Le premier séjour de Chateaubriand en Italie.

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Citations numérotées dans le texte renvoyant à l’exemplier ci-dessous..

Le premier voyage en Italie de Chateaubriand n’est pas le plus célèbre des six qu’il effectua. Et pourtant il correspondit à des événements importants de son existence : la mort à Florence de sa maîtresse Pauline de Beaumont et son premier emploi comme secrétaire de légation à Rome. Il quitta Paris le 26 mai 1803 et partit de Rome le 21 janvier 1804. C’est l’histoire d’une désillusion au moment même où il devient un auteur à succès avec _Le Génie du christianisme_. Pauline doit le rejoindre à Florence où elle meurt le 4 novembre. Or il y a peu d’allusions à cela dans le voyage en Italie. Nos informations viennent essentiellement de la correspondance et des _Mémoires d’outre-tombe_. En 1801, il a été rayé de la liste des émigrés ; il est protégé par son ami Fontanes, mais à Rome, il s’entend mal avec l’ambassadeur, le cardinal Fesch, oncle maternel de Bonaparte. Le concordat a été signé l’année précédente avec le Saint-Siège. L’auteur d’_Atala_ envisage une carrière diplomatique : après Rome, il y renoncera. D’où l’évolution de ses écrits de voyage marqués par la mort et la désillusion. Dans les missives romaines, il n’y pas de projet littéraire, même si, dans une lettre à Joubert, il évoque un projet de « Mémoires de ma vie ». Mais le voyage rédigé n’en dit rien. La composante autobiographique du voyage reste discrète avant l’_Itinéraire_. En quoi ce voyage correspond-il à une espèce de Grand Tour ? Il s’agit d’une quête culturelle et d’un voyage pour le plaisir à la manière des touristes amateurs de pittoresque (9). Cet ensemble inachevé a été publié en volume dans les _Œuvres complètes_ de 1827. La « Lettre sur Rome à M. de Fontanes » avait d’abord paru dans le _Mercure de France_. Chateaubriand avait pour projet vingt lettres sur l’Italie, à la manière des lettres de Misson, de Brosses ou de Dupaty (8) ; il a seulement produit des notes (1), qui ont sans doute été retouchées en 1827. Pour lui, l’Italie se résume essentiellement à Rome et à Naples, un peu à Florence aussi. Il souhaitait donner à lire ce qu’il appelait « la collection de ses voyages », dont l’Italie était une part, et ses notes et lettres les « preuves et pièces justificatives de mémoires » (Préface des _Œuvres complètes_). Chateaubriand a fait six séjours à Rome ; Rome est un texte avant d’être un paysage. Le protocole de lecture renvoie à d’autres textes (l’Eudore des _Martyrs_ au Colisée…). Trois lettres concernent le voyage : Lyon déjà italienne, le passage des Alpes (qu’il n’apprécie guère, voir la conférence de Ph. Antoine sur le voyage au Mont Blanc, sauf si l’Antiquité en masque la rudesse) (2), Turin encore française, Milan et la Lombardie (l’Italie rurale et pastorale) (3), Rome (ses ruines et ses musées) (4) ; tout est esquisse (découverte et éblouissement) ; du registre grave de Rome, on passe à la vision d’une Naples plus pittoresque. Rome est silencieuse, c’est une colossale « vanité » qui témoigne du « néant des choses humaines » (lettre à Mathieu Molé). Á Naples, en congé de Fesch, il découvre un autre univers, dont l’ascension au Vésuve – un classique- et Pompéi. La « Lettre à Fontanes » est la seule mise en forme : elle fut republiée dans une édition du _Génie du christianisme_ . C’est un concentré du séjour romain, outre quelques allusions à Naples, et le modèle d’un récit de voyage en Italie jamais rédigé. Il y théorise une manière de voir le paysage et l’emploi des lieux communs épistolaires. Le destinataire a aussi son importance : Fontanes est le meilleur représentant du goût classique. Chateaubriand allie l’image antique de Rome à sa tradition chrétienne (14). Il s’agit d’une œuvre de transition entre le récit des Lumières sur l’Italie et ce que sera l’_Itinéraire_, un voyage de croisé sur les sites de l’Antiquité. Pour Chateaubriand, seule l’œuvre publiée a de la valeur, d’où l’intégration de ces pages dans les _Œuvres complètes_. Le dispositif littéraire mêle divers accents. La « Lettre à Fontanes » est nourrie de références à la littérature latine et à celle de l’Italie ancienne (Dante, Le Tasse) qui rompent le flux de la lettre et créent une espèce de dialogue au-delà des siècles. Il pratique le beau désordre de la lettre en mêlant des souvenirs personnels à des constatations esthétiques et historiques, tout en refusant la chronologie. Le regard de l’artiste et du poète anime les thèmes majeurs et leurs variations. La promenade dans Rome au clair de lune fait revivre et restaure la tradition de la promenade littéraire. L’ascension de Pétrarque au mont Ventoux est un palimpseste de sa propre ascension du Vésuve. Autre palimpseste, le voyage en Amérique devient une expérience esthétique négative pour l’homme de culture qu’est Chateaubriand (13). Tout voyage est à la fois expérience et pratique de la bibliothèque personnelle, comme il est la fusion de la poésie et de l’histoire. Les codes et les stéréotypes sont nourris de souvenirs livresques sur la vanité des choses et l’ « homo viator ». Écrire le voyage, c’est répéter : le système de représentation de l’Italie ne lui est évidemment pas propre. Dans la « Lettre sur la campagne romaine », il incarne ses rêves dans le paysage. L’aventure du voyage a déjà été mille fois vécue ; il reste la topographie, les ruines, les musées. Le « silence absolu » (10) du moi est ce qui compte seul au milieu de ces objets trop connus. Mais il y a chez Chateaubriand une esthétique qui est loin d’être uniforme : le pittoresque traditionnel n’est pas absent (Tivoli, 5, 7), comme les affres de la montagne en feu (le Vésuve, 10) ou les paysages romains ouverts vers l’infini (12). Le spectacle véritable n’est pas dans le musée, où tout sent la mort, mais dans la ruine sauvée et en place pour le moi du poète (11). Rome permet de voyager dans le temps, plus que dans l’espace. C’est un immense tombeau (6, 15), mais aussi une mosaïque où se construit la poétique de la mémoire.

