Le voyage en Afrique comme quête de mémoire. Les voyages de Lieve Joris et de Jean-Marie Gustave Le Clézio. Avec la participation de l'écrivaine Lieve Joris.

Conférencier / conférencière

1. Le « voyage à rebours »

Une nouvelle forme narrative: le voyage à rebours.

- comment l’intertexte est-il employé, réécrit, rejeté ?
- comment présent et passé sont-ils mis en relation ?
- quel est le lien entre le passé intime, personnel du père, de l’oncle et le passé plus problématique, politique du colonialisme ?

2. L’intertexte

- l’intertexte intime : quel rôle jouent les documents laissés par le père, par l’oncle. Ont-ils une fonction nostalgique, critique, servent reconstruire un passé ou à interpréter un présent. Ou les deux ? A remarquer aussi que sur ce point nous élargissons la notion d’intertexte : les archives dont parle Moura ne sont pas seulement d’ordre écrit. Il s’agit aussi et surtout de photos, de cartes, d’objets que le voyageur a renvoyés à la maison (Joris) ou dont le voyageur se rappelle (Le Clézio).
- l’intertexte littéraire : quel rôle jouent les auteurs qui ont façonné l’imaginaire occidental sur le voyage en Afrique (Conrad, Kipling, Naipaul,…). Quel rôle joue la littérature coloniale au sens large du terme, qui véhicule normalement un certain degré d’exotisme et était destinée à créer une mythologie de la colonie (c’est important, parce que la jeunesse de Lieve Joris et de Jean-Marie Le Clézio était teintée de cette ambiance).
- l’intertexte ‘oral’. Un dernier philtre qui s’interpose entre le voyageur et l’Afrique si difficile à cerner sont les histoires multiples que rencontre le narrateur et dont il ne connait pas la valeur… Fiction ou réalité ? Voilà un troisième intertexte dont il importe d’évaluer l’utilisation.

3. L’Africain – Le Clézio

3.1. Présentation

- Ce n’est pas un récit de voyage au sens propre du terme, plutôt un voyage imaginaire dans ce qui a été le vécu de son père médecin en Afrique avant et après la seconde guerre. Un voyage imaginaire et fictif qui est aussi un retour dans les souvenirs d’enfance, ce qui retournera chez Lieve Joris dont le récit de voyage commence aussi à partir des souvenirs d’enfance. Il faut remarquer que ce rappel de l’imaginaire de l’enfant va de pair avec une fascination pour les noms de villages africains, symbolisations de tout le mystère de l’enfance que le voyageur essaiera de récupérer dans son récit de voyage.

- Ceci dit, même si L’Africain n’est pas à proprement parler le récit d’un voyage de Le Clézio, le voyage en tant que tel occupe une place essentielle dans le vécu, il est même le principe d’explication, la clé interprétative du passé.

- L’aspect imaginaire du voyage a des implications quand à la structure du récit. La concaténation des chapitres ne se fait pas selon la chronologie des événements successifs d’un voyage réel, mais suit plutôt le rythme des souvenirs, ou, plus précisément, des photos successives qui entrainent les commentaires du narrateur. Plusieurs d’entre elles sont reprises dans L’Africain.

3.2. Photos versus littérature

Le Clézio prend comme principe narratif l’immédiat de la sensation plutôt que le détour par l’écrit, qui est systématiquement désavoué.

3.3. Le passé présent

L’importance des photos se traduit dans deux mécanismes descriptifs qui rendent floue la frontière entre le passé et le présent, entre le souvenir réel de l’enfance et le souvenir imaginé, fictif du père, entre le Moi narratif qui scrute sa mémoire et le narrateur impersonnel qui se cache derrière le vécu présumé d’un père disparu.
La première technique: une description du cadre fictif, imaginé, qui suit la logique la plus réaliste de la photo. On dirait le Paris que dépeint Flaubert dans L’Education sentimentale. La dimension horizontale d’une description qui s’étend crée l’illusion d’un présent atemporel, celui du père, dans lequel le lecteur est attiré.
Seconde technique : un emploi suivi du présent historique qui a le même effet que les descriptions étendues. Le Clézio passe de la description de la photo, qu’il tient dans ses mains au moment de narrer, vers le vécu, au présent, de son père. L’utilisation de l’archive aboutit à un passé présent, très présent, comme si le lecteur suivait le père de Le Clézio dans le paysage que celui-ci vient de décrire.

3.4. Moi/Toi/Ici versus La Colonie

En général, L’Africain n’est pas un jugement politique sur un passé colonial ou un présent postcolonial. Quand évocation de la situation politique il y a, par exemple au sujet de la crise du Biafra, c’est toujours pour développer les effets que cela a eus sur le père de Le Clézio. Le présent qui apparaît dans ce récit est un présent de l’expérience intime, et sur ce point, on verra que le récit de Lieve Joris est différent.

4. Mon oncle du Congo – Joris

4.1. Présentation

- Le premier chapitre : le voyage en bateau comme entre-deux atemporel: topique récurrente des récits de voyage.

- Dans un premier temps le récit de voyage est un retour assez strict sur les traces de l’oncle, Lieve Joris va par exemple au village où son oncle a été missionnaire. Elle essaie explicitement de reconstruire un passé dans le présent du voyage. Il n’est dès lors pas étonnant que pendant cette première partie du voyage, Lieve Joris soit plutôt « la nièce du père Houben », ce qui ouvre des portes mais aussi en ferme.

- Dans la seconde partie du récit de voyage « la nièce du père Houben » devient de plus en plus Lieve Joris, jeune femme d’une trentaine d’années qui se fraie un chemin dans le Congo de Mobutu. Elle parcourt le pays, observe la vie, s’étonne du manque d’empathie de la part d’anciens coloniaux, et réussit à certains instants à être entre les Africains, au centre de son voyage.

