Norbert Dodille (Université de La Réunion) : Conclusions générales

Conférencier / conférencière

Je souhaiterais, dans cette intervention finale, reprendre et développer quelques réflexions sur ce monde au-delà des frontières et pourtant très exactement documenté, celui de l’utopie que je définirai, une fois encore, dans son rapport à la littérature et à l’histoire du genre viatique. L’utopie est une notion fortement connotée d’idéologie, il s’agit d’un système social imaginaire qui fut parfois considéré comme un ensemble de « vérités prématurées », pour reprendre une formule de Lamartine. Cette conception a été contestée assez violemment au cours du XIXe siècle par les théoriciens du socialisme dit marxiste. Des textes de Friedrich Engels en particulier et de Karl Marx ont critiqué l’utopie, avec l’arrière-pensée de dénoncer un socialisme à la française -à la Proudhon-, qu’ils qualifiaient d’utopique. Au nom du matérialisme historique, Engels entreprit de prouver, en effet, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (Paris, 1880) que la construction utopique relevait d’une idéologie strictement réactionnaire, puisqu’elle n’intégrait pas l’histoire. L’univers de l’utopie se présentant comme un monde clos, fermé, définitif, parfait, il contrevenait au principe même de la dialectique historique qui était la nécessaire matrice d’un monde progressant en continu par le jeu de l’histoire et des contradictions sociales. À partir du moment où le progrès généré par l’histoire était exclu, voire jugé comme une corruption de l’état de perfection sociale, la doctrine marxiste considérait que cette société restait figée dans le monde ancien, le monde féodal selon sa formulation des strates de l’histoire sociale. Négligeant Thomas More, le père de l’Utopie, Marx faisait naître la modernité avec Bacon, Hobbes et Locke, d’autres Britanniques !

Cela amène à définir le terme même d’utopie dans sa signification originelle. Je retiendrai celle qui fut donnée par Raymond Ruyer en 1950, dans L’utopie et les utopies : il s’agirait d’une « expérience mentale sur les possibles latéraux ». Revenons rapidement sur l’histoire de l’utopie. Il faut remonter au-delà même du créateur de l’expression, Thomas More. On trouve en effet des espèces de systèmes utopiques dans l’Antiquité ; on pense évidemment au Critias de Platon, à sa description de l’Atlantide, à la République, mais c’est à partir du XVIe siècle et de la publication à Louvain, en 1516, de l’ouvrage latin de Thomas More, De optimo rei publicae statu deque nova insula Utopia, que le mot surgit brusquement dans la pensée occidentale contemporaine. Ce texte fondateur fut rédigé par un personnage exceptionnel à plus d’un titre : alors ambassadeur d’Angleterre dans ce sera bien plus tard la Belgique, pour l’heure territoire espagnol, cet ancien étudiant d’Oxford, juriste de formation, il fait partie de ceux qu’on appelle les évangélistes, qui pensent qu’il faut revenir au christianisme primitif ainsi sue le développe son contemporain et ami, Erasme de Rotterdam, qui lui dédia son Éloge de la folie (1511) et qui publia l’année même d’Utopia sa traduction du Nouveau Testament, manifeste de la pensée réformée avant la Réforme. Cette pensée nourrit le texte de More qui oppose à l’Angleterre de son temps, corrompue et inégalitaire, cette île d’Utopie où règne les vertus de l’égalité communautaire dignes d’un christianisme authentique que pourtant les Utopiens ignorent. Thomas More eut ensuite une carrière politique importante en Grande-Bretagne comme chancelier du roi Henry VIII. Quand celui-ci se sépara de l’Église romaine pour divorcer, Thomas More resta fidèle à Rome et fut condamné à mort et exécuté, pour être finalement canonisé au XXe siècle (1935). Ce personnage d’exception a produit l’œuvre d’où est issue toute la littérature utopique de la modernité.

Utopia se présente comme un récit de voyage réel, une structure narrative que l’on retrouvera systématiquement dans la littérature utopique où un voyageur parvient, après quelques péripéties maritimes, dans un lieu inconnu, le plus souvent une île plus ou moins vaste coupée du monde, où fonctionne une société qui est décrite dans ses divers aspects par le voyageur. Ce texte suscita rapidement des suites, dont le Pantagruel de Rabelais, où plusieurs chapitres se déroulent dans l’île d’Utopie. Á partir du XVIe siècle, le terme subit une lente évolution sémantique, de l’île d’Utopie à l’utopie comme système politique. Le substantif est attesté au début du XVIIIe siècle dans la Théodicée de Leibniz ; en Angleterre le terme générique apparaît en 1734, et seulement en 1798 dans le Dictionnaire de l’Académie française.

