Les voyages extatiques de Sophia Agnes von Langenberg (Cologne, 1621-1622)

Conférencier / conférencière

Visiter les terrains vagues de l'au-delà avec une religieuse visionnaire, tel est le sujet de cette conférence. Il s'agit d'une espèce d'histoire tragique comme les aimaient les contemporains. En janvier 1627, Sophia von Langenberg fut exécutée à Lechenich près de Cologne comme sorcière, trois mois avant celle qu'elle avait dénoncée, Catherine Henot. Jusqu'en 1630, vingt-quatre exécutions furent les conséquences de ces premiers procès. Sophia, nonne dans le couvent de Clarisses de Cologne, avait longtemps été en odeur de sainteté. Mais qu'entend-on par sainteté ? Les travaux récents sur la fausse sainteté ont montré la difficulté de distinguer celle-ci de la vraie, la fausse n'étant pas nécessairement d'origine diabolique selon l'esprit du temps. La « discretio spiritum » est l'instrument théologique qui permet d'en juger. C'est surtout la peur de l'hérésie, en ces temps de Contre-Réforme, qui anime les juges. Dans l'Europe du Sud, l'Inquisition ne brûle pas les religieux pour de tels faits. Ce n'est pas le cas en Allemagne. Les Clarisses, ordre féminin dépendant des Franciscains et directement de Rome, échappaient à l'Ordinaire du lieu. Ce sera le Nonce apostolique qui aura d'abord à connaître du cas de la Clarisse et qui enverra à Rome le résultat de son enquête ; le confesseur franciscain de la jeune femme transmettra son journal spirituel et divers documents. Sophia von Langenberg est issue d'une excellente famille au service de la maison de Brandebourg et de leurs possessions sur le Rhin (Clèves, Juliers). En 1614, elle prend le voile et fait profession l'année suivante : elle a 17 ans. De piété exemplaire, elle a une dévotion mystique pour l'Eucharistie et la Passion du Christ qu'elle reproduit par les cilices et en s'administrant la discipline. En 1621, une crise lui révèle des dons charismatiques. Coma, expérience de la mort imminente : elle entre dans un cycle visionnaire et rencontre le Chien portant une lettre sans écriture : vision diabolique qui la rend aveugle de l'oeil droit. Mais un ange la conduit dans les terrains vagues («underscheidliche Orter ») de l'au-delà. C'est le lieu du jugement, mais rien ne se produit et elle rentre dans son corps et au couvent. Miracle : elle voit une hostie sanglante lors de la messe. Nouvelle apparition de l'ange, qui annonce le jugement pour le samedi suivant. C'est au cours de ce second voyage dans l'au-delà qu'elle rencontre le Christ, qui la renvoie dans le monde. Elle y voit sa vocation et sa mission : guérir les péchés du monde. Comment appréhender ce type de sainteté ? Pour les contemporains, la vocation thaumaturgique est prouvée par la guérison, mais aussi par l'héroïcité des vertus, témoignage de sainteté. Conrad Stoecklin, berger bavarois, fut exécuté à la fin du XVIe siècle : conduit, lui aussi, par un ange dans l'au-delà, il se voulait guérisseur et messager de l'autre-monde. Le voyage dans l'au-delà fait partie de la tradition chrétienne pour celui qui a la vocation de guérisseur. Il est voyant et intercesseur. Sophia recrute donc des patients, dans les milieux les plus proches d'elle : consoeurs, parents, Franciscains et laïcs. Les maux sont de nature corporelle ou spirituelle. Sa technique opératoire : une consultation à caractère semi-confessionnel pour déceler le type de péchés du malade, prière de la Clarisse et extase qui la fait suivre dans l'au-delà les âmes des pécheurs. Elle voit et elle entend. L'au-delà est le lieu où se décide le destin des vivants. Mais elle peut aussi intercéder pour les âmes du purgatoire et manifeste des dons prophétiques (qui ne plaisent pas nécessairement à la hiérarchie ecclésiastique). Le jour de Pâques 1622, un crucifix se met à saigner à la vue de la Clarisse. Les Franciscains rendent public le miracle. Mais le Nonce Montoro, chargé de vérifier canoniquement les miracles, refuse celui-ci et convoque une commission d'enquête. S'il y avait miracle, il témoignerait de la sainteté de la Clarisse. La religieuse est interrogée. Trente-cinq questions sur quatre-vingt-trois concernent le voyage extatique. A-t-elle été victime de la force de l'imagination (désirs frustrés, lectures, etc.) ? A cette époque se répand la théorie du médecin Jean Wier qui voit dans ces manifestations, dites de sorcellerie, l'effet de la mélancolie, de la bile noire ; une simple maladie, rien de spirituel. L'enquête recherche aussi une certaine « vana gloria » de la Clarisse dans des extases qui la mettent en lumière. Le vrai saint ne demande rien à Dieu et surtout pas de le distinguer des autres pécheurs. Quant à la figure de l'ange, rien ne dit encore qu'il ne s'agisse pas d'un travestissement du Prince des Ténèbres. La « beauté rayonnante » de l'ange est un piège tendu à cette femme. La Clarisse se défend avec habileté et échappe aux pièges qu'on lui tend. Un doute persiste sur moeurs de la Clarisse. Le Nonce sait que le clergé colonais, aussi bien séculier que régulier, aussi bien masculin que féminin, vit dans un concubinage notoire. Quant à Sophia elle-même, ses « racines » sont « infectées » : son père est au service de princes protestants et sa mère a été soupçonnée de sorcellerie. On parle aussi d'une déception amoureuse. Le vice de la chair domine le couvent. Le confesseur de Sophia est un Franciscain « bien fait et bien jeune pour son métier », une espèce d'ange ... A la même époque, le manuel d'inquisition du cardinal D. Scaplia déclare clairement que ce type de désordre mystique est le fruit de la frustration, des vocations forcées et des tensions entre religieux d'un même couvent. Le nonce Montoro conclut à l'imposture. Comme cet ordre féminin dépend directement de Rome, il décide de calmer les choses en laissant le temps agir. Mais en 1626, une nouvelle affaire de possession éclate chez les Clarisses. Sophia y participe. L'affaire est alors prise en mains par l'Ordinaire, en l'occurrence l'archevêque de Cologne. Interrogée par le vicaire général, elle avoue avoir tout organisé. Enfermée à Lechenich dans la prison épiscopale, elle est torturée, condamnée et exécutée. Que conclure ? Sexualité et voyage sont clairement liés dans cette « histoire tragique » ecclésiastique. Par la voie analogique : l'hérésie exprime le vice de la chair ; le crime contre la chair conduit au crime contre l'esprit. La sanctification est impossible pour un corps corrompu dès l'origine ; le prétendu voyage dans l'au-delà n'est qu'une suite de tromperies nées de la volonté diabolique de cette femme.

Albrecht Burkardt, « Die Visionen der Sophia Agnes von Langenberg », _Confessional Sanctity (c. 1500-c. 1800)_, Jürgen Beyer, Albrecht Burkardt, Fred van Lieburg, Marc Wingens éd., Mainz am Rhein, Verlag Philip von Zabern, p. 271-290.

Référencé dans la conférence : Religion et sexualité dans la littérature des voyages (XVIe-XVIIIe siècles)
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