Lors de son voyage en Orient (1849-1851), Gustave Flaubert, accompagné de son ami Maxime Du Camp, porte une attention extrême au scriptural. Il le croise sous toutes ses formes : inscriptions officielles, qui ornent les monuments antiques, ou sauvages, les graffitis laissés par les voyageurs ; indications et légendes présentes sur les tableaux ou les mosaïques ; tatouages sur la peau des personnes, en particulier sur celle de l’almée Koutchouk-Hânem qui porte, encrée sur le bras droit, une ligne d’écriture bleue. Exemples (nombreux) à l’appui, Stéphanie Dord-Crouslé, grande spécialiste de Flaubert, analyse son rapport aux inscriptions, inscriptions qu’il traite comme de l’image, essentiellement dans leur dimension esthétique. « Le sens de l’inscription disparaît derrière la beauté de ce qui devient en fait un calligramme. »
Si Flaubert s’intéresse à « tout ce qui ressemble à de l’écriture dans sa dimension esthétique », il ne voyage pas pour autant dans le but de réaliser une moisson d’inscriptions antiques, moisson déjà menée à bien, au demeurant, par ses prédécesseurs. Du Camp, pour sa part, est missionné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres pour photographier monuments et inscriptions. Aussi les compagnons de route mentionnent-ils tous les deux les inscriptions antiques mais leurs traitements diffèrent : centrales chez Maxime, elles n’apparaissent pas essentielles aux yeux de Gustave.
Stéphanie Dord-Crouslé démontre que Gustave Flaubert développe, en revanche, un intérêt tout à fait inhabituel pour les inscriptions sauvages. La posture usuelle du voyageur au XIXe siècle est de faire de nombreux graffitis mais de n’en mentionner aucun dans ses écrits. Résultat : on en voit partout, sur la pierre brute, les monuments (y compris au sommet de la Grande pyramide), les arbres (Lamartine aurait gravé son nom sur un cèdre du Liban). L’écrivain recopie systématiquement ces inscriptions, prétend ne jamais pratiquer cette activité, et condamne pratiquement toujours cette présence envahissante. Il s’irrite de « la quantité de noms imbéciles écrits partout ». Il voit dans le graffiti une manifestation de la bêtise humaine et de sa constance. Cependant, il semble ressentir aussi une sorte de fascination face à ces graffitis capables parfois de s’arroger les prérogatives normalement réservées aux seules inscriptions officielles comme si, en traçant son nom sur la pierre, l’inconnu forçait le monument à perpétuer sa mémoire. Selon la chercheuse au CNRS, « le graffiti est un révélateur inattendu des filtres qui sont à l’œuvre dans les récits de voyage. (…) En fonction de sa présence ou de son absence dans les récits, on peut tenter de présenter une typologie des voyageurs-écrivains. » Elle en distingue ainsi trois types. Le premier, le voyageur lambda, tel le comte Charles de Pardieu qui fait son excursion à la même époque que Du Camp et Flaubert, n’aura écrit que son seul voyage en Orient et oblitère toujours ce qui lui semble indigne de figurer dans son texte, à commencer par le graffiti. Le second effectue un périple pour des raisons (prétendument) scientifiques. Il mentionne les graffitis pour dire qu’il ne faut pas en faire et toujours comme éléments connexes. C’est le cas de Du Camp. Le troisième, incarné par Flaubert, en arrive à traiter le graffiti à égalité de dignité avec le monument qui le porte. « Au fil des descriptions, Flaubert n’opère plus guère de distinction entre le monument légitime et l’inscription sauvage. Sur les murs d’un tombeau de la Vallées des Rois, il établit une sorte d’équivalence entre les graffitis et l’écriture égyptienne antique. » Après une nuit passée au pied des colosses de Memnon, il écrit : « les inscriptions et les merdes d’oiseaux, voilà les deux seules choses sur les ruines d’Egypte qui indiquent la vie. »
Et si Flaubert était lui-même un « dangereux graffito-maniaque » ?...