Le terme, notablement ambigu, vient du grec *u-topos, le non-lieu, mais on peut y voir aussi un jeu avec *eu-topos, le lieu où tout est bien : cela définira les deux polarités de l’utopie, l’une qui serait une pure fiction, une évasion du monde, un jeu de l’esprit, et l’eutopie qui serait une expérimentation positive de l’imagination, une utopie didactique, programmatique, etc., avec assez peu de déplacements dans l’espace, d’ailleurs. La narration utopique au sens strict est un voyage intégrant la description d’un état des choses présenté comme actuellement existant dans un lieu clos, dont la localisation exacte demeure inconnue et que l’on ne peut donc pas retrouver sur la mouvante étendue des océans. Le récit oral, à la première personne, du voyageur narrateur est rapporté par un témoin de celui-ci –More lui-même par exemple– ou par un « relateur » qui compose le document viatique –le médecin puis l’anonyme qui met en forme les « papiers » du voyageur dans l’Histoire des Sévarambes de Denis Veiras– (trad., Paris, 1677-1679). Si la fiction veut que témoin ou le « relateur » du récit du voyageur ne puisse pas, pour des raisons variées sinon vraisemblables, situer géographiquement le lieu utopique, cela ne met nullement en doute la vérité de l’expérience vécue. Le discours de l’utopie présente un monde certes fictif, mais plausible et cohérent.

Á une époque où va se développer le conte merveilleux, le récit utopique mime la réalité et la restitue sans fioriture littéraire au nom de la norme documentaire. Le lieu de l’utopie propose un univers autarcique, clos, qui se méfie des miasmes qui viendraient de l’extérieur –le lieu de la corruption sociale– qui mettrait à mal l’harmonie et la santé dont bénéficient les heureux Utopiens. L’autarcie est donc absolument nécessaire, que ce soit dans une île ou dans l’Eldorado amazonien du Candide (1759) de Voltaire, pourvu qu’il soit très difficile d’y accéder… et d’en sortir. C’est l’univers du collectif, où chacun ne peut vivre que dans et par le groupe, ce qui s’oppose à la robinsonnade qui est l’espace de la solitude imposée, où Robinson tente de reconstituer son île d’origine, l’Angleterre. Les Utopiens de More, contrairement au héros de Daniel Defoe, refusent ce cordon ombilical à réinventer. Mais ce sont des êtres raisonnables, au contraire des Sélénites, monstres plus qu’humains que Cyrano de Bergerac propose dans son anti-utopie libertine des « États et empires de la lune » (Paris, 1657), dite aussi L’Autre monde.

L’organisation utopique est précisément détaillée dans le récit ; il s’agit d’une société rationnellement organisée autour d’activités agricoles et industrielles, ce qui exclut le système pastoral où l’individu peut se suffire à lui-même et donc échapper au collectif. Le but de la doctrine utopique est de favoriser et de construire le bonheur de chaque citoyen, contraint d’être heureux pour le bien commun de la société. L’autosuffisance matérielle et économique sert de garantie à la permanence de l’autarcie morale et idéologique. Chacun reçoit son dû, fruit de son travail, et ne peut que s’en satisfaire, car les autres citoyens ont un statut identique. Malgré quelques variantes dans les textes, le monde utopique a une absolue méfiance de la diversité sociale, même si le politique est souvent confié à des sages qui le gouvernent, tel le « Métaphysicien » de la Cité du soleil (Civitas solis, 1623) de Tommaso Campanella qui gère une société expérimentant un communisme total.

