Disparition de Jean-Claude Berchet (1939-2024)

Jean-Claude Berchet (1939-2024)

Hommage viatique à Jean-Claude Berchet (1939-2024)

J’ai rencontré Jean-Claude Berchet alors que je venais faire des lectures à la « BN », rue Richelieu. J’étais un jeune doctorant qui avait fait ses études à Genève, et qui commençais sa thèse grâce à un petit poste de collaborateur scientifique en Allemagne. Lui, qui était maître de conférences à l’université Paris 3, venait de publier Le Voyage en Orient. Anthologie de voyageurs français dans le Levant au xixe siècle (1985), dans la prestigieuse collection « Bouquins » fondée par Guy Schoeller chez Laffont – première anthologie, consacrée aux Voyages, d’une longue série. Cette anthologie fut le point de départ de nombre d’études sur les voyageurs romantiques, dont ma propre thèse, soutenue à l’Université de Genève en 1993 – avec Jean-Claude Berchet dans mon jury, où il avait une place privilégiée, lui qui avait montré le rôle non seulement des grands écrivains (Chateaubriand, Lamartine, Nerval…) dans la naissance d’un mythe oriental à travers le récit de voyage, mais aussi la place des « mineurs », dont certains étaient talentueux comme le vicomte de Marcellus, passionné d’Homère, ou la comtesse de Gasparin, une protestante genevoise ayant épousé un homme politique français ; il sut aussi, l’un des premiers, montrer un Loti tout différent de celui des clichés orientalistes : avec Le Désert (1895), on entrait dans un Orient situé hors des sentiers touristiques, presqu’intérieur, raconté dans une prose cadencée et sonore – Jean-Claude Berchet rédigea d’ailleurs un bel article intitulé « Un marin au désert » paru dans les actes d’un mémorable colloque sur L’Exotisme (1988).

Jean-Claude Berchet, qui a consacré une grande partie de ses recherches à Chateaubriand, a publié chez Gallimard (2012) une biographie magistrale de cet auteur dont il connaissait chaque ligne. Mais avant cet opus magnum, il avait publié différentes éditions de texte, dont une édition de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), dans la collection « Folio » de Gallimard, en 2005, impeccablement annotée, même si elle n’a pas pu intégrer tout le paratexte de l’édition originale – qu’on trouve en revanche dans l’édition également remarquable, et très érudite, de l’Itinéraire procurée par Philippe Antoine et Henri Rossi chez Champion en 2011 (OC, t. VIII, IX, X). Jean-Claude Berchet avait déjà montré, dans son anthologie Le Voyage en Orient, que Chateaubriand avait inventé un parcours circulaire autour de la Méditerranée, sur lequel ses successeurs, jusqu’à Barrès, opérèrent des variantes en le réduisant en général à la partie orientale du bassin méditerranéen (Égypte, Syrie, Palestine, Asie Mineure et Constantinople, Grèce). Ce qu’on voit en relisant les différentes préfaces de Chateaubriand à son propre Itinéraire, c’est à quel point il avait lui-même prévu sa postérité (créer une sorte de Grand Tour oriental, à la fois religieux et culturel, avec des étapes obligées qui renverraient aux sources de la civilisation européenne), et à quel point il avait, simultanément, problématisé le « genre » viatique en l’orientant vers l’autobiographie, comme l’a montré encore Jean-Claude Berchet (« Un voyage vers soi », Poétique n° 53, 1983). Tout en se détachant du caractère obsessionnellement anti-ottoman de Chateaubriand (préjugé auquel Jean-Claude Berchet a consacré un article très documenté portant sur « le mythe du despotisme oriental » dans le numéro 26 de la revue Dix-huitième siècle, en 1994), ses successeurs, à commencer par Lamartine, exalteront à leur tour cette nouvelle subjectivité viatique.

Jean-Claude Berchet a le plus souvent publié chez de grands éditeurs, mais il pouvait aussi publier de manière plus confidentielle. Le beau colloque qu’il organisa, à l’ENS, sur l’Itinéraire de Chateaubriand, l’année où ce récit de voyage fondateur (Roland Le Huenen parlait à son propos de « l’entrée en littérature » du genre viatique) fut mis au programme de l’agrégation, donna lieu à un livre paru aux éditions Manucius, sous le titre Le Voyage en Orient de Chateaubriand (2006). Citons aussi son article précurseur sur « La préface des récits de voyage au xixe siècle », paru dans les actes du colloque Écrire le voyage (éd. György Tverdota, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1994), où il montrait, juste avant le livre lui-même pionnier d’Adrien Pasquali (Le Tour des horizons, Klincksieck, 1994), qu’il était possible de dégager quelques invariants, au xixe siècle, à l’intérieur d’un genre dont la poétique paradoxale (l’écrivain voyageur prétend volontiers ne pas faire de littérature) ne l’empêchait pas d’accueillir toutes sortes de discours, de registres, de formes. Je voudrais enfin mentionner son bel article sur « Théophile Gautier ou la saveur du monde : la modernité de Constantinople » (Bulletin de la Société Théophile Gautier, n° 12, 1990) – il m’accompagnait ainsi, littéralement (je me revois dans sa voiture, sur le chemin du château de Monte-Cristo à Port-Mary, où nous allions participer à un colloque), de manière savante et bienveillante, au moment où je m’apprêtais à publier une édition de Constantinople à La Boîte à Documents, sur sa recommandation, alors que je n’avais pas encore soutenu ma thèse : merci, cher Jean-Claude, pour tout ce que je te dois, et pour tout ce que tu as apporté aux études viatiques.

Sarga Moussa