La découverte de la haute mer au XVe siècle.

Conférencier / conférencière

La découverte de la Haute Mer au XVe siècle, par l'amiral Georges Prud'homme

Répondre à la question : « Pourquoi a-t-il fallu attendre le 15e et le 16e siècle pour découvrir, par la mer, l’ensemble du Globe terrestre ? »
5 facteurs et 2 nations

1.- La Haute Mer : La haute mer est l’endroit où toute côte a disparu d’un horizon uniforme et circulaire, celle où le marin qui s’aventure n’a plus d’autres repères que le soleil, les étoiles et les vents. La haute mer est aussi celle de toutes les légendes, de tous les mythes, celle où se cache l’Atlantide disparue, le paradis perdu, mais aussi les maelströms bouillonnant de l’enfer.
Les premiers navigateurs au long cours : Polynésiens, Arabes, Vikings, ne concevaient pas encore la grandeur historique de leur démarche. Le passage de la migration instinctive à la découverte délibérée est l’un des signes émouvants de l’évolution de la pensée, de la prise de conscience de l’image globale de la Terre, d’une géographie ouverte enfin à la curiosité et au rêve.
Boussoles, cartes-portulans, navires de haute mer, nouvelles conceptions de la géographie, les clés de l’océan furent offertes à partir du 14e siècle. Encore fallait-il en pressentir l’intérêt, trouver le courage de braver un inconnu inquiétant, éprouver le besoin ou la curiosité de reculer les limites du monde raisonnable, circonscrit par les docteurs de la loi.
2.- Un rêve économique : En 1298, à Gênes, un prisonnier de guerre vénitien commença à dicter le récit de ses 24 années d’aventures entre la mer Noire et la Sibérie. Adolescent, Marco Polo avait accompagné son père et son oncle jusqu’à Pékin pour y rencontrer le grand Khan dont ils étaient devenus des familiers honorés. Marco Polo parcourut la Chine pendant les 17 années que durèrent ses fonctions privilégiées de conseiller et de commissaire impérial. Racontant les merveilles des richesses de l’Orient et en particulier que les habitants de Cipangu (notre Japon) « ont tant d’or que c’est sans fin, car ils le trouvent dans leurs îles », il ajoutait le rêve à des informations pratiques dans l’esprit des manuels de marchands en usage au 14e siècle. Ainsi Marco Polo préparait le contournement de l’Afrique et donc la fin du monopole vénitien sur la route dite de la Soie. Copié d’abord en manuscrit rares et coûteux, le Livre des merveilles du monde, rédigé en français, fut imprimé dans toutes les langues à partir de 1477.
3.- Les clés de cette aventure : En un peu plus de 100 ans la découverte de la Haute Mer va être assurée uniquement par 2 nations, et cette extraordinaire aventure ne pourra avoir lieu que par la conjonction de 5 facteurs :
• Le rêve de l’or et des épices : la richesse de Venise provient du développement de la galea di mercato, galère commerciale armée qui transporte rapidement et en convois uniquement des produits et objets de luxe sur les routes commerciales de l’époque de la Mer Noire à Bruges. (1kg de poivre = 1kg d’or). Les galées vénitiennes atteignent leur apogée durant les dernières décennies du XVe siècle. Le déclin des messageries maritimes de Venise est dû aux mutations politiques, économiques et techniques qui vont intervenir au cours de la première moitié du XVIe siècle. La création de « marines nationales » va permettre à un certain nombre de nations (l’Angleterre, l’Espagne, l’Empire Ottoman et le Portugal) de s’attribuer une part croissante des trafics.

