La "mission héliographique" : entre inventaire et archéologie

Conférencier / conférencière

Sitôt inventé, le médium photographique se voit utilisé par les voyageurs les plus divers. La rapidité et la relative facilité du procédé le rend infiniment préférable au dessin. L'exactitude de la représentation enthousiasme les hommes du XIXe siècle, qui ont l'impression de pouvoir accéder à l'univers entier, "sans quitter leur fauteuil". Les modalités de fabrication des images argentiques semblent attester la véracité des spectacles donnés à voir ainsi que l'authenticité du déplacement de l'opérateur. Ces quelques propriétés de l'empreinte photochimique n'ont pu qu'engager les voyageurs à utiliser la photographie, ou les photographes à partir en voyage. Porté par un puissant engouement comme par une commande scientifique, les pionniers tels que Maxime Du Camp, Auguste Salzmann, Léon Méhédin ou Francis Frith se dirigent vers l'Orient.
Toutefois, en 1851, la "Mission héliographique" amène quelques praticiens à voyager sur le territoire français : la Commission des Monuments historiques - à l'initiative de laquelle Prosper Mérimée participe - engage Edouard Baldus, Henri Le Secq, Gustave Le Gray, Mestral et Hippolyte Bayard à parcourir le pays afin de fixer des sites architecturaux. A chacun d'entre eux se trouvent impartis un itinéraire et une liste de monuments à photographier. Plus de cent vingt sites, situés dans quarante-sept départements, sont concernés. Il s'agit majoritairement d'édifices médiévaux, sur lesquels des travaux sont en cours ou à l'état de projet. La "Mission héliographique" vise, de fait, à servir un programme de restauration architecturale. Mais, par-delà ce dessein, l'entreprise témoigne d'une volonté de recensement du patrimoine. Si les images réalisées sont nombreuses, elles ne connaissent aucune publication. Trois cents négatifs subsistent aujourd'hui, déposés au Musée d'Orsay.
Un tel projet témoigne indéniablement d'une reconnaissance des capacités documentaires du médium photographique. Jusqu'alors les relevés d'architecture se faisaient par le dessin. Mais la photographie propose un enregistrement automatique et exact de l'état des monuments : "Une médiocre héliographie est toujours préférable, et comme fini, et comme relief, et comme précision, à la gravure la plus accomplie." (Ernest Lacan, La Lumière, 1851). Les vues (sauf celles d'Hippolyte Bayard) sont principalement obtenues grâce à la technique du caloptype, qui permet une relative définition. Les modalités de figuration des édifices (frontalité de la prise de vue, plan d'ensemble enchâssant le bâtiment dans un espace plus large et le révélant dans son intégralité, positionnement de la ligne d'horizon à mi-hauteur de la représentation afin d'éviter une déformation des proportions...) sont au service d'une duplication exacte des apparences. Le retour des mêmes choix formels favorise les comparaisons et aboutit à la constitution de séries. La commande de la Commission des Monuments Historiques tient de la collection, de l'inventaire. L'examen de l'ensemble des épreuves rend sensible une logique cumulative et comparative, un dessein de recensement systématique, qui semble hérité de la tradition encyclopédique et témoigne d'un désir de maîtrise symbolique du patrimoine.
Si cette entreprise relève d'un principe de collection qui paraît s'épandre sur un axe horizontal, l'observation des clichés rend sensible une puissante dynamique qui est de l'ordre de la verticalité. L'empreinte permet de fixer de façon pérenne l'aspect du monument tel qu'il se présente à un moment précis. Les ruines sont les traces, les reliquats d'une civilisation disparue. Or la photographie appartient, selon la terminologie de Peirce, à la catégorie des indices (autrement dit des signes obtenus par contiguïté tels que les traces de pas ou les cendres). Les vues sont les restes photochimiques des restes architecturaux d'un temps ancien. La reprise et l'emboîtement d'une relation qui tient du dépôt conduisent à l'exacerbation d'une forme de nostalgie romantique du passé. L'état des sites donnés à voir paraît provisoire, offert à une lecture différentielle susceptible de les mettre en relation avec des états antérieurs, comme avec des évolutions ultérieures

Référencé dans la conférence : Voyager en France au temps du romantisme
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