Bibliographie sélective

Chateaubriand romain, catalogue d’exposition, Maison de Chateaubriand, 2004.
A.-F. Artaud de Montor, Histoire du pape Pie VII, Paris, Adrien le Clere, 1836, t. I.
J.-C. Berchet, « Chateaubriand et le paysage classique », dans Chateaubriand e l’Italia, Roma, Accademia dei Lincei, 1969, pp. 67-85.
J.-C. Berchet, « Chateaubriand, Séroux d’Agincourt et les arts du moyen âge », dans Chateaubriand et les arts, dir. M. Fumaroli, Paris, Editions de Fallois, 1999, pp. 57-81.
F. Bergot, « Poussin et Chateaubriand sur les chemins de l’Arcadie », Bulletin de la Société Chateaubriand, n°38, 1996, pp. 47-53.
G. Colas, « Chateaubriand à Rome », Annales de Bretagne, t. XLII, 1935, pp. 326-363.
B. Didier, « Formes du récit de voyage en Italie chez Chateaubriand : les réécritures du premier séjour à Rome », dans L’Italie dans l’Europe romantique, dir. A. Poli, E. Kanceff, Moncalieri, CIRVI, 1996, pp. 105-125.
M. Duchemin, « La légation de France à Rome en 1803 », dans Chateaubriand, essais de critique et d’histoire littéraire, Paris, Vrin, 1938, pp. 225-247.
G. Fauré, « Les six Voyages de Chateaubriand en Italie », dans Paysages littéraires, Paris, Fasquelle, 1917, t. I, pp. 41-96.
M. Fumaroli, « Ut pictura poesis : Chateaubriand et les arts », dans Chateaubriand et les arts, dir. M. Fumaroli, Paris, Editions de Fallois, 1999, pp. 11-42.
W. Guenter, Esquisses littéraires : rhétorique du spontané et récit de voyage au XIXe siècle, Saint-Genoulph, Nizet, 1997, chap. II.
A. Guettaz, « Tonalités et couleurs du style dans le Voyage en Italie de Chateaubriand », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°1, 1998, pp. 67-88.
A. Guyot, « Ce monceau de ruines : sens et fonctions des descriptions dans la lettre à M. de F. sur la campagne romaine », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°1, 1998, pp. 87-106.
C. Latreille, Chateaubriand. Etudes biographiques et littéraires. Le Romantisme à Lyon, Paris, Fontemoing, 1905.
H.-P. Lund, « Aux origines des Mémoires d’outre-tombe : les beaux-arts et le voyage en Italie », Europe, 1993, vol. 71, pp. 74-84.
R. Mortier, La Poétique des ruines en France. Ses origines, ses variations, de la Renaissance à Victor Hugo, Genève, Droz, 1974.
A. Poirier, Les Idées artistiques de Chateaubriand, Paris, PUF, 1930.
P. Riberette, « Chateaubriand secrétaire de légation à Rome », dans Chateaubriand e l’Italia, Roma, Accademia dei Lincei, 1969, pp. 96-116.
P. Riberette, « Les enseignements d’un passeport : l’itinéraire italien de Louis-François Bertin », Bulletin de la Société Chateaubriand, n°14, 1971, pp. 16-24.
A. Tripet, « ‘Sur un sujet ancien…’. Le Voyage en Italie », dans ‘L’instinct voyageur’. Creazione dell’io e scrittura del mondo in Chateaubriand, a cura di Filippo Martellucci, Unipress, « Biblioteca francese », 2001, pp. 99-120.
A. Verlet, Les Vanités de Chateaubriand, Genève, Droz, 2001.