 La mise en cause des principes religieux de l’organisation du monde :
Nous sommes trop habitués à l’image de notre planète pour être véritablement en mesure d’appréhender pleinement la conception qu’en avaient les hommes du 14e siècle. Lorsque le Portugal se prit à rêver d’outre-mer, l’Europe revenait d’une longue syncope. Alors que la pensée grecque avait établi toutes les bases de la compréhension de la Terre et qu’Erastosthène avait mesuré exactement son rayon, la géographie avait disparu pendant 1 millénaire des sciences mathématiques. La Terre était toujours ronde, mais sa partie utile était un disque plat auquel il n’était pas convenable de s’intéresser, sinon pour méditer sur son harmonie et en rendre grâce à Dieu. Toutes les mappemondes médiévales nous proposent la même image du monde, conforme aux conceptions théologiques du moine espagnol Beatus de Liebana. Ces cartes œcuméniques, dites cartes en T.O. (pour Terrarum Orbis), proposaient l’image circulaire du monde parfait. Le fleuve-océan circonscrivait la mer intérieure (la Méditerranée) qui, recevant le Nil et le Don, dessinant un T séparant les 3 continents des fils de Noé : Sem (Asie), Cham (l’Afrique) et Japhet (l’Europe). Jérusalem était au centre de la représentation de la Terre. Au delà du fleuve-océan circulaire, réputé infranchissable, des contrées effroyables ne méritaient aucune curiosité.
Tenter de sortir de cet espace, comme l’a indiqué en 1490 la commission scientifique espagnole, chargée d’étudier le projet de Colomb, était « sans fondements scientifiques et contraire aux intentions de Dieu ».

 La construction navale avec le passage du bateau long (la galée) au bateau rond (la caravelle et la caraque) de mieux en mieux armée et de plus en plus manoeuvrable.
La tradition affirme qu’avant les Portugais, quelques équipages aventureux avaient atteint les côtes de Mauritanie et de Guinée en quête d’or et de matières précieuses exotiques. Ces pionniers flamands ou dieppois ne sont certainement pas descendus très Sud, faute de navires adaptés aux vents contraires du retour.
Cependant lorsque les Kogges hanséatiques des pirates basques et gascons pénétrèrent en Méditerranée à la fin du XIIe siècle, ce fut une révolution en architecture navale : coque ronde permettant d’affronter la mer formée de l’Atlantique, mat unique avec voile carrée, et surtout gouvernail axial efficace, bien protégé et robuste. Les Méditerranéens ajoutèrent au Kogges un artimon latin à l’arrière du grand mat : cette voilure mixte permettait de bien remonter au vent et ne nécessitait que 20 hommes d’équipages, contrairement aux 50 d’une nef latine. La Caraque (avec un mat de misaine à l’avant) naquit donc de la conjonction d’expériences nautiques complémentaires. A l’époque d’Henri le Navigateur, la Caravelle portugaise était un bateau ponté, léger et haut sur l’eau, extrêmement proche des boutres arabes. Longue d’un peu plus de 20 mètres, large de 6 à 8, elle portait 2 voiles latines aux célèbres croix peintes. Plus tard elle hissa un gréement mixte sur 3 mâts proche des Caraques. En fait, les voilures des navires des grandes découvertes n’étaient jamais définitives, modifiée suivant les circonstances de la navigation.

 La navigation par la Volte
Or cette navigation va se trouver confrontée très rapidement aux alizés de Nord Est qui règnent en permanence le long des côtes africaines. Autant ces vents sont favorables à la descente vers le sud, autant ils s’opposent au retour des navires portugais vers Lisbonne. La VOLTA fut l’intuition déterminante de la découverte maritime du monde. La Volta était un large détour conduisant en arc de cercle vers le NW jusqu’à la hauteur des Acores, avant de piquer sur le Portugal, au lieu de s’échiner à remonter en route directe en tirant des bords face au vent de NE. Les Portugais savaient aller d’un point à un autre non plus en longeant la côte, ni même en ligne droite, mais en tirant un large bord vers les vents portants.

