Marco Polo et le Devisement du monde
700 ans de lectures et de représentations
21-23 mars 2024, Aix-en-Provence (Pour voir les vidéos des communications sur notre chaine Youtube, cliquer sur les titres)
Org. Christine Gadrat-Ouerfelli et Sylvie Requemora
Marco Polo est l’un des rares hommes du Moyen Âge qui, sans être roi ou pape, est connu de tous et fait partie de notre patrimoine historique et littéraire. Présent dans nos villes et notre vie quotidienne, utilisé par nombre de restaurants ou par des guides de voyage, son nom est connu même des enfants auxquels on raconte ses aventures. Cette célébrité, acquise de son vivant, n’a cessé de se développer, de se façonner et de s’enrichir tout au long des sept siècles qui nous séparent de sa mort en 1324.
Pendant ces sept cents ans, Marco Polo n’a cessé de fasciner et son récit de faire rêver ou au contraire de susciter l’incrédulité. Traduit dans de nombreuses langues et diffusé à travers l’Europe dès le XIVe siècle, le Devisement du monde a rencontré un succès rapide qui a perduré au fil des siècles, comme en témoigne le nombre important de manuscrits subsistants, puis d’éditions imprimées. À la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, son témoignage a été mis à profit par les auteurs intéressés par l’histoire des Mongols, ainsi que par les géographes et cartographes souhaitant décrire l’Asie et l’océan Indien. Longtemps considéré comme une source unique pour des régions lointaines et méconnues, ce récit n’est cependant pas tombé dans l’oubli lorsque les Européens se sont à nouveau lancés à la découverte de l’Asie. Tout en apportant de nouvelles connaissances sur la Chine et le Japon, les Jésuites ont continué à le faire figurer dans leur bibliothèque, désormais moins comme source d’informations que comme témoignage historique.
À partir du XIXe siècle, l’intérêt porté à Marco Polo et à son livre se démultiplie. Tandis que ses descriptions de l’Asie viennent nourrir les entreprises coloniales et la cartographie de régions encore peu ouvertes aux Européens, les érudits partent à la recherche des manuscrits et tentent de retrouver la version originale du texte. Les éditions, plus ou moins critiques, se multiplient, ainsi que les querelles philologiques. Les historiens se mettent eux aussi à écrire l’histoire de Marco Polo et de sa famille et à écrire, à partir de son livre, l’histoire des relations entre l’Occident et l’Orient, celle des échanges commerciaux et culturels, ou encore celle des représentations de l’Autre, etc. Dans la suite de cette perspective, Le devisement du monde fait naturellement partie des œuvres étudiées par les « post-colonial studies ». À l’heure actuelle, la figure de Marco Polo est convoquée au sujet des relations entre la Chine et l’Occident, et en particulier à propos des « nouvelles routes de la Soie » et de leurs enjeux géopolitiques et économiques.
Parallèlement, la littérature s’empare du mythe et on voit naître des pièces de théâtre (de Marco Millions d’Eugene O’Neill en 1927 à Marco Polo et l’hirondelle du khan d’Eric Bouvron en 2017), des réécritures romanesques, y compris dans la littérature pour enfants qui ne pouvait passer à côté des aventures de ce jeune vénitien parti à quinze ans à travers l’Asie, ou la bande dessinée. Des voyageurs modernes et des reporters (tels Michael Yamashita) reprennent les routes suivies par la famille Polo, dont ils cherchent à revivre les péripéties. Il ne faut pas oublier le cinéma, qui a porté à l’écran à plusieurs reprises le récit des voyages de Marco Polo, lesquels ont même inspiré des ballets (Marie-Claude Pietragalla en 2008).
Au fil de cette longue histoire, l’image de Marco Polo et de son récit évolue, tandis que chaque époque, chaque milieu y trouve un intérêt : informations nouvelles et de première main, descriptions de régions inconnues, témoignage sur une période révolue, matière à rêver et à voyager en lecture... Ce sont ces différentes perceptions et ces usages multiples que nous voulons explorer, à la fois par des cas d’études et des analyses diachroniques. Sans vouloir nécessairement dresser un tableau exhaustif des représentations du voyageur vénitien et de la réception de son livre de 1324 à nos jours, il conviendra de proposer des études réparties tout au long de ces sept siècles d’histoire.