Exemplier

1. Nos amis m'ont fait promettre de leur écrire de la route. J'ai marché trop vite et le temps m'a manqué pour tenir parole. J'ai seulement barbouillé au crayon, sur un portefeuille, le petit journal que je vous envoie. Vous pourriez trouver dans le livre de postes les noms des pays inconnus que j'ai découverts, comme, par exemple, Pont-de-Beauvoisin et Chambéry ; mais vous m'avez tant répété qu'il fallait des notes, et toujours des notes, que nos amis ne pourront se plaindre si je vous prends au mot. [A Joubert, première lettre]

2. Les monts des deux côtés se dressent ; leurs flancs deviennent perpendiculaires ; leurs sommets, stériles, commencent à présenter quelques glaciers : des torrents, se précipitant de toutes parts, vont grossir l'Arche, qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux j'ai remarqué une cascade légère et silencieuse, qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de saules. Cette draperie humide, agitée par le vent, aurait pu représenter aux poètes la robe ondoyante de la Naïade, assise sur une roche élevée. Les anciens n'auraient pas manqué de consacrer un autel aux Nymphes dans ce lieu. [A Joubert, première lettre]

3. Mes jugements se sont rectifiés en traversant la Lombardie : l'effet ne se produit pourtant sur le voyageur qu'à la longue. Vous voyez d'abord un pays fort riche dans l'ensemble, et vous dites : " C'est bien ; " mais quand vous venez à détailler les objets, l'enchantement arrive. Des prairies dont la verdure surpasse la fraîcheur et la finesse des gazons anglais se mêlent à des champs de maïs, de riz et de froment ; ceux-ci sont surmontés de vignes qui passent d'un échalas à l'autre, formant des guirlandes au-dessus des moissons ; le tout est semé de mûriers, de noyers, d'ormeaux, de saules, de peupliers, et arrosé de rivières et de canaux. Dispersés sur ces terrains, des paysans et des paysannes, les pieds nus, un grand chapeau de paille sur la tête, fauchent les prairies, coupent les céréales, chantent, conduisent des attelages de boeufs, ou font remonter et descendre des barques sur les courants d'eau. Cette scène se prolonge pendant quarante lieues, en augmentant toujours de richesse jusqu'à Milan, centre du tableau. A droite on aperçoit l'Apennin, à gauche les Alpes. [A Joubert, deuxième lettre]

