Voyage et relativisme juridique: réflexions sur l'élaboration du droit naturel au XVIIe siècle.

Conférencier / conférencière

Le voyage intervient comme un preuve philosophique de la diversité des systèmes et sert d’instrument dans l’élaboration d’un relativisme juridique. A une époque et dans un pays où le droit divin est la clé de voûte du système juridique français, lorsque cette clé disparaît, les conséquences sont extrêmes : soit l’ailleurs est diabolisé, soit il est porteur du rêve d’un nouveau droit humain. Les utopies rêvent au mythe pastoral de l’âge d’or où le droit n’existe pas car il n’est pas nécessaire, dans une perspective pré-adamique où la Chute est conçue aussi comme une Chute dans le Droit. Les récits de voyages authentiques, eux, vont à la découverte d’autres droits.
L’Orient, considéré comme l’espace de la tyrannie et de l’excès, où le droit divin ne repose plus sur le dieu chrétien, apparaît alors comme le comble du droit humain, dévoyé et illégitime : le droit est présenté comme un faux droit divin, puisqu’il repose sur une fausse religion du point de vue chrétien. Sans droit divin ni providence chrétienne, la justice des hommes est inefficace et n’est même pas appliquée. Le droit humain illégitime ne fait alors aucun effet et mène à la dépravation des mœurs. La représentation du pouvoir mahométan renvoie aux craintes face à la démesure croissante de l’absolutisme de Louis XIV.
Les terres vierges de toute réflexion juridique et politique àl’occidentale, l’Afrique et l’Amérique, sont un terrain favorable aux réflexions sur un nouveau droit humain : elles présentent une forme de religion païenne qui coexiste avant l’arrivée des Européens avec des mœurs civiles. Les voyageurs découvrent que le lien traditionnel entre l’Église et
’État ne va pas de soi. Ils montrent que le consentement universel équivaut à une loi de nature, à la constatation d’un “droit naturel” survivant au péché de l’homme. C’est en ce sens que s’orientent les réflexions sur le droit des “sauvages” : dénonciation des droits bafoués d’hommes considérés par les colonisateurs et les évangélisateurs comme des êtres dépourvus de droit, mais qui représentent en fait des êtres au droit naturel permettant de réfléchir à un droit fondé sur la religion naturelle, différente du droit divin. Ce sont là les prémices des fondements de la réflexion sur le Bon Sauvage.
Quelques-unes des grandes contre-sociétés trouvent leur espace d’expression sur les mers. Les pirates sont considérés comme hors la loi et donc hors du droit. Pour Grotius, ils ne respectent pas la liberté des mers et brisent le "jus communicationis" fondant le “droit des gens”. Mais l’égalité est pourtant la “loi générale” de cette “fratrie” particulière, en marge des lois traditionnelles, qui apparaît comme une réelle tentative de fondation utopique pratique, où le droit ne disparaît plus mais où il est rééquilibré et réorienté vers les définitions hobbesiennes du droit naturel.
En interrogeant le système politique français de la monarchie de droitdivin, le voyage, sous toutes ses formes, est donc un des facteurs de la modernité qui introduit peu à peu la notion de droit naturel, fondée sur une nouvelle appréhension du droit humain.

Mots-clés :
Pyrard de Laval, Thévenot, Tavernier, La Mothe Le Vayer, Flacourt, Chenu de Laujardière, Champlain, R.P. Boucher, Brébeuf, Denys, Hobbes, Locke, Pufendorf, Descartes, Montaigne, Grotius, Torcy, Williams, Œxmelin, Raveneau de Lussan, Bouchard, droit des mers, droit des gens, droit naturel.

Textes cités :

BALIBAR Etienne, “Individualité et transindividualité. ‘Qu’est-ce quel’homme?’ au XVIIe siècle”, [in] L’Individu dans la pensée moderne, XVIe-XVIIIe siècles, Gian Mario CAZZANIGA et Yves Charles ZARKA, Paris, Pise, Edizioni Ets, 1993.

BIET Christian, “La justice dans les Fables. La Fontaine et le “droit des gens”, [in] Le Fablier, Revue des Amis de Jean de La Fontaine, n°4, 1992.

CARNOY Dominique, Représentations de l’Islam dans la France du XVIIe siècle. La ville des tentations, Paris, L’Harmattan, 1998.

CHARLES-DAUBERT Francine, “L’Amérique entre rêve et cauchemar dans l’œuvre de F. La Mothe le Vayer, [in] La Découverte de nouveaux mondes : aventures et voyages imaginaires au XVIIe siècle, RIZZA Cecilia éd., Centre Méridional de Recherche sur le 17e siècle. Fasano, Schena Editore, 1993.

CHENU DE LAUJARDIÈRE Guillaume, Relation d’un voyage à la côte des Cafres (1686-1689), Dugay Emmanuelle éd., Préface de Franck Lestringant et Paolo Carile, Avant-Propos de François Moureau, Paris, Les Editions de Paris-Max Chaleil, 1996.