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Programme :
21 mars 2024,
espace Michel Vovelle
13h30 : Accueil
Sylvie Requemora (CIELAM, AMU) : Les 40 ans du CRLV
Christine Gadrat-Ouerfelli (LA3M, AMU) : Introduction et présentation du colloque
Session 1 : Lectures et usages du Devisement du monde du Moyen Âge à l’époque moderne
Présidence : Michèle Gally (CIELAM, AMU)
14h30 : Priscilla Mourgues (Plurielles, Université Bordeaux Montaigne) : L'œuvre polienne dans le Livre des Merveilles (manuscrit Paris, BnF, fr. 2810) : étude d'une mise en recueil
15h : Jaroslav Svátek (Université Charles, Prague) : Le destin et la diffusion du Devisement du monde dans les pays Tchèques au Moyen Âge
15h30 : Lisa Pochmalicki (Sorbonne Université) : Marc Paul chorographe : transformations des lieux du Devisement du monde à la Renaissance
Pause
16h30 : Frank Lestringant (Sorbonne Université) : Traces de Marco Polo dans la Cosmographie universelle et les Vrais Pourtraits et Vies d’André Thevet (1575)
17h : Matthieu Bernhardt (Université de Genève) : Matteo Ricci, lecteur de Marco Polo
22 mars 2024, Eespace Michel Vovelle
Session 2 : Le Marco Polo des historiens, des philologues et des géographes
Présidence : Christian Henriot (IrAsia, AMU)
9h : Fiona Lejosne (Université Sorbonne Nouvelle) : ‘Se l'affezione della patria non m'inganna’ : le récit de Marco Polo comme pierre de touche des explorations vénitiennes chez Ramusio
10h : Christine Gadrat-Ouerfelli (LA3M, AMU) : L’édition des Voyages de Marco Polo par la Société de Géographie en 1824
Pause
11h : Anne-Laure Thomas (Université de Haute-Alsace) : Marco Polo, un géographe du XIXe siècle : L’exemple du Marco Polo. Son temps et ses voyages (1880) de Paul Vidal de La Blache
11h30 : Clément Fabre (CRHEC / SIRICE) : Le Marco Polo de Henri Cordier : enquête sinologique sur Marco Polo au tournant du XXe siècle
Déjeuner
14h : Thomas Tanase (Université Panthéon Sorbonne) : Marco Polo, l’angle biographique
14h30 : Alvise Andreose (Université d’Udine) : Le débat philologique sur le texte du Devisement du monde de Marco Polo
Pause
Session 3 : Marco Polo et les routes de la soie. Circulation des objets, des hommes et des idées
Présidence : Sylvie Mazzella (SoMuM, AMU)
15h30 : Lucie Chopard (Telemme, AMU) : Autour d’un brûle-parfum dit “de Marco Polo” de la collection Grandidier : mise en récit des objets et circulations dans la seconde moitié du XIXe siècle
16h : Nashidil Rouiaï (Université de Bordeaux, UMR Passages) : Les Nouvelles routes de la Soie, au coeur de la géopolitique chinoise
16h30 : Saïd Belguidoum (Iremam-AMU) : Mondialisation silencieuse et la réinvention des routes de la soie par les entrepreneurs du commerce transnational entre l’Algérie et la Chine.
