Appel à contributions : Les Voyageurs du Rhin

Colloque international
Université de Haute-Alsace, Mulhouse
21-22 avril 2016.

    L’objet de ce colloque est d’aborder le Rhin dans toute sa complexité. Peut-on d’ailleurs (du point de vue de l’imaginaire et du mythe, s’entend) parler du Rhin au singulier ? Si l’on en croit Wagner, il y aurait plusieurs Rhins. Et il va de soi que le Rhin allemand n’est pas le Rhin suisse, ni le Rhin alsacien. Le Rhin romantique, par ailleurs, n’est pas le Rhin humaniste. Sans compter que, si la région rhénane est un lieu de création et pensée, le Rhin est aussi un motif littéraire et artistique.
    Parmi les aspects de l’ « histoire morale » (entendez : artistique, littéraire, intellectuelle, sociale, politique) du Rhin que ce colloque se propose d’étudier, voici quelques lignes de force (qui n’ont rien d’exclusif) :
    1. Le Rhin des (pré-)Romantiques anglo-saxons nous semble un axe d’étude intéressant. Le fleuve, qui prend sa source dans les Grisons, en Suisse, et se jette dans la mer du Nord aux Pays-Bas, fait partie des routes des Tours, notamment parce qu’il faut le suivre pour se rendre en Italie, destination privilégiée des apprentis-peintres et plus tard des écrivains-voyageurs. Ann Radcliffe emprunte la route du Rhin en 1795. Elle se laisse impressionner par les châteaux sublimes et gothiques qui jalonnent les rives du fleuve, et s’imprègne de l’énergie mystérieuse et inquiétante de ses eaux rhénanes. Dans son journal, elle dit avoir l’impression de plonger dans l’immensité de l’au-delà (Ann Radcliffe, Journey Made in the Summer of 1794, through Holland and the Western Frontier of Germany with a Return down the Rhine, 1795). Byron, lui, a contribué à forger l’imaginaire du fleuve en magnifiant, dans le Childe Harold’s Pilgrimage, la « maternal nature » qui environne le « majestic Rhine ». Quant à Mary Shelley, elle évoque dans Frankenstein (1818) le paysage rhénan, ses forêts impénétrables et ses collines pourtant aimables.
    2. Les représentations du Rhin alsacien nous intéresseront également. Si les Romantiques français se laissent saisir par le mythe rhénan, ils s’occupent moins volontiers de l’Alsace. Il se développe pourtant en France une mode des voyages pittoresques soutenue par un souci de sauvegarde du patrimoine. Le Baron Taylor et Charles Nodier se chargent de diriger les monumentaux Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France (vingt-quatre volumes organisés par régions et publiés entre 1820 et 1878). Mais de l’Alsace, il ne sera pas question dans cet ouvrage qui se veut pourtant complet. C’est peut-être que l’identité nationale et linguistique de la région est difficilement définissable. 
    3. L’Alsace, pour autant, n’est pas absolument laissée pour compte. Strasbourg, notamment, est au cœur des voyages rhénans de Nerval et de Victor Hugo. La cathédrale de Strasbourg, cet édifice construit par l’homme et pour Dieu, devient une sorte d’idéal romantique. Il est intéressant d’observer comment le voyageur travaille à cerner l’identité d’une région transfrontalière vouée à l’ambivalence. Les villes, les cathédrales, les récits de voyage, même, tout semble se refléter dans les eaux du fleuve. Le Rhin (1842), de Victor Hugo, est à la fois un texte-frontière et un récit-fleuve. L’Ill, dont les rives sont peuplées d’édifices, y est comparée au Rhône. Quant à Nerval, il voit dans les eaux du Rhin l’image fidèle de l’état religieux des pays que le fleuve traverse. À Bâle, les eaux sont pures, tandis qu’à Strasbourg, cette « métropole chrétienne, le Rhin n’a plus que des flots dégénérés. » (Lettres d’Allemagne, p. 895.)
