georges Devallet, op. cit.)].
Olivier de Magny, Sonnet CXLIX, 1557 :
I’aymeroy mieux coucher dix nuictz dessus la dure,
Voire dix iours d’yver demeurer tout botté,
Suyvant la court du Roy nuict & iour tout crotté,
Mal sain, & mal garny d’argent & de monture.
I’aymeroy mieux me voir dans la prison obscure
D’un marrane Espagnol, quinze iours garroté,
En danger quinze iours destre si mal traicté,
Que d’eau seulle & de pain on fit ma nourriture.
I’aymeroy mieux avoir sur mer un grand oraige,
Trente iours tout de reng en danger de naufraige,
Mais que de ce danger n’advinsent les effectz:
Que passer aux Grisons la Vrigue & la Berline,
Le pont de Camogasc, & le pont Arrasine,
Avecques leurs Marrons, & leurs Poiles infectz .
[Olivier de Magny, Les Souspirs, Paris, Vincent Sertenas, 1557, sonnet CXLIX. La graphie et la mise en page sont celles de cette première édition].
Joachim Du Bellay, Les Grisons, 1558 :
Celuy qui d'amitié a violé la loy,
Cherchant de son amy la mort & vitupere,
Celuy qui en procez a ruiné son frere,
Ou le bien d'un mineur a converty à soy :
Celuy qui a trahy sa patrie & son Roy,
Celuy qui comme Oedipe a fait mourir son pere,
Celuy qui comme Oreste a fait mourir sa mere,
Celuy qui a nié son baptesme & sa foy :
Marseille, il ne fault point que pour la penitence
D'une si malheureuse abominable offense,
Son estomac plombé martelant nuict & iour,
Il voise errant nudz piedz ne six ne sept annees :
Que les Grysons sans plus il passe à ses iournees,
I'entens, s'il veult que Dieu luy doibve du retour .
[Joachim Du Bellay, Les regrets et autres oeuvres poétiques, Paris, impr. de F. Morel, 1558, p. 32 r. Dans l’édition de la Bibliothèque nationale de France (BnF, Rés-YE-391), le sonnet est intitulé de façon manuscrite « Les Grisons ». Il s’agit du sonnet 134. La graphie et la mise en page sont celles de cette édition de 1558].
Fontaine de Vaucluse selon Gabriel Symeon :
Je desire aussi monstrer à plusieurs autres, qui souvent voyagent, qu'il leur revient à bien peu de louenge d'aller par le monde comme aveugles, & retournez qu'ils sont, demeurer au logis muets comme pécores.
C'est la vallée la plus délectable & de meilleur grace, & y sont les plus belles & claires sources d'eaue que je veis oncques de ma vie, tellement que si je n'eusse esté accompagné & entreprins le voyage de Romme, je croy que je fusse demeuré là. Car la petite colline, ou est assise la maisonnette de Petrarque, la solitude du lieu, les petits bocages de tous temps verdoyans, les haults rochers, & le doux son des eaues coulantes, me representoient naturellement devant les yeux le mont Parnassus, & la fontaine des neufs Muses: estimant bien heureux celuy qui auroit moyen d'habiter & rendre l'esprit sous un ciel si bening, doux, paisible, & lointain du bruit mechanique des grosses citez & villes, remplies d'enuie, de haine, d'ambition, d'avarice, de larrecins, de tromperies, de cervitude, persecutions, & d'homicides .
[Gabriello Simeoni, Les illustres observations antiques du seigneur Gabriel Symeon florentin, en son dernier voyage d'Italie l'an 1557, Lyon, par Ian de Tournes, 1558, p. 2 de la dédicace et p. 52]
Les Alpes selon Montaigne en 1580 :
Ce vallon sambloit à M. de Montaigne, representer le plus agreable païsage qu’il eust jamais veu ; tantôt se reserrant, les montaignes venant à se presser, & puis s’eslargissant asteure de nostre costé, qui estions à mein gauche de la riviere, & gaignant du païs à cultiver & à labourer dans la pente mesmes des mons, qui n’estoint pas si droits ; tantost de l’autre part ; & puis descouvrant des pleines à deus ou trois etages l’une sur l’autre, & tout plein de beles meisons de jantil’homes & des églises ; et tout cela enfermé & emmuré de tous costés de mons d’une hauteur infinie.
M. de Montaigne disoit : « Qu’il s’étoit toute sa vie mesfié du jugemant d’autruy sur le discours des commodités des païs estrangiers, chacun ne sçachant gouster que selon l’ordonnance de sa coutume et de l’usage de son village ; et avoit faict fort peu d’estat des avertissemans que les voiageurs lui donnoint ; mais en ce lieu, il s’esmerveilloit encore plus de leur bestise, aïant, et notament en ce voïage, ouï dire que l’entredeus des Alpes en cest endroit estoit plein de difficultés, les meurs des homes estranges, chemins inaccessibles, logis sauvages, l’air insupportable. Quant à l’air, il remercioit Dieu de l’avoir trouvé si dous, car il inclinoit plutost sur trop de chaud que de froid ; et en tout ce voïage, jusques lors, n’avions eu que trois jours de froid, et de pluie environ une heure ; mais que du demousrant s’il avoit à promener sa fille, qui n’a que huit ans, il l’aimeroit autant en ce chemin qu’en allée de son jardin » .
[Montaigne, Michel de, Journal de voyage en Italie par la Suisse et l'Allemagne en 1580 et 1581, Paris, Garnier frères, 1955, p. 52 et 59].
François Rabelais, Quart Livre, 1552 :
En icelluy iour Pantagruel descendit en une isle admirable, entre toutes aultres, tant à cause de l'assiette, que du gouvernement d'icelle. Elle de tous coustez pour le commencement estoit scabreuse, pierreuse, montueuse, infertile, mal plaisante à l'oeil, tresdifficile aux pieds, & peu moins inaccessible que le mons du Daulphiné ainsi dict, pour ce qu'il est en forme d'un potiron, & de toute memoire persone surmonter ne l'a peu, fors Doyac conducteur de l'artillerie du Roy Charles huyctième : lequel avecques engins mirificques y monta, & au dessus trouva un vieil belier. C'estoit à diviner qui là transporté l'avoit. Aulcuns le dirent estant ieune Aignelet par quelque Aigle, ou duc Chaüant là ravy s'estre entre les buissons saulvé. Surmontans la difficulté de l'entrée à peine bien grande, & non sans suer, trouvasmes le dessus du mont tant plaisant, tant fertile, tant salubre, & delicieux, que ie pensoys estre le vray Iardin & Paradis terrestre : de la situation duquel tant disputent & labourent les bons Theologiens .
[François Rabelais, Quart-Livre, Paris, De l'imprimerie Michel Fezandat, 1552, chap. LVII].
Bibliographie sommaire :
- Jean-Marc Besse, _Les grandeurs de la Terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance_, Lyon, ENS Éditions, 2003.
- Étienne Bourdon, « Représenter les Alpes à la Renaissance. La carte dans le paysage, le paysage dans la carte », Grenoble, _Les Cahiers du CRHIPA_, à paraître en 2008.
- Numa Broc, _La Géographie de la Renaissance : 1420-1620_, Paris, Bibliothèque nationale, 1980.
- Rosanna Gorris Camos (s. d.), _Les montagnes de l'esprit : imaginaire et histoire de la montagne à la Renaissance_, Actes du colloque international tenu à Saint-Vincent les 22 et 23 novembre 2002, Quart, Musumeci Éditeur, 2005.
- Frank Lestringant, _L’atelier du cosmographe ou l’image du monde à la Renaissance_, Paris, Albin Michel, 1991.