De longues plages descriptives, comprenant le voyage, le séjour chez les Utopiens, ainsi que des chapitres consacrés aux pratiques religieuses, sociales, morales de ceux-ci, correspondent à ce que l’on rencontre dans la littérature de voyage des XVIIe et XVIIIe siècles où l’on trouve à la fois un récit du voyage proprement dit et ce que l’on appelait souvent à l’époque des « traités », à l’instar de la construction d’Étienne de Flacourt pour son Histoire de la grande île Madagascar (Paris, 1658). Dans ces siècles, le système de censure des livres est actif en Europe ; les idées exprimées dans les utopies seraient condamnées socialement, politiquement, théologiquement, si elles l’étaient dans l’ouvrage d’un imprudent philosophe : les exemples ne manquent pas, de Descartes, à Bayle et à la cohorte des intellectuels des Lumières. Le voyageur, lui, n’est pas responsable de ce qu’il rencontre dans un lieu jusqu’alors inconnu et qu’il décrit le plus naïvement qu’il le peut au nom de l’autopsie viatique : les pères jésuites ne font pas autrement dans leurs « lettres édifiantes et curieuses » qui circulent normalement dans diverses langues européennes. En outre, on entoure le récit lui-même de tous les paratextes -préfaces, correspondances, poèmes en langue utopienne, carte géographique- qui ne sont pas inconnus non plus des récits de voyage véritables. S’il y a à blâmer, c’est de la réalité du monde qu’il faut se plaindre et non du voyageur. Cette fiction réussit parfois à assoupir la censure : Claude Barbin, célèbre éditeur parisien, qui a publié Molière, La Rochefoucauld et Mme de Lafayette, outre de nombreux récits de voyage, republie en 1692 La Terre australe connue de Gabriel de Foigny, en supprimant néanmoins une grande partie du chapitre 6 consacré à la religion bien scandaleuse des Australiens. Mais l’ouvrage qui en est à peine plus convenable passe sans difficulté la censure.

Avant Thomas More, les récits à coloration utopique existaient déjà d’une certaine manière. J’évoquais Platon plus haut, mais on pourrait citer un certain nombre de voyageurs qui ont été des utopistes sans le savoir, tel Marco Polo. Ce voyageur vénitien très illustre parcourt l’Asie au cours du dernier quart du XIIIe siècle. Dans la troisième partie du Devisement du monde, en suivant la côte de l’Inde et de Ceylan, pour se rendre au détroit d’Ormuz, il parle de Mare Indicum – de la mer Indienne–, où devrait se trouver dans ses confins une fameuse île, celle de Cipangu –le Japon–, une île que recherchera vainement Christophe Colomb deux siècles plus tard.Marco Polo décrit ce qu’il a vu, mais aussi le monde qu’il imagine et qui lui a été rapporté en particulier par les marchands arabes qui commerçaient dans l’océan Indien, dont le but était en particulier de persuader des concurrents éventuels de ne pas suivre leurs traces : ce monde inconnu était décrit à la veillée comme celui des monstres et de la terreur. Marco Polo fut victime de ces récits assez vagues géographiquement –confusion entre Mogadiscio et Madagascar– et tout spécialement d’îles qui formaient des espèces de systèmes utopiques primitifs. Dans telle de ces « îles de l’Inde » ne vivaient que des hommes mâles et dans telle autre que des femmes, dont la cohabitation n’était permise que trois mois par an aux seules fins de reproduction ; à Madagascar, qu’il appelle la plus grande île du monde, on trouve une ménagerie extravagante : des éléphants et des griffons énormes que l’on appelle des rucks et que l’on retrouvera dans les Mille et une nuits, le fameux Roc de ces récits qui enlève dans ses griffes des éléphants comme il le ferait d’une plume. Marco Polo n’a rien vu de tout cela, mais il l’a imaginé par les récits des marchands arabes et l’a fait retranscrire par son « relateur ».

Les utopies vont se multiplier aux XVIe et XVIIe siècles, inspirées, pour l’essentiel, du modèle fourni par Thomas More. Parmi elles, La Cité du soleil (1623) de Tommaso Campanella, qui crée, nous l’avons dit, un système communiste total, absolu, La Terre australe connue, de Gabriel de Foigny, publiée en 1676, voyage à la terre australe, mythe d’un continent, qui perdurera jusqu’au deuxième voyage de Cook, dans les années 1770 : l’équilibre nécessaire entre les continents des deux hémisphères justifiait théoriquement son existence. Le continent austral –le « troisième monde » des géographes du XVIe siècle (La Popelinière, 1582), après l’Ancien et le Nouveau récemment découvert– n’était pas une étendue glacée, mais un lieu totalement paradisiaque ou totalement effrayant selon les cas. Le texte de Foigny décrit un voyage maritime à partir de l’Europe, le long des côtes africaines, avec escale au Congo, puis poursuite vers le Sud et l’inévitable naufrage, grâce auquel il aborde la terre australe. Il reviendra en Europe par Madagascar. Les utopies présentent toujours un voyage complet : le parcours aller, le passage par ce que Jean-Michel Racault appelle le « sas utopique », pour parvenir dans un monde où l’on bascule de la réalité connue à celle de l’utopie qui se présente, elle aussi, comme légitime.