    4. Il va de soi que le Rhin est à la fois l’épine dorsale de l’Europe unie et la ligne de fracture autour de laquelle s’opère la négociation conflictuelle des identités française et allemande. Le Rhin attire le voyageur français parce qu’une fois qu’on l’a traversé, on est sur « la terre de Goethe et de Schiller, le pays d’Hoffmann, la vieille Allemagne, notre mère à tous !... Teutonia » (Nerval). Le Rhin, que Lamartine nomme le « Nil de l’Occident » (car le voyage sur le Rhin, comme le voyage en Orient, dont il est en quelque sorte l’image inversée, est un sous-genre du voyage romantique), fonctionne comme un axe de symétrie : tant qu’on est du côté français, on rêve à l’Allemagne, une fois en Allemagne, on réfléchit sur la France, sur son destin, sur son identité. Les habitants des villes frontalières françaises parlent allemand, et ceux de Baden parlent français. Kehl (« comme toutes les villes étrangères qu’avoisinent nos frontières ») est une ville française et Strasbourg est allemande – c’est du moins l’avis de Nerval. Cette zone d’entre-deux intéresse même Fenimore Cooper, qui observe comment des peuples différents coexistent sur un terrain commun. Il veut recueillir en Alsace et sur le Rhin des savoirs sur les modes de gouvernement, afin de préparer l’avenir des États-Unis. Mais le fleuve, qui devrait relier les nations, et les unir, est devenu une zone de conflit et de renégociation des limites nationales. Hugo le déplore : « Le Rhin est le fleuve qui doit […] unir [l’Allemagne et la France] ; on en a fait le fleuve qui les divise. » Sentiments nationaux, croyances, sensations se mêlent dans les eaux du Rhin, qui tiendra une place importante dans la littérature et la presse des années 1840. La « Querelle du Rhin » est aussi bien littéraire que politique ou militaire.
    Bien sûr, le corpus d’étude de notre colloque ne se limitera aux représentations romantiques du Rhin. Voici quelques-unes des questions auxquelles nous aimerions trouver des commencements de réponse :
    1. Que reste-t-il du Rhin humaniste dans la vision romantique du fleuve ?
    2. La région rhénane est l’un des berceaux de l’humanisme. Mais comment les humanistes (se) représentent-ils le fleuve ? Quels sont les contours de l’imaginaire humaniste du Rhin ?
    3. Qu’en est-il du Rhin à l’âge classique, puis au siècle des Lumières ?
    4. On connaît le Rhin d’Apollinaire (qui mérite d’ailleurs d’être réétudié). On connaît moins bien le Rhin « dans quoi se peignent les ensorcelantes filles aux blonds cheveux sans fin » d’André Breton et de Max Ernst. On connaît peu celui d’Aragon (« Dans le Rhin noir pleuraient des filles-fées » ; « Tu iras en Syrie ou sur le Rhin »), ou celui de Michaux, qui raconte son expérience de la contemplation du fleuve dans un texte intitulé Les Fées du Rhin. Or, on remarque (à première lecture du moins) une étonnante unanimité dans le réinvestissement par la poésie moderne des topoï du Rhin romantique.
    5. Le Rhin des romanciers constitue également un sujet de recherche d’une grande richesse, depuis The Orphan of the Rhine (1798) d’Eleanor Sleath jusqu’à Jean-Christophe (1904-1912) de Romain Rolland (et au-delà, bien sûr), en passant (entre autres) par Fa dièse (1834) d’Alphonse Karr, The Pilgrims of the Rhine (1834) d’Edward Bulwer-Lytton, The Kickleburys on the Rhine (1850), où Thackeray tourne en dérision la mode du voyage rhénan, et Die Wacht am Rhein (1902) de Clara Viebig.
    6. Les communications sur le Rhin des peintres (celui de Turner, de son Arc-en-ciel – Vue du Rhin et de son Rocher de la Lorelei, celui de Macke et de ses Pêcheurs sur le Rhin, celui d’Henri Fantin-Latour et de Siegfried et les filles du Rhin) seront également les bienvenues, comme celles sur le Rhin des musiciens (on pense évidemment à L’Or du Rhin de Wagner, mais aussi aux Chants du Rhin de Bizet, à Schumann – Sonntags am Rhein, Auf dem Rhein, Der Deutsche Rhein, « chant patriotique » –, et à tant d’autres).