4. 28 juin, onze heures du soir.
J'ai couru tout ce jour, veille de la fête de saint Pierre. J'ai déjà vu le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane, le château Saint-Ange, Saint-Pierre ; que sais-je ! j'ai vu l'illumination et le feu d'artifice qui annoncent pour demain la grande cérémonie consacrée au prince des apôtres : tandis qu'on prétendait me faire admirer un feu placé au haut du Vatican, je regardais l'effet de la lune sur le Tibre ; sur ces maisons romaines, sur ces ruines qui pendent ici de toutes parts.
29 juin.
Je sors de l'office à Saint-Pierre. Le pape a une figure admirable : pâle, triste, religieux, toutes les tribulations de l'Eglise sont sur son front. La cérémonie était superbe ; dans quelques moments surtout elle était étonnante ; mais chant médiocre, église déserte ; point de peuple. [A Joubert, lettre troisième]

5. Ce 11 décembre.
Aussitôt que le jour a paru, j'ai ouvert mes fenêtres. Ma première vue de Tivoli dans les ténèbres était assez exacte ; mais la cascade m'a paru petite, et les arbres que j'avais cru apercevoir n'existaient point. Un amas de vilaines maisons s'élevait de l'autre côté de la rivière ; le tout était enclos de montagnes dépouillées. Une vive aurore derrière ces montagnes, le temple de Vesta, à quatre pas de moi, dominant la grotte de Neptune, m'ont consolé. Immédiatement au-dessus de la chute, un troupeau de boeufs, d'ânes et de chevaux s'est rangé le long d'un banc de sable : toutes ces bêtes se sont avancées d'un pas dans le Teverone, ont baissé le cou et ont bu lentement au courant de l'eau qui passait comme un éclair devant elles, pour se précipiter. Un paysan sabin, vêtu d'une peau de chèvre et portant une espèce de chlamyde roulée au bras gauche, s'est appuyé sur un bâton et a regardé boire son troupeau, scène qui contrastait par son immobilité et son silence avec le mouvement et le bruit des flots. [Tivoli et la villa Adriana]

6. Elles ne sont déjà plus pour moi, ces ruines, puisqu'il est probable que rien ne m'y ramènera. On meurt à chaque moment pour un temps, une chose, une personne qu'on ne reverra jamais : la vie est une mort successive. Beaucoup de voyageurs, mes devanciers, ont écrit leur nom sur les marbres de la villa Adriana ; ils ont espéré prolonger leur existence en attachant à des lieux célèbres un souvenir de leur passage ; ils se sont trompés. Tandis que je m'efforçais de lire un de ces noms, nouvellement crayonné et que je croyais reconnaître, un oiseau s'est envolé d'une touffe de lierre ; il a fait tomber quelques gouttes de la pluie passée ; le nom a disparu. [Tivoli et la villa Adriana]

7. 24 décembre 1803.
Gaspard Poussin : grand paysage. Vues de Naples. Frontispice d'un temple en ruine dans une campagne.
Cascade de Tivoli et temple de la Sibylle.
Paysage de Claude Lorrain. Une fuite en Egypte du même : la Vierge, arrêtée au bord d'un bois, tient l'Enfant sur ses genoux ; un ange présente des mets à l'Enfant, et saint Joseph ôte le bât de l'âne ; un pont dans le lointain, sur lequel passent des chameaux et leurs conducteurs ; un horizon où se dessinent à peine les édifices d'une grande ville : le calme de la lumière est merveilleux.
Deux autres petits paysages de Claude Lorrain, dont l'un représente une espèce de mariage patriarcal dans un bois : c'est peut-être l'ouvrage le plus fini de ce grand peintre.
Une fuite en Egypte, de Nicolas Poussin : la Vierge et l'Enfant, portés sur un âne que conduit un ange, descendent d'une colline dans un bois ; saint Joseph suit : le mouvement du vent est marqué sur les vêtements et sur les arbres. [Galerie Doria]

