Orient, ruines, photographie : contempler le temps qui passe

Conférencier / conférencière

Ruines Orient Photographie

Cette communication comporte deux volets : une réflexion sur le lien constitutif qui se crée au XIXe siècle entre photographie, ruines et Orient ; suivie de la présentation des photographies d’Egypte de Maxime Du Camp. D’emblée, dès 1840, les photographes s’intéressent aux ruines, et c’est en Orient qu’ils se rendent de prédilection. La photographie va apparaître comme le moyen d’éterniser la ruine, modifiant de la sorte le lien temporel qui lui est constitutif : d’une part, elle va continuer à assurer le lien temporel entre la ruine et le passé dont elle émane ; et relayer la relation traditionnelle qui fait que la ruine est un intermédiaire qui permet de se projeter dans le passé ; d’autre part, la photographie de ruines va instaurer un lien non plus avec le passé mais avec le futur, ou du moins elle va garantir la perpétuation dans l’avenir de cette relation au référent passé. Toute la rêverie sur les ruines, dont viendra s’emparer avec force la photographie, est traversée par cette double ligne de circulation : une déploration rétrospective qui médite sur la disparition d’un passé glorieux ; et une déploration anticipatrice, tournée non plus vers l’autre mais vers soi-même, vers sa propre mort, selon une logique d’anticipation rétrospective . La photographie s’insère de manière très caractéristique dans cette dialectique de rétrospection-anticipation. Le propre de la photographie, ou le propre du discours sur la photographie, est toujours d’articuler une réflexion sur le passé à conserver et une réflexion de prévoyance prudente sur la nécessaire conservation d’un présent qui est sur le point de se dégrader.
La photographie de ruines sera dès lors chargée d’une double fonction : fonction de mémoire et de conservation (archéologique et documentaire) et fonction esthétique et émotive. Si la ruine est au croisement des arts et des savoirs, la photographie l’est dans une commune mesure.
Par ailleurs, il existe une identité sémiologique entre ruine et photographie. Du point de vue du mode de signification, la ruine et la photographie ont un statut identique. Il s’agit de signes qui valent à la place, en substitution d’un référent absent. Ruine et photographie appartiennent les deux à la même catégorie sémiologique, caractérisée par un même type de relation entre le signe et son référent . L'index, ou signe indiciel (selon la théorie du signe élaborée à la fin du XIXe siècle par Peirce), entretient ou a entretenu au moment de sa production, une relation de contiguïté physique avec son référent ; le propre du signe indiciel est de constituer une trace du référent : empreinte, fumée, fossile, moulage, photographie, ruine ; l’idée est que le signe présent porte en lui la marque physique du référent. D'où la question de la mémoire, du lien affectif aussi bien que cognitif avec le passé.

L’Orient est le premier lieu de photographie au XIXe siècle. On peut parler d’un contrat de légitimation culturelle de la photographie par le voyage en Orient. L’Orient est photographié selon l’Itinéraire de Chateaubriand, Orient qui représente pour le lettré du XIXe siècle, le berceau de sa culture. Cette inscription culturelle a deux finalités. La photographie permettra de ramener, en cartons des reproductions des lieux rendus célèbres d’abord dans l’antiquité par les grands événements de l’histoire et de l’histoire biblique, puis à l’époque contemporaine, par les voyageurs et écrivains illustres sur les traces desquels on veut voyager (Volney, Chateaubriand, Lamartine…). L’idée étant que l’on peut désormais voyager sur les traces de la Bible et sur celles de Chateaubriand sans quitter son fauteuil. Il s’agit là de la finalité culturelle inhérente à tout voyage en Orient au XIXe siècle. Mais par ailleurs – seconde finalité, propre au travail d’assimilation culturelle de la photographie au XIXe siècle –, la photographie, en se plaçant dans cette double lignée (l’Antiquité et Chateaubriand), acquiert elle-même une légitimité culturelle et qui lui manque cruellement et qu’elle cherche par tous les moyens à acquérir.

Plusieurs raisons poussent ainsi les photographes vers les ruines en général, vers l’Orient en particulier :
•une parenté sémiologique : en photographiant des fossiles ou des ruines, la photo donne à voir, désigne et dédouble son propre mode de signification ;
•une inscription similaire dans le temps et dans la mémoire ; et de là, une portée à la fois cognitive et mélancolique ; d’où la double finalité archéologique et poétique des photographies ;
•un travail de légitimation culturelle ;
•la question de la lumière : les pays du soleil, pays d’Orient, attirent naturellement la photographie dont on ne cesse de répéter qu’elle est fille du soleil. Une même insistante isotopie du soleil et de la lumière court dans les textes sur la photographie et dans les textes des voyageurs en Orient.
•une préoccupation de la conservation ; un dernier point que la critique n’a pas manqué de remarquer : la photographie est au propre comme au figuré une pratique de momification .