23 mars 2024
Salle 201, Le Cube
Session 4 : Marco Polo réinventé. Réécritures et adaptations, créations littéraires et artistiques
Présidence : Nathalie Bonnardel (INCIAM, AMU)
9h : Michèle Gally (CIELAM, AMU) : Le Livre des Merveilles ou la référence cachée. De Mandeville à Umberto Eco (Baudolino)
9h30 : Perle Abbrugiati (CAER, Aix-Marseille Université) : Les merveilles et l'invisible. Marco Polo dans Les villes invisibles d'Italo Calvino
10h : Sandra Gorgievski (BABEL, Université de Toulon) : L’Empire mongol à l’écran dans Marco Polo, la Collision des Mondes (2014-2016)
Pause
11h : Tania Manca (Università degli Studi di Sassari) : Il Milione : Le dévoilement d’un monde du texte à l’image. Fortune du récit en Italie, du livre au film en passant par le dessin animé, la BD, et retour
11h30 : Christian Clot (Directeur du Human Adaptation Institute, explorateur, directeur de la collection Explora (Glénat) et vice-président de la Société des Explorateurs français) : Du texte à l'art graphique : Marco Polo dans la bande dessinée de la collection Explora.
12h : Yvan Daniel (Université Clermont Auvergne, CELIS) : Études viatiques et approches mythocritiques : Le Devisement du monde comme « mythe littéraire » (XIXe-XXIe s.).
RESUMES:
Marco Polo et le Devisement du monde
700 ans de lectures et de représentations
21-23 mars 2024
Org. Christine Gadrat-Ouerfelli et Sylvie Requemora
Priscilla Mourgues : L'œuvre polienne dans le Livre des Merveilles (manuscrit Paris, BnF, fr. 2810) : étude d'une mise en recueil
En 1413, le duc de Bourgogne Jean sans Peur offrit à son oncle, le duc de Berry, un somptueux manuscrit, qui fut nommé depuis le Livre des Merveilles. Répertorié sous la cote Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 2810, ce manuscrit contient 265 miniatures qui accompagnent des récits viatiques et des écrits sur l’Orient des xiiie et xive siècles. Le Devisement du monde y côtoie, entre autres, les textes célèbres des Voyages de Jean de Mandeville, de la Relatio d’Odoric de Pordenone et de la Fleur des estoires de la terre d’Orient d’Hayton. Cette communication se propose d’analyser l’œuvre polienne dans cet environnement textuel et iconographique, afin d’envisager en quoi le processus de mise en recueil dans un tel manuscrit nous permet d’observer certaines formes de réception de l’œuvre polienne à la fin du Moyen Âge.
Jaroslav Svátek : Le destin et la diffusion du Devisement du monde dans les Pays tchèques au Moyen Âge
La diffusion du bestseller de Marco Polo dans les Pays tchèques peut être observée sur trois axes différents sur lesquels je me concentre dans mon intervention. La première piste de recherche concerne le bilan des manuscrits de la version la plus populaire du texte, celle de Francesco Pipino de Bologne, écrite en latin. C’est notamment sa variante avec « le long miracle » qui s’est propagée en Europe centrale dont s’inspire la version vernaculaire en vieux-tchèque, le sujet de ma deuxième partie. Enfin, je vais présenter un exemplaire de la variante du récit de Marco Polo, dite Compendium latinum, qui a été préservée ensemble avec la traduction d’Alexandreis en vieux-tchèque. Mon intervention va donc présenter non seulement l’ensemble des exemplaires du fameux récit dans les Pays tchèques mais aussi leurs contextes épistémologiques et codicologiques.
Lisa Pochmalicki : Marc Paul chorographe : transformations des lieux du Devisement du monde à la Renaissance
Deux à trois siècles après son voyage en Asie, Marco Polo laisse une vive empreinte sur les représentations textuelles et cartographiques de l’Extrême-Orient à la Renaissance. Le souvenir du Devisement du monde ressurgit à travers les descriptions de ces espaces lointains, tandis que ses toponymes se mêlent à la nomenclature ptoléméenne. Plusieurs lieux suscitent une admiration durable. Des espaces harmonieux, comme Quinsay (Hangzhou), l’opulent archipel de 7448 îles éparpillées en mer de Chine ou les palais recouverts d’or de Cipangu, éveillent la curiosité des lecteurs du XVIe siècle. En parallèle, des lieux teintés de mystère frappent l’imaginaire, comme le désert de Lop où des esprits emportent les voyageurs isolés. Les différents espaces empruntés au Devisement du monde dans la littérature de la Renaissance composent l’image d’une Asie morcelée. Cette communication s’intéressera à la circulation de cette chorographie en fragments, en prenant notamment pour exemple les fortunes de Cambalu (Beijing) et de la région des Ténèbres.