C’est alors l’époque des grandes découvertes et de leur suite, quand le monde est encore très mal connu, quand la longitude ne peut être vraiment calculée, ce qui interdit de faire un point exact en mer, quand perdurent des mythes tel que celui de l’eau de mer qui bouillirait à l’équateur, etc. Voyager, c’est aller vers l’inconnu. La cartographie presque complète de la planète à la fin du XVIIIe siècle –sauf L’Afrique intérieure– tue l’utopie, malgré quelques tentatives désespérées pour la maintenir comme La Découverte australe par un homme volant (1781) de Nicolas-Edme Restif de la Bretonne, postérieure de quelques années à son annihilation par Cook. On peut certes parler encore de systèmes d’eutopie, à l’instar de celui de Louis-Sébastien Mercier, à la même époque, qui se situe dans le Paris de 2440 (L’An 2440, rêve s’il en fut jamais, 1771) et que l’on peut qualifier d’utopie prospective, avec une vision à la fois satirique et programmatique, qui fait intervenir le progrès historique, et qui, par là, se distingue essentiellement du système utopique que nous venons d’évoquer. Mais le temps des Révolutions viendra bientôt et celui des projets à expérimenter in situ. La science-fiction la remplacera plus tard, un erzatz d’utopie, lorsque sa non-localisation ne sera plus possible sur notre planète.

Il faut de toute évidence relier les utopies aux questionnements de l’époque de la Réforme. J’ai évoqué les liens d’Érasme et de Thomas More ; s’il n’y pas au XVIe siècle d’utopies strictement protestantes, on en trouve de nombreuses au XVIIe et au début du siècle suivant. Certes tous ces écrivains ne sont pas protestants. Campanella, par exemple, est un ecclésiastique catholique qui rencontre quelques problèmes graves avec sa hiérarchie ; il est aussi un peu espion ; quant à Gabriel de Foigny, pasteur à Genève, en conflit permanent avec la Compagnie des pasteurs, il n’est guère mieux vu. Pour la plupart, les auteurs, rarement des écrivains de profession, sont des marginaux qui déversent une imagination parfois obsessionnelle dans leurs textes. Dans ces villes et ces civilisations imaginaires se vérifie la mise en cause des certitudes morales, politiques et religieuses, ce qui peut aboutir à un retour aux origines plus ou moins fantasmées du christianisme, mais peut être aussi à une réfutation absolue de la vulgate judéo-chrétienne et aller jusqu’à une forme délibérée d’athéisme spinoziste dans les Voyages et aventures de Jacques Massé (1714 ?) de Simon Tyssot de Patot.

Avec Foigny et son voyage à la Terre australe, le modèle utopique est élaboré en contradiction totale avec la morale sociale dominante, celle de l’honnête médiocrité ; l’auteur y déverse les thèses les plus déviantes. À l’instar de ce que l’on trouve dans la « lune » de Cyrano de Bergerac, il y est question d’une création du monde niant le monogénisme de la Genèse, considérée comme un conte absurde. Foigny lui en substitue une autre qui ne vaut pas mieux, le polygénisme : une double création, celle de l’hermaphrodite austral, parfait, et celle de l’homme, imparfait, car sexué, fruit d’un viol commis par un serpent diabolique sur un hermaphrodite qui enfante l’homme et la femme. Cette double création eut son heure de gloire très relative au XVIIe siècle avec la théorie des pré-adamites véhiculée par Isaac La Peyrère et son Praeadamitae, sive exercitatio super versibus duodecimo, decimotertio et decimoquarto, capitis quinti epistolae D. Pauli ad Romanos, quibus inducuntur primi homines ante Adamum conditi, 1655. Il y a, en effet, dans la Genèse deux récits parallèles de la création, qui peuvent suggérer le polygénisme (Genèse 1, 27 ; 2, 7 et 22 ; 3, 20) ; saint Paul parle, lui, de « ceux qui n'avaient point péché de la manière en laquelle Adam avait péché » (5 Romains 14). Exonéré du péché originel, le pré-adamite peut subsister, au-delà de la Terre australe, quelque part sur la planète. On le rencontrera, dès le début du XVIe siècle, dans le récit d’Antonio Pigafetta, compagnon de Magellan, qui évoque, vers le cap Horn, de singuliers géants patagons, une race au-delà de l’humain. Le plus curieux est que ces géants furent de nouveau observés par tous les voyageurs jusque dans les années 1750-1760. Le dernier à les examiner de près fut, lors de sa circumnavigation, l’amiral George Anson, qui, à l’instar de ses compagnons de la Royal Navy ou de la Royal Society, ne manqua pas de leur rendre visite et de faire graver la représentation d’une famille patagone dont son propre portrait en pied donnait les proportions hors de la commune humanité. C’est un Français, Louis-Antoine de Bougainville, peu enclin à se laisser emporter par les fantasmes de l’imaginaire et de la religion, qui démentira cette information lors de sa propre circumnavigation (Voyage autour du monde, Paris, 1771). En tout état de cause, le fantasme du polygénisme fut exploité à satiété par la littérature utopique, de même que celui de la civilisation perdue comme le pays d’El Dorado au plus profond de la sylve amazonienne.