- La dernière partie du voyage mène cette évolution à son paroxysme. Quand elle essaie de mener un dernier reportage avec une journaliste hollandaise, Lieve Joris est soudainement arrêtée pour avoir enregistré des interviews critiques avec des Africains. Au moment où elle avait le plus le sentiment de s’approcher des Africains, les services de renseignement la repoussent dans son identité de femme belge, occidentale, fille ou nièce d’ancêtres coloniaux. C’est au moment où la narration est la plus tendue que le gouffre entre Africain et Européen se réinstaure. Tout est bien qui finit bien, mais son départ précipité du Congo incarne l’incomplétude du voyage, le désir impossible de concilier un passé et un présent.

4.2. L’intertexte intime

L’archive strictement personnelle de « tata Houben » structure l’écriture de la première partie du récit. Et ce de deux façons. Dans un premier temps, Joris rappelle comment au cours de l’enfance les lettres et surtout les objets qui lui avaient été envoyés d’Afrique nourrissaient son imagination : serpents, jouets, photos. L’archive réapparait ensuite à plusieurs reprises lors du voyage. Là, l’intertexte (les lettres et les cartes qu’a écrites le « tata Houben ») n’est pas seulement une évocation d’un passé qu’on rappelle mais entre aussi en interaction avec le présent. Tout comme les lettres permettent parfois de mieux comprendre le présent, le présent, l’expérience de l’Afrique permet à son tour parfois aussi de mieux comprendre ce que l’oncle a écrit dans ses lettres. Tout comme les photos chez Le Clézio, les lettres de l’oncle ne sont pas seulement des reliques du passé, elles permettent aussi de relier passé et présent.

3.3. L’intertexte plus large

Le rôle des romans coloniaux de Le Clézio est remplacé par les anciens coloniaux qui se trouvent sur le bateau et créent une certaine image de l’Afrique, la doxa coloniale, contre laquelle la voyageuse s’insurgera une fois sur le continent.
Les récits de grands auteurs servent par contre de points de repère dans son voyage au cœur de l’Afrique. Aussi bien le Heart of Darkness de Conrad et le Bend in the river de VS Naipaul sont deux descriptions du cœur de l’Afrique et de Kisangini qui sont explicitement mentionnées comme points de référence fascinants et inspirants. Mais au fur et à mesure que le voyage progresse, Joris prend explicitement ses distances avec ces exemples littéraires. Dans le cas de Naipul, cette prise de distance est flagrante. La confrontation réelle avec le quotidien des Congolais lui montre la réduction qu’opèrent ses exemples littéraires. Et si les livres canoniques peuvent aider le voyageur dans un premier temps de se créer une image mentale de ce qui l’attendra, la confrontation avec la réalité africaine fait évoluer Lieve Joris d’une écrivaine vers une journaliste, et l’actualité du voyage, la complexité du moment présent imposent une écriture bien plus critique que strictement littéraire.

3.4. Passés personnels et sociaux

Le récit de voyage combine deux stratégies de reconstruction du passé : celle du passé strictement personnel et celle du passé plus globalement colonial. C’est ici que le récit de Lieve Joris diverge de celui de Le Clézio. Si Le Clézio opposait le discours social et politique du colonialisme à la relation tout à fait personnelle, individuelle qu’entretiennent le voyageur, son père et l’Afrique, Joris essaie de déceler les ficelles complexes et parfois contradictoires qui relient le passé au présent. Souvent, cette reconstruction passe par la figure du « tata Houben ».
Mais il s’ajoute à ce passé personnel une lecture systématique des villes et des paysages rencontrés comme lieux de mémoire. Si au début, le récit accentue surtout le passé personnel du « tata houben », l’écriture biographique à laquelle se limitait Le Clézio évolue ici vers un style journalistique critique qui est d’une envergure plus large.

3.5. De la reconstruction du passé à l’écriture du présent

Vous aurez compris que le récit attribue aussi une grande importance à l’écriture du présent, à la transcription des impressions divergentes du voyage. On sent à ce niveau comment la tension entre passé et présent est relayée par une tension entre rapprochement et éloignement de la réalité africaine.
La dynamique temporelle est ainsi concurrencée par une dynamique spatiale. Certains lieux donnent à la voyageuse l’impression de toucher au plus près le vécu africain, alors que d’autres lieux l’en éloignent à nouveau. Dans cette optique, la voyageuse ne tente pas de fuir l’hétérogénéité du réel qui se présente à elle en proposant une ligne interprétative univoque au lecteur. Au contraire, le respect de la difficulté interprétative du présent africain pousse Lieve Joris à se montrer comme une voyageuse courageuse mais aussi fragile, attentive pour la parole de l’Autre mais en même temps perplexe devant les tournures que prennent certains événements, désireuse de surmonter les frontières de sa peau blanche d’occidentale mais en même temps consciente de l’impossibilité d’une symbiose parfaite du voyageur et de l’Afrique, ou plutôt, du voyageur et des Africains. La représentation du présent hétérogène et complexe mène donc à un récit ouvert.

Indications de lecture

Joris, Lieve, 1987, /Terug naar Congo/, Amsterdam, Meulenhoff.
Joris, Lieve, 1990, /Mon oncle au Congo, /Arles, Actes Sud. (traduction).
Le Clézio, Jean-Marie Gustave, 2004, /L'Africain, /Paris, Le Mercure de France.
Montalbetti, Christine, 1997, /Le voyage, le monde et la bibliothèque/, Paris, PUF.
Moura, Jean-Marc, 2003, /Exotisme et mettres francophones, /Paris, PUF, pp. 34-42 ("Le voyage à rebours").

Référencé dans la conférence : Récits, reportages et cinéma sur les traces des voyageurs
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