Frank Lestringant : Traces de Marco Polo dans la Cosmographie universelle et les Vrais Pourtraits et Vies d’André Thevet
Faisant suite à “Marc Paul Vénitien”, étude publiée il y a quatre ans dans les Mélanges Dominique Boutet, et principalement consacrée à François de Belleforest, augmentateur de la Cosmographie universelle de Sebastien Münster[1], ce nouvel essai sera consacré à André Thevet, cosmographe des derniers Valois, lequel, tant dans sa propre Cosmographie universelle, de même nom que celle de Münster, que dans ses Vrais Pourtraits et Vies des hommes illustres, répugne absolument à signaler ses sources. Un Marco Polo clandestin, tel sera l’objet de cette communication, qui montre bien comment le voyageur du XIIIe siècle continue de hanter les espaces apparemment vierges de la Renaissance.
[1] F.L., « “Marc Paul Vénitien”. Marco Polo à la Renaissance », De la pensée de l’histoire au jeu littéraire. Études médiévales en l’honneur de Dominique Boutet. Études réunies par Sébastien Douchet, Marie-Pascale Halary, Sylvie Lefèvre, Patrick Moran et Jean-René Valette, Paris, Honoré Champion, 2019, p. 855-869.
Matthieu Bernhardt : Matteo Ricci, lecteur de Marco Polo
Comme nombre de voyageurs de la Renaissance, le missionnaire italien Matteo Ricci embarque pour l’Asie avec un exemplaire du Devisement du monde dans ses bagages. A son arrivée dans l’Empire du Milieu (1582), les Ming ont succédé aux Mongols, Cambaluc est devenu Pékin et l’empereur Wanli a pris la place de Kubilai Khan. Entre temps, aucun autre voyageur européen n’a séjourné durablement en Chine et l’Europe reste sans nouvelle de cette nation d’autant plus mystérieuse qu’elle a fermé ses frontières. On se demande alors si le Cathay décrit par Marco Polo correspond effectivement à ce vaste pays dont les dirigeants n’ont accepté d’ouvrir les portes qu’à une petite poignée de missionnaires jésuites. Nous verrons que c’est d’abord pour lever ce doute, et donc pour démontrer l’identité de la Chine et du Cathay, que Matteo Ricci convoque Marco Polo dans ses écrits.
Fiona Lejosne : ‘Se l'affezione della patria non m'inganna’ : le récit de Marco Polo comme pierre de touche des explorations vénitiennes chez Ramusio
La compilation des Navigationi et viaggi, publiée à Venise au milieu du XVIe siècle, met le récit de Marco Polo à l’honneur puisqu’il y occupe une place de choix, en tête du second volume. L’entreprise opérée par le compilateur G.B. Ramusio est double : il s’agit à la fois d’un travail philologique d’ampleur (par la collation de plusieurs leçons qu’il a rassemblées) et d’une initiative idéologique non négligeable, faisant du voyageur vénitien un modèle des temps modernes. Cette entreprise est soutenue par un apparat critique constitué de plusieurs paratextes visant à légitimer le récit de Marco Polo. Cette fiabilité étant établie – voire rétablie – le texte du voyageur vénitien peut faire office de point de référence dans l’économie interne de l’ouvrage, par un jeu de renvois et de comparaisons permettant d’en confirmer ultérieurement la validité.
Christine Gadrat-Ouerfelli : L’édition des Voyages de Marco Polo par la Société de Géographie en 1824
En 1824, la jeune Société de Géographie (fondée en 1821) inaugure sa collection Recueil de voyages et de mémoires par la publication du récit de Marco Polo en français et en latin. Fondée pour promouvoir le développement de la géographie et des connaissances dans ce domaine, la Société choisit de publier un texte datant du Moyen Âge plutôt qu’un récit d’expédition contemporain. Si aujourd’hui le Devisement du monde est davantage étudié par les littéraires ou les historiens, ce sont des « géographes » qui en ont donné la première édition moderne.
