Paradis perdu ? Suivez le guide ! La quête de l'origine dans les récits des pèlerins de Terre sainte (Moyen Âge - XVIe siècle)

Conférencier / conférencière

Jean Delumeau a écrit une « histoire du paradis » qui ne laisse pas grand chose à glaner. Le contrat que les pèlerins signaient à Venise pour le voyage en Terre sainte ne prévoyait pas la visite du paradis. Dans sa relation, au XIVe siècle, Mandeville signale qu’on en a entendu parler, mais que nul mortel ne peut s’en approcher. Il serait situé vers Taprobane (Ceylan) : le paradis est du mode du ouï-dire. D’ailleurs d’après la Genèse (III), des chérubins en gardent l’entrée. Les relations de pèlerins de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, propos de cette conférence, sont donc essentiellement des parcours de mémoire, une mémoire active qui évoque le paradis pour le dépasser. Première entreprise : chercher les traces d’Adam. Ses tombeaux sont situés à Jérusalem, dans le Saint-Sépulcre, sous le Golgotha ou à Hébron dans le tombeau des Patriarches. Dans un cas, saint Augustin, saint Cyprien, saint Jean Chrysostome y voit la preuve d’un Christ, nouvel Adam, qui renouvelle l’humanité pour la sauver, ce que disait l’épître de saint Paul aux Romains (VI). Dans l’autre cas - ce doublon ne gêne personne-, la filiation entre Adam et les Patriarches s’exprime par cette localisation commune. C’est ce que prétend N. da Poggibonsi, dans une relation très souvent rééditée qui servit longtemps de guide. Mais exclu du paradis terrestre avec Eve, Adam a vécu dans des lieux de tribulation que l’on situe près d’Hebron dans des grottes où ils ont pleuré leurs péchés (F. Suriano, 1524). Poggibonsi situe, lui, ce lieu près de Jérusalem. Autre localisation sacrée : le lieu où Dieu a créé Adam avant de le conduire au paradis terrestre (Genèse, II, 8). Les pèlerins le situent dans le champ damascène ou de Damas, près d’Hebron. Le paradis est donc l’espace d’à-côté. En 1587, Cabeza de Vaca parle ainsi du champ damascène. Ce champ est représenté sur les cartes du XVIe siècle (Georgievits, 1554) reproduites plus tard (_Le Pèlerin véritable_, 1615). La localisation était déjà dans Isidore de Séville, puis dans J. de Würzbourg, Burchard du Mont-Sion, et, au XVIe siècle, chez Affagard, Salignac, Vulcano, Giraudet, Pantaleão d’Aveiro et du Blioul. On trouve là trois fosses d’où l’on extrait une terre qui se vend jusqu’en Egypte. Inépuisable, elle a des vertus curatives : contre la morsure des serpents, contre les attaques d’animaux et elle protège des mauvaises chutes. L’intertexte est évident : le serpent de la Genèse, son agressivité, la « chute »… Cette relique limite les dommages encourus dans la vie humaine. Mais que reste-t-il du paradis ? Par analogie, le Mont Thabor, lieu de la transfiguration du Christ (Mathieu, XVII) devient un substitut paradisiaque : locus amoenus en opposition au locus horribilis qu’est la mer Morte, c’est le lieu que décrivent les voyageurs comme le plus voisin de ce que l’on peut imaginer comme le paradis : la nature y imite l’art et témoigne de la grandeur divine. Après Guerrero, qui le décrit, Radziwill parle d’un lieu qui paraît le sommet de l’artifice. Kootwick évoque en 1578 l’abondance et la diversité des plantes et, un siècle plus tôt, Breydenbach parlait de la salubrité du lieu et de son climat tempéré, un lieu où chantaient les oiseaux. La nature imite l’art et dit la gloire de Dieu ; les sens sont satisfaits, mais c’est un lieu habité par les conséquences du péché, ce dont témoignent les plantes médicinales nécessaires à l’homme déchu. La rédemption est annoncée sur le lieu de la transfiguration. Il reste néanmoins une relique du paradis, la « poma paradisi » : le fruit du paradis. Les pèlerins désignent ainsi la banane. Radziwill consacre de longs développements au fruit du paradis terrestre qui rassasiait les premiers être humains et dont les feuilles servirent à couvrir la nudité d’Adam et d’Eve. Le signe de la croix visible dans la coupe de la banane est une métonymie de la Terre sainte dans son entier. Cette vision théologique de l’univers qui condense les mystères de la rédemption et de la providence divine transfigure l’humanité elle-même en route vers son salut. Le détour par Adam et non par l’Eden sert à déchiffrer des signes qui annoncent un élan vers la fin et non vers l’origine, vers une cohérence de l’édifice théologique dont le pèlerin est le témoin et le scribe.