CHINARD Gilbert, L'Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIème et au XVIIIème siècles, Genève, Slatkine Reprints, 1970.

DARMON Jean-Charles, “Le Jardin et la Loi : de l’utilité comme fondement du Droit et du Politique chez Gassendi”, [in] Littératures classiques, “Droit et Littérature”, Christian BIET éd., n°40, 2000, p. 53-73.

DENYS, Description géographique et historique des Costes de l’Amérique Septentrionale, avec l’histoire naturelle du pais, par M. Denys, Paris, 1672,

DUFOUR Alfred, Droits de l’homme, droit naturel et histoire, Paris, P.U.F. Léviathan, 1991.

DUVIOLS Jean-Paul, L'Amérique espagnole vue et rêvée. Les livres de voyages de Christophe Colomb à Bougainville, Paris, Promodis, 1986.

FLACOURT Etienne de, Histoire de la grande isle Madagascar, et Relation de a grande isle Madagascar contenant ce qui s’est passé entre les Français et les Originaires de cette isle, depuis l’an 1642 jusques en l’an 1655, Paris, 1658. Epître à Messire Nicolas Foucquet, Chevalier, Vicomte de Melun, Ministre d’Etat, Surintendant des Finances de France, et Procureur Général de sa Majesté.

FONTENELLE, Lettre à Madame la Marquise *** sur la Nudité des Sauvages, [in] La République des Philosophes, ou Histoire des Ajaoiens, EDHIS, Paris, 1970.

GOODWIN John, Hagiomastrix or the Scourge of the Saints displayed in his Colours of Ignorance and Blood, Londres, 1646.

GROTIUS Hugues, Mare Liberum, De la Liberté des mers (1609), traduction d’Antoine de COURTIN (1703), publication de l’Université de Caen, Centre de Philosophie politique et juridique, 1990 + De Jure belli ac pacis.

HOBBES Thomas, Léviathan, 1651.

KARRO Françoise, “Dramaturgie diplomatique française à la Sublime Porte d’Ercole amante à L’Europe galante, [in], Die Sprache der Zeichen und Bilder, Rhétorik und nonverbale Kommunikation in der-frühen Neuzeit, Marburg, Hitzeroth, Ars rhetorica, 1, 1990.

LA MOTHE LE VAYER, Discours de l’histoire où est examinée celle de Prudence Sandoval, chroniqueur du feu roi d’Espagne, Philippe III, Paris, Jean Camusat, 1638.

LE BRIS Michel, “Les Anges noirs de l’utopie”, [in] Daniel Defœ, Histoire générale des plus fameux pyrates : Les Chemins de Fortune, tome I, Paris, Phébus, 1990.

LINON-CHIPON Sophie, “Etienne de Flacourt (1648-1660). Coloniser Madagascar : des préceptes à l’utopie”, [in] Les Carnets de l’exotisme, n°2-3, avril-septembre 1990, Le Torii Editions, p. 41-47.

LOCKE John, Lettre sur la tolérance, Paris, GF-Flammarion, 1992.

MICHEL Michel, Figures de l’exotisme et désir d’au-delà, [in] Exotisme et création, 1985.

MURR Sylvia, “Le politique “au Mogol” selon Bernier : appareil conceptuel, rhétorique stratégique, philosophie morale”, Purusartha, n°13, 1990.

NAUDÉ Gabriel, Considérations politiques sur les coups d’Etats, Rome, 1639.

ŒXMELIN, Aventuriers et boucaniers d'Amérique. Chirurgien de la Flibuste de 1666 à 1672 par Alexandre Œxmelin, Bertrand GUÉGAN éd., Sylvie Messinger Éditrice, coll. Les Pas de Mercure, 1990.

PINTARD René, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Genève, Paris, Slatkine, 1983 (réimp. de l’éd. de Paris, 1943).

PUFENDORF Samuel de, Du droit de la nature et des gens, 1672.

PYRARD DE LAVAL, Voyage aux Indes orientales (1601-1611), BOUCHON Geneviève éd., Paris, Chandeigne, 1998.

TAVERNIER Jean-Baptiste, Voyages en Perse, SABBAGH Pierre et MONTEIL Vincent éd., Genève, Club des Libraires de France, Le Cercle du Bibliophile, 1970.

THÉVENOT, Voyage du Levant, YÉRASIMOS Stéphane éd., cartes de Pierre SIMONET, Paris, Maspero, 1980.

THUAU E., Raison d’Etat et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Armand Colin, 1966,

ZARKA Yves-Charles, “Individu, personne et sujet dans les doctrines du droit naturel au XVIIème siècle”, [in] L’Individu dans la pensée moderne, XVIe-XVIIIe siècles, Gian Mario CAZZANIGA et Yves Charles ZARKA, Paris,
Pise, Edizioni Ets, 1993.

WILLIAMS Roger, The bloudy Tenent of persecution for cause of conscience discussed in a conference between Truth and Peace, 1644.

Référencé dans la conférence : Littérature de voyage : lieux et idéologie
Date et heure
Époque
Localisation
Documents
Fichier audio
Image