Anne-Laure Thomas : Marco Polo, un géographe du XIXe siècle : L’exemple du Marco Polo. Son temps et ses voyages (1880) de Paul Vidal de La Blache
La première publication de Paul Vidal de La Blache, Marco Polo. Son temps et ses voyages (1880) s’inscrit dans un double contexte. Tout d’abord, la fascination pour l’Orient, qui séduit les milieux artistiques et littéraires depuis la fin du XVIIIe siècle, connaît un regain d’intérêt dans la communauté scientifique à la fin du XIXe siècle. C’est également au cours du XIXe siècle que la géographie tente de s’affirmer comme discipline, alors qu’elle a été longtemps considérée comme auxiliaire de l’histoire. Il apparaît alors difficile d’en donner une définition puisque chaque géographe, chaque école de géographie définit ses propres objectifs et établit sa propre conception de la géographie.
Or, à la fin du XIXe siècle, Paul Vidal de la Blache participe au renouvellement de la géographie française. D’abord historien, Paul Vidal de La Blache décide de se consacrer à la géographie à partir des années 1870 et devient le chef de file de l’École française de géographie et le fondateur des Annales de géographie (1891). Admis en 1881 à la Société de géographie, son premier article de géographe, « Remarques sur la population de l’Inde anglaise », montre un intérêt pour l’Orient.
Toutefois, son Marco Polo. Son temps et ses voyages (1880) surprend et fait l’objet de critique de la part de la communauté scientifique qui le considère comme un ouvrage de vulgarisation, d’histoire, de géographie historique ou encore politique. De plus, comme le souligne Guy Mercier[1], la thématique orientaliste médiévale de ce premier ouvrage semble peu s’accorder avec ce pourquoi Paul Vidal de La Blache sera et restera reconnu. Il marque néanmoins une étape dans la pensée vidalienne et il apparaît que ce travail confirme l’attachement du géographe aux questions géopolitiques.
Il s’agira donc d’analyser la manière dont Paul Vidal de La Blache lit et transforme le texte de Marco Polo, en s’intéressant aux éditions qui ont pu être à sa disposition et à la façon dont il réécrit le récit du voyageur. L'objectif sera de montrer comment Paul Vidal de La Blache modernise la figure de Marco Polo et comment cette transformation peut être mise en relation avec la vision vidalienne de la géographie.
[1] MERCIER, Guy, « Pour une relecture du Marco Polo de Paul Vidal De La Blache », Finisterra, XXXIII, n°65, 1998, p. 65-73.
Clément Fabre : Le Marco Polo de Henri Cordier : enquête sinologique sur Marco Polo au tournant du XXe siècle
Il s’agit dans cette communication de reconstituer, à partir de la correspondance, des papiers de travail et des publications du bibliographe Henri Cordier (conservés aux Archives de l’Institut de France), la fabrique d’une enquête sur Marco Polo au tournant du XXe siècle, informée aussi bien par les réseaux orientalistes transnationaux qui gravitent autour d’Henri Cordier que par les logiques impériales en Asie.
Thomas Tanase : Marco Polo, l’angle biographique
La figure de Marco Polo est connue de tous. Les grands traits de sa biographie sont dans le fond déjà fixés à la fin du XVIIIe siècle. Ce n’est pas très surprenant : ils se limitent pour l’essentiel à ce que Marco Polo a raconté de lui dans le Devisement du Monde. La figure du Vénitien a ensuite été surtout étudiée par les orientalistes qui ont vu en lui un précurseur, ou bien par les spécialistes du texte, tout en restant plus marginale dans les travaux des médiévistes classiques ou des historiens du capitalisme. Elle a donné naissance à une littérature biographique romanesque pour le grand public qui n’a cessé de se diffuser au XXe siècle, alors même que le genre biographique a été remis en cause par les spécialistes. Réfléchir sur la manière d’écrire la biographie de Marco Polo permet ainsi de comprendre comment s’est construit le discours historiographique contemporain, avec ses a priori, ses limites et ses renouvellements actuels.