    Plus théoriquement, nous aimerions aborder les questions suivantes :
    1. Le voyage est-il un nomadisme ? Il nous semble que le Français qui voyage en France se comporte en nomade, dans la mesure où il se déplace sans quitter son territoire (Deleuze). Les voyages intra muros de Gautier l’oriental sont de ce point de vue très intéressants. Si Gautier ne s’enthousiasme guère pour le gothique alsacien, qui éveille chez lui une forme de mélancolie, c’est qu’il ne parvient pas à oublier les « purs chefs d’œuvre du génie grec dorés par le soleil de l’Attique ! ». Son enthousiasme pour les cathédrales s’est changé en « admiration douloureuse ». Devant celle de Strasbourg, il note : « quel élancement rigide dans ces nervures fuselées qui montent grêles et droites ; quelle tristesse glaciale, quelle ombre noire sous les ogives du cloître! » (Quand on voyage.)
    2. Qu’en est-il par ailleurs du voyage engagé ? Le même Gautier change de ton dans ses Tableaux de siège (1871), alors que l’Alsace est pilonnée par l’artillerie. Il se souvient avec émotion de son « vieil ami le Münster [...] élançant vers le ciel, avec la foi des anciens jours, sa flèche vertigineuse ». Le paysage est à la fois pittoresque et nostalgique, Gautier, en temps de conflit, défend la région disputée dans ce qu’elle a de plus (stéréo)-typique et de plus immuable : « Les cigognes s’envolaient, les pattes tendues en arrière, comme sur la vignette des livres de Delalain ». Gautier, le voyageur amoureux des caprices et des zigzags, fait l’éloge de la fixité monumentale afin de défendre le pays, et décide de vouer un culte à « une nouvelle Madone, la Statue de Strasbourg ».
    3. Mais le voyageur bourgeois, poussé par une hypocrite mauvaise conscience de citadin à la fois timoré et nostalgique, ne pratique-t-il pas une pseudo-errance ? Le poète, lui, voyage en esprit avant de voyager physiquement. C’est que, sur les bords du Rhin, il part à la recherche des mythes et des légendes. La Lorelei ne fascine pas seulement les bateliers d’Henri Heine, mais aussi Nerval, qui intitulera Lorely sa fiction viatique rhénane. Le voyageur ne construit pas une Bildung, son trajet n’est pas voué à la ligne droite, il s’abandonne aux méandres du fleuve, car il est à la recherche d’une culture qui échappe au rationnel. Sa parole « essentiellement errante […], toujours hors d’elle-même » pénètre, pour paraphraser Blanchot, dans le domaine de la Lorelei.
    Cette liste, bien sûr, n’a rien d’exclusif. Notre idée est d’organiser un colloque consacré au Rhin, et en particulier au voyage rhénan, à ses modalités historiques et politiques, à ses motivations imaginaires et mythiques, à ses retombées littéraires et artistiques. Toutes les aires, toutes les époques et toutes les disciplines sont susceptibles de nous intéresser. Les communications relevant des domaines littéraire, artistique, historique, géographique et sociologique seront particulièrement les bienvenues.
    Ce colloque se veut à la fois académique et artistique : l’organisation d’un événement musical est notamment prévue. D’autres propositions de cette sorte seraient examinées avec plaisir.
    Les actes du colloque seront publiés à la fin de l’année 2016. Il sera donc demandé aux participants d’envoyer leur texte au plus tard un mois après le colloque (soit pour le 22 mai 2016).
Les propositions (d’une demi-page environ, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique) sont à envoyer à Nikol Dziub (nikol.dziub@uha.fr) avant le 7 février 2016.

Comité scientifique :
Laurent Berec (Maître de conférences, Université de Haute-Alsace)
Guy Ducrey (Professeur, Université de Strasbourg)
Nikol Dziub (Docteur, Université de Haute-Alsace)
Matthieu Freyheit (Maître de conférences, Université de Lorraine)
Maxime Leroy (Maître de conférences, Université de Haute-Alsace)
Peter Schnyder (Professeur émérite, Université de Haute-Alsace)
Frédérique Toudoire-Surlapierre (Professeur, Université de Haute-Alsace)