8. J'ai dans la tête le sujet d'une vingtaine de lettres sur l'Italie, qui peut-être se feraient lire, si je parvenais à rendre mes idées telles que je les conçois : mais les jours s'en vont, et le repos me manque. Je me sens comme un voyageur qui forcé de partir demain a envoyé devant lui ses bagages. Les bagages de l'homme sont ses illusions et ses années ; il en remet à chaque minute une partie à celui que l'Ecriture appelle un courrier rapide : le Temps.
[N. d. A.] De cette vingtaine de lettres que j'avais dans la tête, je n'en ai écrit qu'une seule, la Lettre sur Rome à M. de Fontanes. Les divers fragments qu'on vient de lire et qu'on va lire devaient former le texte des autres lettres ; mais j'ai achevé de décrire Rome et Naples dans le quatrième et dans le cinquième livre des Martyrs . Il ne manque donc à tout ce que je voulais dire sur l'Italie que la partie historique et politique. [Promenade dans Rome au clair de lune]

9. Terracine, 31 décembre.
Voici les personnages, les équipages, les choses et les objets que l'on rencontre pêle-mêle sur les routes de l'Italie : des Anglais et des Russes, qui voyagent à grands frais dans de bonnes berlines, avec tous les usages et les préjugés de leurs pays ; des familles italiennes qui passent dans de vieilles calèches pour se rendre économiquement aux vendanges ; des moines à pied, tirant par la bride une mule rétive chargée de reliques ; des laboureurs conduisant des charrettes que traînent de grands boeufs, et qui portent une petite image de la Vierge élevée sur le timon au bout d'un bâton ; des paysannes voilées ou les cheveux bizarrement tressés, jupon court de couleur tranchante, corsets ouverts aux mamelles, et entrelacés avec des rubans, colliers et bracelets de coquillages ; des fourgons attelés de mulets ornés de sonnettes, de plumes et d'étoffe rouge ; des bacs, des ponts et des moulins ; des troupeaux d'ânes, de chèvres, de moutons ; des voiturins, des courriers, la tête enveloppée et un réseau comme les Espagnols ; des enfants tout nus ; des pèlerins, des mendiants, des pénitents blancs ou noirs ; des militaires cahotés dans de méchantes carrioles ; des escouades de gendarmerie ; des vieillards mêlés à des femmes. L'air de bienveillance est grand, mais grand est aussi l'air de curiosité ; on se suit des yeux tant qu'on peut se voir, comme si on voulait se parler, et l'on ne se dit mot. [Voyage de Naples]

10. Je retrouve ici ce silence absolu que j'ai observé autrefois, à midi, dans les forêts de l'Amérique, lorsque, retenant mon haleine, je n'entendais que le bruit de mes artères dans mes tempes et le battement de mon coeur. Quelquefois seulement des bouffées de vent, tombant du haut du cône au fond du cratère, mugissent dans mes vêtements ou sifflent dans mon bâton ; j'entends aussi rouler quelques pierres que mon guide fait fuir sous ses pas en gravissant les cendres. Un écho confus, semblable au frémissement du métal ou du verre, prolonge le bruit de la chute, et puis tout se tait. Comparez ce silence de mort aux détonations épouvantables qui ébranlaient ces mêmes lieux lorsque le volcan vomissait le feu de ses entrailles et couvrait la terre de ténèbres. [Le Vésuve]

11. En parcourant cette cité des morts, une idée me poursuivait. A mesure que l'on déchausse quelque édifice à Pompeïa, on enlève ce que donne la fouille, ustensiles de ménage, instruments de divers métiers, meubles, statues, manuscrits, etc., et l'on entasse le tout au Musée Portici. Il y aurait selon moi quelque chose de mieux à faire : ce serait de laisser les choses dans l'endroit où on les trouve et comme on les trouve, de remettre des toits, des plafonds, des planchers et des fenêtres, pour empêcher la dégradation des peintures et des murs ; de relever l'ancienne enceinte de la ville, d'en clore les portes ; enfin d'y établir une garde de soldats avec quelques savants versés dans les arts. Ne serait-ce pas là le plus merveilleux musée de la terre ? Une ville romaine conservée tout entière, comme si ses habitants venaient d'en sortir un quart d'heure auparavant ! [Herculanum, Portici, Pompéïa]

12. Rien n'est comparable pour la beauté aux lignes de l'horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne prennent la forme d'une arène, d'un cirque, d'un hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu'ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n'y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s'insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d'une gradation insensible de couleurs, s'unissent par leurs extrémités, sans qu'on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l'autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c'est la lumière de Rome ! [A M. de Fontanes]