Alvise Andreose : Le débat philologique sur le texte du Devisement dou monde de Marco Polo
L'étude philologique d'un texte est préalable à tout autre type d'approche : historique, géographique, littéraire, etc. Cette prise de conscience s'affirme assez tardivement dans les recherches sur le Devisement du monde. L'objectif de cette intervention est de comprendre à quel moment est née et s'est consolidée l'idée que, pour comprendre correctement le récit de Marco Polo et en évaluer la fiabilité, il fallait d'abord établir ce qu'il avait réellement écrit. L'édition critique publiée par Luigi Foscolo Benedetto en 1928 et ses recherches ultérieures représentent l'aboutissement d'un processus de réflexion sur le texte de Marco Polo qui a commencé au XVIe siècle avec Giambattista Ramusio, s'est poursuivi au XVIIIe siècle avec Apostolo Zeno et l'abbé Giuseppe Toaldo, et s'est accéléré au XIXe siècle avec l’ouvrage de l'abbé Placido Zurla (1818) et les éditions de William Marsden (1818), J.-B.-G. Roux de Rochelle (1824), Giovanni Battista Baldelli Boni (1827), Vincenzo Lazari (1847), Guillaume Pauthier (1865), Henry Yule (1871). À partir de 1928, l'étude de la tradition manuscrite a fait de nouveaux progrès, permettant d'approfondir l'analyse de Benedetto, dont les résultats fondamentaux sont toujours valables.
Lucie Chopard : Autour d’un brûle-parfum dit “de Marco Polo” de la collection Grandidier : mise en récit des objets et circulations dans la seconde moitié du XIXe siècle
Cette communication s’articule autour d’une pièce en porcelaine de Chine de la collection Grandidier (constituée entre 1870 et 1912), un brûle-parfum dit « de Marco Polo ». Cette provenance mythique est mise en avant par le collectionneur, Ernest Grandidier (1833-1912), suivant là l’intérêt suscité par le célèbre Vénitien et son livre dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cette porcelaine s'avère en réalité beaucoup plus tardive, mais permet à son propriétaire de l'époque, qui n'en connait pas la date de création, de créer un pedigree prestigieux pour son objet, de le distinguer et de créer de la valeur. Le parcours de cet objet et les imaginaires qu’il véhicule ont été récemment mis en lumière à l’occasion de mes recherches de thèse (soutenue en 2021 ; à paraître).
Rashidil Rouiaï : Les Nouvelles routes de la Soie, au coeur de la géopolitique chinoise
Les Nouvelles routes de la soie ne sont pas uniquement un vaste projet géoconomique développé par la République populaire de Chine. Ce vaste réseau d'infrastructures est l’un des leviers que Pékin met en place pour redessiner l’échiquier géopolitique mondial. Dans ce cadre, les retombées symboliques et stratégiques supplantent parfois l’utilité commerciale. Mais ces Nouvelles routes de la Soie sont le reflet de la particularité du soft power de la Chine : loin d’être systématiquement « douce » cette forme de la puissance étatique est largement hybride et ses frontières difficilement saisissables. Cette conférence aura pour objectif d'en tracer les contours et les enjeux.
Saïd Belguidoum : Mondialisation silencieuse et la réinvention des routes de la soie par les entrepreneurs du commerce transnational entre l’Algérie et la Chine.
Dans le sillage de la mondialisation, un commerce transnational discret s’est mis en place au début des années 2000 (avec l’adhésion de la Chine à l’OMC) reliant différentes places marchandes à travers le monde en général et la Méditerranée en particulier, convergeant vers une source principale d’approvisionnement : la Chine et Yiwu.
À la manière des commerçants qui depuis le Moyen Âge sillonnaient les mers et les océans, des entrepreneurs transnationaux ont construit des routes maritimes et terrestres reliant à différentes échelles places commerciales et sources d’approvisionnement. Des petits marchés de distribution de l’est algérien ou du rif marocain aux grandes places chinoises (Yiwu et Guangzhou, Shenzhen) de « nouvelles routes de la soie » sont apparues. Mais là s’arrête la métaphore. La soie n’est plus le but ultime et le marché des produits de consommation de masse est l’objet principal de ce commerce transnational.
