Fleuves et flux : approches écocritiques et géocritiques
Séminaire transversal du CÉRÉdI (février mars 2024)
Coordination scientifique : Sylvain Ledda, Florence Fix et Thierry Roger.
https://ceredi.hypotheses.org/8219
Aux fleuves des Enfers de la mythocritique s’ajoute la mort des fleuves et des rivières apportés par « l’événement Anthropocène », sur fond de dépassement de six des neuf « limites planétaires », et en particulier celle relative à l’usage de l’eau douce. Plus que jamais, sur d’autres bases que celles analysées par la critique bachelardienne, « tous les fleuves rejoignent le Fleuve des morts[1] ». On sait que le sens moderne du mot « pollution » émerge dans l’Angleterre industrielle de la fin du 18e siècle, pour désigner la pollution des rivières puis celle de la Tamise[2]. Comme le montre l’œuvre du géographe anarchiste Élisée Reclus, auteur d’une « histoire d’un ruisseau[3] », les cours d’eau ne relèvent pas de la seule logique de l’espace ; ils ont désormais un régime d’historicité propre, qui mêle temps de la nature et temps des hommes. L’agir technique humain affecte tout le cycle, de la source à l’estuaire, de la mer à la montagne, en passant par les « fontaines de la vallée », les « sinuosités et les remous », « l’inondation », « les rives et les îlots », « la promenade », « le bain », « l’irrigation », « le moulin et l’usine », « la barque et le train de bois », et « l’eau dans la cité », pour décliner les titres des principaux chapitres du livre de Reclus.
Le tournant socio-environnemental des études littéraires, nous conduit à envisager la littérature en particulier, et l’art en général, comme une réponse spécifique donnée à la question de cette « crise de la sensibilité[4] » bien diagnostiquée par Baptiste Morizot, dans le sillage d’un David Abram[5], qui constitue l’un des versants décisifs de la « crise écologique » globale. Si l’on considère que le désastre bioclimatique en cours, sur le plan de l’histoire culturelle, trouve en partie ses origines dans un processus de chosification du non-humain, d’instauration d’un rapport d’extériorité entre l’homme et ce qui a (eu) nom « nature » – l’anthropologue Philippe Descola appelle « naturalisme » une telle « ontologie » majoritairement née avec la « révolution scientifique du 17e siècle[6] – les domaines du sens et du sensible se voient investis d’un rôle capital à jouer dans ce que l’écrivain et juriste Camille de Toledo appelle une « réanimation[7] » du monde, au double sens médical et animiste du terme. Notre époque, celle du « soulèvement légal de la terre[8] » inspiré par le mouvement des peuples autochtones visant une affirmation des « droits de la nature », cherche à donner une existence pleine et entière, en particulier juridique, aux fleuves, aux rivières, aux cours d’eau. Ce séminaire pourrait réfléchir à la manière de compléter cet animisme juridique, naissant un peu partout sur Terre, par un animisme artistique, les deux pouvant se conforter l’un l’autre. Cette réflexion commune pourrait ainsi décliner toutes les alternatives données, du point de vue de l’art, à la réification prédatrice des fleuves et des rivières, ou encore enquêter de manière généalogique sur ce processus de réification.
Le Mallarmé de Valvins disait, de cette sacralité fluviale qu’est la Seine aux abords de Fontainebleau : « j’honore la rivière », quand Heidegger, dans « La question de la technique » (1953), oppose « le Rhin » de la poésie à la « pro-vocation » de la modernité, qui « somme le fleuve de livrer sa pression hydraulique ». Face au fleuve-chose ou au fleuve-objet, envisagé comme ressource exploitable, route commerciale ou zone de refroidissement pour la centrale nucléaire, simple décor bucolique pris dans l’industrie culturelle ou arrière-plan invisible, milieu pollué et biologiquement appauvri, l’art et la littérature font entendre, voir et sentir un fleuve-être, un fleuve-sujet, un fleuve-personnage, un fleuve-personne, voire un peuple-fleuve[9]. Il convient de réfléchir, à partir de l’art, comment une éthique du fleuve, une écopolitique du fleuve, et non seulement un esthétique, peuvent orienter notre présent, dans le sillage de la land ethic d’Aldo Leopold : « l’éthique de la terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux, ou collectivement, la terre[10] ». Le changement de paradigme revient alors à « penser comme une montagne[11] », ou « comme un fleuve ».