Du Camp - Flaubert

Le voyage en Orient de Maxime Du Camp et Flaubert (1849-1851) – voyage d’écrivain et de photographe – est alimenté par toute une série de documents et de témoignages, souvent contradictoires et qui problématisent le voyage en dévoilant ses conflits et ses hésitations. Le voyage sera riche en productions diverses, de la part des deux auteurs. Pour Du Camp, retenons:
-un récit de voyage, Le Nil, 1853, dédié et adressé à Théophile Gautier, situé dans une filiation littéraire forte (Chateaubriand, Hugo, Lamartine…).
-Egypte, Nubie, Palestine et Syrie. Dessins photographiques recueillis pendant les années 1849, 1850 et 1851, accompagnés d'un texte explicatif et précédés d'une introduction, 1852 : album de 125 photographies collées accompagné d’un texte neutre.
Se pose ici la question de la séparation entre voyage d’écrivain, voyage romantique et pittoresque, et voyage érudit et scientifique, voyage d’archéologue et d’historien, ainsi que celle de l’insertion de la photographie dans la problématique de l’écriture du voyage. Ce que Du Camp semble signifier, c’est une séparation naturelle entre les ruines racontées et les ruines photographiées, comme si l’un tendait à exclure l’autre et surtout comme si la photographie venait menacer le récit.
Du Camp va photographier des ruines sachant qu’il porte en lui le regard romantique d’un Chateaubriand et qu’il a une mission archéologique documentaire de la Commission des inscriptions. Il y a là deux exigences à concilier, érudite, documentaire et littéraire, voire romantique, qui impliquent un choix. Son choix est une élimination. Il prend soin d’écarter de son champ visuel tout ce qui viendrait déranger la vue rétrospective. Si un être vivant apparaît sur l’image, il est là pour servir d’étalon. On a une vision déshumanisée, une relation exclusive entre l’image photographique et la ruine. De cette manière, si l’étalon de mesure apparaît pour donner des repères spatiaux au spectateur, l’étalon temporel est soigneusement écarté. Une inscription de l’image hors temps, dans une sorte d’éternité propre à la ruine : abandonnées des hommes, ayant survécu aux civilisations dont elles sont issues, les ruines photographiées par Du Camp apparaissent arrachées aussi au présent du spectateur. Du Camp regrette souvent, dans son récit de voyage, que dans les ruines majestueuses «grouillent les ménages de fellahs». Pourtant de ce «grouillement» moderne, de ce réinvestissement des ruines par les populations locales, de l'état hybride de leur existence, rien n’est laissé transparaître dans la reproduction photographique. Fidèle peut-être, mais nettoyée de toute aspérité dérangeante, la ruine chez Du Camp apparaît telle qu’en elle-même, lointaine, hors de son temps d’origine et hors du temps présent aussi.
Dès lors, l'esthétique du dépouillement, caractéristique des photos de Du Camp, est le symptôme de deux phénomènes divergents. La plupart des images présentent les ruines de face, avec un cadrage rapproché et souvent un fort effet de symétrie, de centrage et d’encadrement. Autour de la ruine il n'y a jamais rien d'autre : toute relation avec l'extérieur semble interdite, dans un refus de l’hybridation.
D'un point de vue scientifique, Du Camp réalise des documents d'une perfection exemplaire : il ne montre strictement que ce qui est destiné à la conservation. Toutes ces images désignent des monuments, au sens premier du terme, des lieux de mémoire, à l'exclusion de ce qui, autour, n'a pas été photographié et peut par conséquent disparaître. L’exigence documentaire est dès lors remplie.
Mais l’exigence littéraire aussi. Le travail de réminiscence, de rétrospection propre au voyage romantique est facilitée par un face à face avec la ruine. La méditation sur la vanité des choses exige un rapport solitaire : la solitude du spectateur et la solitude des ruines : «Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux !» – c’est la première phrase de l’invocation de Volney dans Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires (1791). Pour que les «hautes pensées» naissent, il est indispensable d’avoir des «lieux solitaires» des «grandes cités désertes», d’orienter les «regards sur le désert» (Volney). Du Camp fournit de la sorte la possibilité, par photographie interposée, de poser son regard sur le désert et de déclencher le processus mélancolique.

Repères bibliographiques

CHATEAUBRIAND, François René de, Itinéraire de Paris à Jérusalem, (1811), in Oeuvres romanesques et voyages, t. II, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1969.
DU CAMP, Maxime, Egypte, Nubie, Palestine et Syrie. Dessins photographiques recueillis pendant les années 1849, 1850 et 1851, accompagnés d'un texte explicatif et précédés d'une introduction, 2 vol., Paris, Baudry, 1852.
— Le Nil, (1853), in Un Voyageur en Egypte vers 1850. “Le Nil” de Maxime Du Camp, présenté par Michel Dewachter et Daniel Oster, Sand/Conti, 1987.
FRITH, Francis, Egypt and Palestine photographed and described, 2 vol., London, James S. Virtue, 1857.
VOLNEY, Constantin-François, Les Ruines ou Méditation sur les révolutions des empires, (1791), Paris, 1822, Slatkine Reprint, Genève, 1979.

BUISINE, Alain, L'Orient voilé, Paris, Zulma, 1993.
BUSTARRET, Claire, «Vers un voyage entre lire et voir : les conditions de fonctionnement d'une illustration photographique au XIXe siècle», in Iconotextes, éd. Alain Montandon, C.R.C.D. - Orphys, 1990.
— «Vulgariser la Civilisation : science et fiction “d'après photographie”», in Usages de l'image au XIXe siècle, Paris, Ed. Créaphis, 1992.
DUBOIS, Philippe, «Figures de ruines. Notes pour une esthétique de l'index», Rivista di estetica, no 8, 1981.
JUNOD, Philippe, «Ruines anticipées ou l'histoire au futur antérieur», in L'Homme face à son histoire, Publications de l'Université de Lausanne, Cours général public 1982-1983, Lausanne, Payot, 1983.
MEAUX, Danièle, «Représentations de l'Orient : projets photographiques et médiations culturelles», Romantisme, no 105, 1999.

Référencé dans la conférence : Le voyage en Orient au XIXe et au XXe siècle
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