Ma communication portera sur cette épopée des petits entrepreneurs transnationaux pionniers qui entre l’Algérie et la Chine ont construit une route de la soie s’appuyant sur des réseaux labiles et un savoir circuler remarquable.
Michèle Gally : Le Livre des merveilles ou la référence cachée. De Mandeville à Umberto Eco
Il s’agit dans cet exposé de revisiter Marco Polo et son ouvrage en quelque sorte de biais à travers les échos que l’on peut en trouver chez deux auteurs eux-mêmes éloignés dans le temps et qui ne le citent pas : Jean de Mandeville au XIVesiècle dont Le Livre des Merveilles du monde connut un immense succès jusqu’au XVIIe siècle et Umberto Eco qui, dans Baudolino, emmène son héros médiéval pour un périple dans un Orient fabuleux. Les avis sont partagés sur la réalité des voyages de Mandeville tandis que le personnage d’Eco est avant tout un « menteur » et un affabulateur de génie. Dans un syncrétisme vertigineux une multitude d’écrits, de légendes, de descriptions d’êtres et de coutumes étranges trame les deux textes selon une hybridité où l’on retrouve, entre autres, la marque (motifs/ légendes/êtres…) du Livre de Marco Polo. Chez l’un et l’autre auteur la référence au Vénitien paraît essentielle en particulier dans la rencontre de l’Autre. C’est du moins l’hypothèse que je propose de faire à partir d’une (brève) lecture comparée de quelques passages sur les « monstres » et proprement « merveilles » des contrées lointaines dans les trois œuvres.
Mais si Mandeville fut peut-être un « voyageur immobile » et Eco celui de sa propre « encyclopédie », ce dernier, en penseur du XXe s., joue différemment du clivage vrai/faux, mettant en tension critique les allégations récurrentes de véridicité et les essais d’explication rationnelle de Marco Polo devant l’extraordinaire. Aussi bien Baudolino serait -il doublement un nouveau Marco qui préfère repartir pour se fondre dans cet ailleurs qu’il raconte et qu’il a partiellement inventé. Leçon (toute moderne) d’ouverture à l’Autre et de foi en l’efficace de la fiction : les récits ne sont-ils pas à l’origine d’actions réelles ? Ainsi Christophe Colomb lecteur de Marco.
Perle Abbrugiati : Les merveilles et l'invisible. Marco Polo dans Les villes invisibles d'Italo Calvino
Dans Les villes invisibles, Marco Polo n’est pas seulement le voyageur européen qui va au-devant du Catai, mais le voyageur délégué par Kublai Khan pour visiter son propre empire. Pourquoi choisit-il précisément celui qui ne parle pas sa langue pour lui décrire son territoire ? Est-ce bien un territoire qui est décrit dans ces poèmes en prose ? Marco Polo est découvreur de villes improbables semblant sortir de son imaginaire. Calvino fait de Marco Polo non seulement un explorateur du lointain, mais un éclaireur de l’intériorité, un investigateur des grandes catégories humaines. Il répond à un empereur en quête d’un modèle intellectuel plus encore que de descriptions de terrain. Calvino construit de surcroît lui-même son livre comme l’architecture d’une ville, faite de chaos et de cohésion. Ainsi l’exploration va-t-elle au-devant à la fois du merveilleux et de l’invisible.