• La naissance de l’Astronomie
Il existe un rapport manifeste entre la pratique de la volte et la connaissance d’une science astronomique élémentaire. En effet l’audace de la route infléchie volontairement vers le grand large, suppose une référence raisonnable à des repères. Le compas magnétique était le guide fondamental sans lequel rien n’eût été possible, mais il ne pouvait assumer à lui seul la sécurité des traversées océaniques. L’incertitude sur la situation relative des navires, des ports et des îles, conduisait à se fier à leur seule coordonnée commune fiable : la latitude (ou hauteur de le l’étoile Polaire au dessus de l’horizon dans l’hémisphère N). Incapables de mesurer la longitude, on faisait alors route à l’est ou à l’ouest, en vérifiant (grâce au quadrant d’altitude) que la hauteur de l’étoile polaire ne changeait pas.
Enfin l’Astrolabe fut adapté aux observations nautiques du soleil méridien, lorsque la progression vers le sud de l’Afrique se réalisa puisque l’étoile polaire s’enfonçait derrière l’horizon du Nord. Il faut bien réaliser qu’aucun progrès ultérieur de la science nautique ne modifia vraiment les inventions portugaises jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, lorsque les marins furent enfin capables de mesurer la longitude. Le monde fut entièrement exploré par des navigateurs qui déterminaient leur position à l’aide d’instruments de bois et mesuraient le temps à l’aide de sabliers.

Les initiatives portugaises et l’intuition de Colomb procédaient d’un courage, d’une intelligence et d’un esprit d’entreprise qui rendirent d’un coup dérisoires 2.000 ans de navigations passées, et modestes 3 siècles d’aventures commerciales à venir.

Les Portugais

Le 21 août 1415, l’étendard de l’infant Henrique fut déployé à Ceuta : les Portugais prenaient pied en Afrique après avoir difficilement franchi le détroit de Gibraltar. L’idée de prendre Ceuta, menace musulmane sur le détroit de Gibraltar et la province méridionale de l’Algarve fut soufflée à Joao 1er de Portugal par ses 3 enfants aînés, désireux d’entrer en chevalerie au cours d’une belle expédition pour la gloire du Portugal et du Christ.
En prenant Ceuta, L’infant Henrique, « Henri le navigateur », découvrait dans les entrepôts arabes la preuve matérielle de la richesse de l’Orient, la tentation d’en remonter le cours et la révélation d’un continent immense à leur porte. Mais au-delà de ce continent, en imaginant qu’il existait bien un passage vers l’est dans l’hémisphère Sud, les Portugais faisaient un pari novateur. Marco Polo avait révélé les incroyables royaumes de Cathay (la Chine) et de Cipango (Le Japon), ponctuant d’or la nouvelle image du monde, libérée par le pressentiment tout récent contraire à la géographie de Ptolémée : en reliant le continent africain à la Terre Australe, Terra incognata, non vue mais placée là par tous les géographes précédents pour un meilleur équilibre du monde, Ptolémée avait fait de la mer des Indes une mer fermée comme la Méditerranée.
En fait, la progression lusitanienne à travers l’Atlantique se mesure moins en milles parcourus qu’en mythes dénoncés et en peurs vaincues.
L’exploration de la « mer ténébreuse » était une entreprise à l’échelle de la conquête spatiale. Il ne s’agissait pas d’utiliser des méthodes de navigations nouvelles, mais de franchir simplement au sud des Canaries, le Cap Bojador: le Cap de la « Fin du Monde ».
Gomes Eanes, insistait sur le caractère suicidaire d’une telle excursion au-delà des limites fixées par la tradition, à la merci de courants irrésistibles portant vers la zone torride de l’équateur où l’homme devenait noir avant de brûler vif.
Il a fallu toute la détermination de Dom Henrique pour lancer pendant 12 ans ses capitaines à l’assaut d’une petite langue de sable à 1400 km de Sagres. Gil Eanes, de Lagos, écuyer de l’Infant s’y repris à 2 fois avant de contourner le cap de la « fin du Monde » et vérifier que rien ne changeait vraiment entre le nord et le sud d’un accident peu marqué du trait de côte.
L’année 1434 marque l’an I de l’ouverture du monde aux navigateurs occidentaux. Les contacts timides de ces premiers explorateurs avec un autre monde sont parmi les plus émouvants épisodes de la conquête de la haute mer. Les mythes ne s’écroulaient pas tous, mais du moins avait-on osé mettre en doute la réalité d’une menace légendaire, au même titre que l’on apprenait à parer les dangers de la navigation.