On sait que cette réalité complexe, à la fois biogéologique, économique et géopolitique, reste inséparable d’un imaginaire, de mythes, de rites, de « complexes » bachelardiens : la frontière et le passage (Charon), la rive et le pont, la route et le carrefour, l’anabase et la catabase, la remontée et la descente, la noyade (Ophélie) et le reflet (Narcisse). Entité une et multiple, mobile et immobile, figure de la conscience héraclitéenne ou mélancolique du temps, le monde fluvial nourrit la création littéraire, fournit un modèle de composition et de disposition : « la liquidité est, d’après nous, le désir même du langage. Le langage veut couler[12] ». Si l’on considère que le fleuve fabrique le territoire sans être un territoire à part entière comme le rappelle Jean-Christophe Bailly dans Le Dépaysement, qu’il modèle un « bassin-versant[13] », il apparait qu’il y a bien un poïen fluvial, un faire hydrologique, et donc un style propre, lié à un débit, un type de pente, de rives, de fond – le style de la Loire ou de Loire, n’est pas le style de Rhône, de Garonne, de Seine, ou de Danube – que le poïen artistique continue, déplace, métaphorise, symbolise, entre roman-fleuve et poème-goutte, pour démarquer la formule de Marcel Béalu, qui en appelait au « roman-goutte ». On sait aussi que le fleuve et son cours, l’eau et son fil, l’eau et son cycle, qu’il faudrait considérer comme archétypes, schèmes, paradigmes, métaphores conceptuelles, et non simples thèmes, permettent, fondamentalement, de figurer un certain rapport au temps, pour la parole intérieure, le récit, le poème, le vivant. En outre, depuis la mise en mots de la dimension liquide de la métamorphose ovidienne nouant pythagorisme et animisme, depuis les affinités électives tissées dans le lyrisme – cette « parole de l’eau » dit Bachelard – entre le logos du poème et la dynamis fluviale, chaque époque décline une rencontre entre l’écrivain et son fleuve, l’écrivain et sa rivière, entre fabulation, célébration et déploration. Du Bellay et la Loire, Hölderlin, Hugo et le Rhin, Apollinaire et la Seine, Char et la Sorgue, mais aussi Pierre Vinclair et le Rhône ou la Singapor River (Une Éducation géographique ; Bumboat), en ajoutant par exemple Jean de La Ville de Mirmont et la Garonne, Pierre Benoit et l’estuaire de la Gironde, Franck Venaille et l’Escaut, Jacques Darras et la Maye, etc. De même, le roman contemporain écrit le fleuve et ses riverains, ses navigants ou ses passagers, de La Traversée de la France à la nage (Pierre Patrolin) au Pont de Bézons (Jean Rolin), en passant par la Trilogie des rives (Emmanuelle Pagano), Pourquoi les oiseaux meurent (Victor Pouchet), ou La Rivière (Peter Heller). La conscience écologique ne fait que raviver tragiquement une cohabitation séculaire entre les hommes et les fleuves, entre les lignes d’eau et les formes symboliques.
Thierry Roger
Notes de pied de page
Sur cette question, voir François Jarrige et Thomas Le Roux, La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Seuil, 2017, p. 16-20.
David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens [1996], La Découverte, 2020.
Camile de Toledo, « Du langage des êtres de la nature », Le Fleuve qui voulait écrire, Manuellea Éditions et Les Liens qui Libèrent, 2021, p. 8.
[9] Voir Sophie Gosselin, David Gé Bartoli, La Condition terrestre. Habiter la Terre en communs, Seuil, 2022.
Aldo Leopold, « Le concept de communauté », Almanach d’un comté des sables [1949], préface de Jean-Marie-Gustave Le Clézio, GF-Flammarion, 2000, p. 258.
[13]Les Veines de la Terre. Une anthologie des bassins-versants, éd. Marin Schaffner, Mathias Rollot, François Guerroué, Wildproject, 2021.