La sexualité, source ou conséquence du polygénisme, occupe une place importante dans la fiction utopique. Si le péché originel met en accusation la femme dans la tradition judéo-chrétienne, qu’en est-il si la créature en est innocente? Dans le monde catholique de la contre-réforme où la confession auriculaire à un clerc est d’institution, fleurissent des manuels de confesseurs (Jean Pontas, Dictionnaire des cas de conscience, Paris, 1715) ou des recueils spécialisés rédigés en latin qui comptabilisent les pratiques sexuelles les plus rares comme dans le Disputationum de sancto matrimonii sacramento (Gênes, 1602) du jésuite Tómas Sánchez, où Pierre Bayle, dans l’art « Sanchez » du Dictionnaire historique et critique (Rotterdam, 1715, t. 3, p. 502-03), stigmatisera, un peu hypocritement, une « multitude incroyable de questions sales et horribles », dont les rapports intimes de la Vierge Marie et du Saint-Esprit ! Chez les utopistes, le plus souvent des clercs formés à la méfiance des choses du sexe, la sexualité doit être encadrée. Le libertinisme n’a rien à voir avec le libertinage. Car, pour eux, la passion amoureuse met en péril la perfection morale de l’utopien et la permanence du système en s’affranchissant de la loi commune. Cette pratique contrevient au dogme du don et du contre-don de soi qui ne doit pas avoir de destinataire particulier. Par ailleurs, la reproduction peut être source d’une déviance de l’ordre fixiste des choses, si elle n’est pas strictement contrôlée dans le choix des partenaires et dans sa pratique. L’eugénisme est la doctrine la plus souvent prônée dans les utopies : la reproduction n’appartient pas au domaine du privé, elle doit se faire au grand jour, comme dans le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, et apparier deux acteurs qui se ressemblent tout en se complétant pour le plus grand bien de la société civile. D’autre part, si la sexualité est naturelle et nécessaire –les auteurs vivent dans un monde où elle est bridée par les institutions sociales et religieuses-, elle doit être considérée comme une gymnastique profitable : Thomas More y voit la juste quête de l’équilibre des humeurs, que recommande la médecine antique. More prévoit aussi un examen prénuptial, en lien avec l’eugénisme, l’interdiction du divorce et la punition de l’adultère par la réduction à l’esclavage : son système reste fondamentalement patriarcal. Chez Campanella, dans la Civitas Solis, dont le sous-titre de Poetica idea, signale qu’il est du domaine unique de l’imagination, le troisième dignitaire après le « Métaphysicien », porte le nom d’ « Amour » ; il est en charge de la surveillance de tout ce qui a trait à la génération. Le système solarien étant, par essence, circulaire, « Amour » a accès sans obstacle à tout ce qui ce qui concerne le sexe, sa théorie et sa pratique en société : l’eugénisme en est à nouveau le fondement, mais Campanella va beaucoup plus loin que More dans la théorisation de l’influence des humeurs sur la sexualité et sur la manière de les contrôler. L’acte sexuel étant autorisé assez tôt avant le mariage, à 21 ans pour les hommes, à 19 pour les femmes, des « matronæ et des « seniores » assurent des services sexuels compensatoires qui ne perturberont pas le futur processus eugénique et assureront la santé physique et morale nécessaire à une bonne procréation. La pédérastie est condamnée (cette condamnation trouve son origine dans le Lévitique). Les intellectuels étant, selon Campanella, sexuellement retardés, ils doivent être accouplés à des femmes ardentes. Le système solarien relevant du communisme total implique la communauté des femmes et des enfants, en la justifiant par des textes ambigus tirés des Pères de l’Église. Quant à Foigny, qui fait des Australiens des hermaphrodites, ce qui permet un eugénisme naturel, ils se reproduisent de manière secrète, mais ignorent le désir sexuel comme le remarque le voyageur. Il les représente nus, sans passion, végétariens et sportifs : une hygiène de vie parfaite, autre obsession des utopistes. Chez le huguenot Denis Veiras, enfin, est développée une polyandrie hiérarchique, inversant le système polygame connu. Dans le monde utopique, la sexualité n’est jamais une fête, l’amour du couple est banni au profit de l’efficience sociale, le corps est une machine, le bonheur ne peut être que sociétal.