Eléments de bibliographie
1) Généralités :
• Séville, Isidore de, Etymologies, 13,3, 2-4.
• Eliade, M, « Paradis et utopie : géographie mythique et eschatologie » in Eranos Jahrbuch, t. 32, 1963, p. 211-234.
• Février, P.A., « Les Quatre fleuves du paradis », Rivista di Archeologia cristiana, t. 32, 1956, p.177-199.
• Ringbom, L-I, Paradisus terrestris, Helsinki, 1958.
• Delumeau, Jean, Une histoire du paradis. Le jardin des délices, Tome I, Fayard, 1992. En particulier les chapitres 3, 8 et 9.
• Gomez-Géraud, M-C, Le Crépuscule du grand voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458_1612), Champion, 1999 (chapitres 8 et 9).
• Gomez-Géraud, M-C, « Salubrité, fécondité : le sens du prodige naturel dans les récits des pèlerins à Jérusalem entre Moyen-Age et Renaissance », in Représentations des maladies et de la guérison dans la Bible et ses traditions, textes recueillis par Jean-Marie Marconot, Université de Montpellier-III, p.135-145.

2) Récits de voyage utilisés dans la conférence : (les références sont données dans l’ordre de leur sollicitation dans la conférence).
• Mandeville, Jean de, Voyage autour de la terre, Les Belles Lettres, 1993, éd. Christiane Deluz.
• Poggibonsi, Niccolo da, Libro d’Oltramare, éd. et trad. en anglais par Bellorini et Hoade, Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1945, [reprint, 1993].
• Suriano, Francesco, dans son Itinerario de Hierusalem (Venise, Bindoni, 1524, réed. et trad. En anglais par Bellorini, Hoade et Bagatti, Jerusalem, Franciscan Printing Press, 1949 [reprint 1983].
• Escobar Cabeza de Vaca, Pedro, Luzero de la Tierra santa, Valladolid, 1587.
• Georgievits, Bartholomeu, Specchio delle peregrinatione…, Rome, 1554.
• Anonyme, Le Pelerin veritable, Paris, Febvrier, 1615.
• Affagart, Greffin, Relation de Terre sainte, éd. par J. Chavanon, Paris, V. Lecoffre, 1902.
• Salignac, Barthélemy de, Itinerarium Terra sanctae, Lyon, G. de Villiers, 1525.
• Vulcano, Luigi, Vera et nova descrittione di tutta Terra santa, Naples, G-M Scotto, 1563.
• Giraudet, Gabriel, Discours du voyage d’Outre-Mer…, Lyon, 1575.
• d'Aveiro, Pantaleão, Itinerario da Terra santa, Lisboa, 1593, éd. Antonio Balão, Coimbra, 1927.
• Blioul, Jean du, Voyage de Hierusalem, Besançon, 1602.
• Burchard du Mont-Sion, Descriptio Terrae sanctae, éd. J-C M Laurent, Lipsiae, Heinrichs, 1873.
• Würzbourg, Jean de, Descriptio locorum Terrae sanctae, éd. RBC Huygens, 1994.
• Guerrero, Francisco, éd. et trad. par Olivier Trachier, Paris, Jérôme Millon, 1997.
• Radziwill, Nicolas-Ch., Hierosolymatana peregrinatio…, Brunsberg, Schönfels, 1601.
• Kootwik, Jan van, Itinerarium hierosolymitanum…, Anvers, 1619.
• Breydenbach, Sanctarum peregrinationum…, Mayence, 1486. Reprint et trad. en italien par Bartolini et M. Miglio, sous le titre Peregrinationes. Un viaggiatore del quattrocento a Gerusalemme e in Egitto, Roma, Vecchiarelli, 1999.

Référencé dans la conférence : Civilisations et cités perdues dans la littérature des voyages
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