13. Aujourd'hui je m'aperçois que je suis beaucoup moins sensible à ces charmes de la nature ; je doute que la cataracte de Niagara me causât la même admiration qu'autrefois. Quand on est très jeune, la nature muette parle beaucoup ; il y a surabondance dans l'homme ; tout son avenir est devant lui (si mon Aristarque veut me passer cette expression) ; il espère communiquer ses sensations au monde, et il se nourrit de mille chimères. Mais dans un âge avancé, lorsque la perspective que nous avions devant nous passe derrière, que nous sommes détrompés sur une foule d'illusions, alors la nature seule devient plus froide et moins parlante, les jardins parlent peu [La Fontaine. (N.d.A.)]. Pour que cette nature nous intéresse encore, il faut qu'il s'y attache des souvenirs de la société ; nous nous suffisons moins à nous-mêmes : la solitude absolue nous pèse, et nous avons besoin de ces conversations qui se font le soir à voix basse entre des amis [Horace. (N.d.A.)]. [A M. de Fontanes]

14. Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j'étais allé m'asseoir au Colisée, sur la marche d'un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil qui se couchait versait des fleuves d'or par toutes ces galeries où roulait jadis le torrent des peuples ; de fortes ombres sortaient en même temps de l'enfoncement des loges et des corridors, ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l'architecture, j'apercevais, entre les ruines du côté droit de l'édifice, le jardin du palais des césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur ces débris pour les peintres et les poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions, on n'entendait que les aboiements des chiens de l'ermite qui garde ces ruines. Mais aussitôt que le soleil disparut à l'horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l'édifice moderne tomberait comme l'édifice antique ; je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés ; je rappelai dans ma mémoire que ces mêmes Juifs qui, dans leur première captivité, travaillèrent aux pyramides de l'Egypte et aux murailles de Babylone, avaient, dans leur dernière dispersion, bâti cet énorme amphithéâtre. Les voûtes qui répétaient les sons de la cloche chrétienne étaient l'ouvrage d'un empereur païen marqué dans les prophéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là d'assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu'une ville où de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit digne d'être vue ? [A M. de Fontanes]

15. Je suis retourné hier, 9 janvier, au Colisée, pour le voir dans une autre saison et sous un autre aspect : j'ai été étonné, en arrivant, de ne point entendre l'aboiement des chiens qui se montraient ordinairement dans les corridors supérieurs de l'amphithéâtre parmi les herbes séchées. J'ai frappé à la porte de l'ermitage pratiqué dans le cintre d'une loge ; on ne m'a point répondu : l'ermite est mort. L'inclémence de la saison, l'absence du bon solitaire, des chagrins récents, ont redoublé pour moi la tristesse de ce lieu ; j'ai cru voir les décombres d'un édifice que j'avais admiré quelques jours auparavant dans toute son intégrité et toute sa fraîcheur. C'est ainsi, mon très cher ami, que nous sommes avertis à chaque pas de notre néant : l'homme cherche au dehors des raisons pour s'en convaincre ; il va méditer sur les ruines des empires, il oublie qu'il est lui-même une ruine encore plus chancelante, et qu'il sera tombé avant ces débris [L'homme à qui cette lettre est adressée n'est plus ! (Note de l'édition de 1827.) - N.d.A.]. Ce qui achève de rendre notre vie le songe d'une ombre [Pindare. (N.d.A.)], c'est que nous ne pouvons pas même espérer de vivre longtemps dans le souvenir de nos amis, puisque leur coeur, où s'est gravée notre image, est, comme l'objet dont il retient les traits, une argile sujette à se dissoudre. On m'a montré à Portici un morceau de cendres du Vésuve, friable au toucher, et qui conserve l'empreinte, chaque jour plus effacée, du sein et du bras d'une jeune femme ensevelie sous les ruines de Pompeïa ; c'est une image assez juste, bien qu'elle ne soit pas encore assez vaine, de la trace que notre mémoire laisse dans le coeur des hommes, cendre et poussière [Job. (N.d.A.)]. [A M. de F.]

Référencé dans la conférence : Séminaire M2FR436A/M4FR436A : L'Europe du Grand Tour
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