Dans ce rapide panorama, le monde parallèle des utopies, quelle que soit sa diversité, est un enfer pavé de toutes les bonnes intentions qui conduisent à la dystopie. Cette « expérience mentale sur les possibles latéraux », qui s’exerce à un jeu dangereux pour l’équilibre mental, produit aussi de la littérature, un discours oû l’imagination poétique d’un Cyrano-Dyrcona voyageant dans la lune et dans le soleil déploie d’extraordinaires compositions qui suggèrent une forme de surréalisme libertin. Cela compense le sentiment d’enfermement que procure la lecture de ces pages proposées pour libérer l’humanité d’autres carcans.

Bibliographie sélective

Textes
Bougainville, Louis-Antoine de, Voyage autour du monde, M. Bideaux et S. Faessel (éd.), Paris, PUPS, 2001.
Brosses, Charles de, Histoire des navigations aux terres australes, Paris, Durand, 1756, 2 vol.
Campanella, Thomas, La Cité du soleil, Alexandre Zévaés (trad.), Paris, Vrin, 1950 (é. o. : Civitas solis, 1623).
Cyrano de Bergerac, Savinien, L'Autre Monde ou les États et Empires de la Lune, Madeleine Alcover (éd.), Paris, Honoré Champion-STFM, 1977.
-, Œuvres complètes. T. 1 : L’Autre Monde ou les états et empires de la lune, Madeleine Alcover (éd .), Paris, Honoré Champion, 2006.
Diderot, Denis, Supplément au Voyage de Bougainville, Michel Delon (éd.), Paris, Gallimard (col. "Folio classique"), 2002.
Foigny, Gabriel de, La Terre australe connue, Raymond Trousson (éd), Genève, Slatkine, 1981 (é.o. : [Genève], 1676).
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La Popelinière, Henri Lancelot Voisin, sieur de, Les Trois Mondes. Anne-Marie Beaulieu (éd .), Genève, Droz, 1997 (é.o. : Paris, Pierre L’Huillier, 1582).
Mercier, Louis-Sébastien, L'An deux mille quatre cent quarante. Rêve s'il en fut jamais, Raymond Trousson (éd.), Bordeaux, Ducros, 1971.
-, L'An deux quatre cent quarante suivi de L'homme de fer (édition de 1799), Raymond Trousson (éd.), Genève, Slatkine, 1979.
More, Thomas, L'Utopie [fac-similé de l'éd. de Bâle (Froben), 1518 ; trad. française en regard] présentation, texte original, appareil critique, exégèse, traduction et notes par André Prévost ; préface de Maurice Schumann, Paris, Mame, 1978.
-, L'Utopie, ou le traité de la meilleure forme de gouvernement, trad. de Marie Delcourt ; présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, Paris, Flammarion GF, 1987.
Paulmier, Jean, Mémoires touchant l’établissement d’une mission chrétienne dans le troisième monde, autrement appelé, La Terre Australe, Méridionale, Antarctique & Inconnue Dediés à Notre Saint Père le Papee Alexandre VII. Edition critique par Margaret Sankey, Paris, Champion, 2007.
Polo, Marco, Le Devisement du monde, Philippe Ménard et alii (éd.), Genève, Droz, 2001- 2009, 6 vol.
Tyssot de Patot, Simon, La vie, les aventures et le voyage de Groenland du R.P. Cordelier Pierre de Mésange, Raymond Trousson (éd), Genève, Slatkine, 1979.
-, Voyages et aventures de Jacques Massé, Raymond Trousson (éd),Genève, Slatkine, 1979.
-, Voyages et aventures de Jacques Massé (1710), Aubrey Rosenberg (éd.), Paris-Oxford, Universitas-Voltaire Foundation, 1993.
Veiras, Denis Histoire des Sévarambes, Raymond Trousson (éd.), Genève, Slatkine, 1979, 2 vol.
Référencé dans la conférence : Séminaire M2FR436A/M4FR436A : Voyages XVIe-XVIIIe siècles : Voyages aux îles d’utopie
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