Sandra Gorgievski : L’Empire mongol à l’écran dans Marco Polo, la Collision des Mondes (2014-1016)
La réception de la relation de voyages de Marco Polo a inspiré un nombre relativement réduit de films historiques, d’aventures ou de cape et d’épée, sur petit ou grand écran - tous ayant ajouté au récit une intrigue romantique, conformément à l’horizon d’attente des spectateurs et des producteurs. Sur les sept films produits entre 1938-2007 (à l’exception d’un film de kung fu et d’une mini-série tournée en Chine), le casting demeure exclusivement européen ou américain, jusqu’à la série produite pour la chaîne de TV américaine Netflix (2 saisons, 2014-2016) Marco Polo, Worlds Will Collide, où la représentation de l’Autre change avec un casting exclusivement asiatique. Le choix stratégique d’acteurs pour incarner des orientaux s’insère dans une longue tradition cinématographique, et participe du processus de construction d’une mémoire collective à travers la mise en scène du Moyen Âge. Le personnage du Grand Khan (joué par Benedict Wong, Britannique originaire de Hong Kong) présente un cas particulièrement intéressant. Les lieux de tournage reflètent la variété des lieux traversés par Marco Polo (saison 1, épisode 1), mais une fois accompli le voyage de Venise à la Chine et à la cour mongole, c’est la description de l’Empire mongol qui fait l’objet de la série : la mise en scène somptueuse et le colossal budget de production (plus de 90.000.000$ pour les 50 millions d'abonnés Netflix en 2014)ambitionnent de faire concurrence à la série Games of Thrones (HBO, 2011-2019). Les « merveilles de l’Orient » décrites par Marco Polo lors de son séjour à la cour du Khan sont magnifiées. Je m’intéresserai donc à la mise en scène du corps de l’Oriental, aux chorégraphies de combat, au cadrage de l’espace (urbain ou naturel) dans la construction d’un Empire mongol fantasmé, tout en établissant des correspondances formelles avec les conventions médiévales, en particulier le programme iconographique du recueil Le Livre des merveilles (Paris, 1410-1412, BnF, fr. 2810).
Tania Manca : Il Milione : Le dévoilement d’un monde du texte à l’image. Fortune du récit en Italie, du livre au film en passant par le dessin animé, la BD, et retour
Le Milione de Marco Polo a fasciné l’Italie tout au long des sept derniers siècles à travers des formes narratives qui se sont diversifiées dans le temps, arrivant à épouser les supports les plus récents comme le film et le dessin animé. La communication propose une analyse de l’évolution des éditions au cours des XX et XXIe siècles et, par conséquent, de leur réception au travers de livres de critique tels le Milione de V. Bertolucci Pizzorusso, d’éditions divulgatrices pour la jeunesse et les enfants telles celles des maisons d’édition BUR, Gribaudo, etc., les bandes dessinées pour adultes et pour enfants comme Marco Polo, la via della seta de Marco Tabilio (2024), Il Milione di Marco Polo (Mickey Disney deluxe), etc.
Ce processus s’accompagne d’une étude sur les interprétations de l’œuvre originelle qui transposent l’imaginaire par le biais d’images, en offrant au lecteur un devisement du monde aux formes les plus diverses. La communication met en exergue la création d’une nouvelle vision de l’histoire, par rapport au récit initial, à travers une mise en images qui déplace la focalisation sur l’expérience personnelle et la figure du voyageur plus que sur les territoires parcourus et les peuples rencontrés ; comme dans certaines rééditions, la bande dessinée, des dessins animés tel Le avventure di Marco Polo (1982), les films Marco Polo (1982) de Montaldo et les séries télé telle Marco Polo (2016).
Christian Clot et Sylvie Requemora : Du texte à l'art graphique : Marco Polo dans la bande dessinée de la collection Explora (sous réserve)
Entretien sur la genèse du projet graphique, les six étapes de la scénarisation (synopsis, séquencier, découpage, continuité, dialogues et polissage) et sa réalisation en deux volumes.
Yvan Daniel : Études viatiques et approches mythocritiques : Le Devisement du monde comme « mythe littéraire » (XIXe-XXIe s.)
Cette communication entend interroger le croisement de deux approches critiques, les études viatiques et l’étude des « mythes » dans leurs formes modernes et contemporaines – telle qu’elle a été théorisée notamment par Roland Barthes, Pierre Brunel ou Gilbert Durand. A travers quelques exemples littéraires et médiatiques, on montrera que les références à ce récit de voyage, comme ses nombreuses réécritures et adaptations, se manifestent avec les caractéristiques d’un « mythe », entre fictionnalisation et vérité référentielle discutées, invariants et plasticité, réécritures et remotivations symboliques ou politiques.