Cette découverte du continent africain va se faire de façon très progressive
• 19 ans pour dépasser le « fameux » cap Bojador (1434) au large de la Mauritanie
• 56 ans pour atteindre le Ghana et la fondation de la forteresse de « La Mina » en 1471, ainsi que franchir l’équateur
• 73 ans pour atteindre le Cap des Tempêtes (Bonne Espérance) en 1488
• Christophe Colomb atteint les Caraïbes en 1492
• 83 ans pour que Vasco de Gamma atteigne CALICUT le 20 mai 1498
• 97 ans pour toucher les Iles Molluques et MALACCA (1512)
• 1siècle et 1an pour atteindre Canton (CATHAY) 1516
• 1 siècle et 27 ans pour enfin arriver au Japon (CIPANGU) en 1542.

En 1487 Joao II décida de tout mettre en œuvre pour conclure une aventure engagée depuis un demi-siècle. La nouvelle tentative maritime fut confiée à Bartholomeu Dias. Chevalier de la maison du roi, Dias commandait 2 petits navires, d’une cinquantaine de tonneaux chacun (soit environ 20m de long), escortés d’une petite unité logistique. C’était devenu indispensable dès lors que les découvreurs portugais s’aventuraient au-delà des limites de la capacité d’autosuffisance de leurs caravelles. Plantant des padraes au fur et à mesure de leur descente vers le sud ils furent malmenés par la tempête, et les petits navires fuyant vers le sud-ouest dépassèrent sans la voir l’extrémité de l’Afrique. Quand la tempête s’apaisa, Bartholomeu Dias chercha la terre du côté de l’est. Ne la trouvant pas après quelques jours de navigation, il cingla vers le nord et arriva à une baie qu’il nomma des Vaqueiros, car il y avait beaucoup de vaches dans les champs (22° de longitude est). L’exploration de la côte confirma que le continent ne s’étendait plus vers le sud. Le pari contre Ptomélée était gagné. Aux abords de l’actuelle ville de Port Elisabeth, les équipages et les officiers réunis en conseil refusèrent d’aller plus loin, privant Dias de la gloire d’entrer le premier dans la mer des Indes. En souvenir de tant de périls et des terribles tempêtes qu’ils avaient subis au moment de le doubler, ils appelèrent ce cap « le Cap des Tourments », que Joao II rebaptisa le Cap de Bonne-Espérance, car il lui promettait la découverte de l’Inde si désirée et si recherchée avec une telle persistance depuis si longtemps.
L’enthousiasme qui accueillit le retour de Dias n’entraîna nulle volonté immédiate pour l’ultime bond vers les Indes. L’hostilité du Conseil Général à la reprise des voyages outre-mer résultait de l’analyse que les efforts d’un Etat d’un million d’habitants à peine, étiré au long des routes d’un aussi vaste empire, affaibliraient immanquablement les forces vives de la métropole.
Dom Manoel, qui avait succédé à Joao II en 1495, négligeant les avis de son Conseil, confia en 1496 le commandement de la flotte des Indes à Vasco de Gamma. L’expérience de Bartholomeu Dias fut précieuse : sur son conseil, les navires furent plus marins et plus importants en taille, d’autant que les mythes du cap Bojador et de l’équateur se reportaient sur le cap de Bonne-Espérance.
Le 8 juillet 1497 4 caravelles emportaient environ 170 hommes animés par un enthousiasme tempéré par les mystères à découvrir. Ils franchirent 5 mois plus tard le cap des Tourmentes : les équipages pris de peur se mutinèrent, exigeant de faire demi-tour. Vasco sut les reprendre en main, caréner les navires et relancer l’expédition. C’est à Mélinde (Malindi au Mozambique) que Vasco de Gama rencontra un pilote familier de Calicut. Le Mu’allim kanaka « Maître de la navigation » qui monta à bord du Sào Gabriel, était un pilote accompli et la discussion entre ce spécialiste de l’Océan Indien et les pilotes portugais réunissait pour la première fois toute la science nautique du monde en ce mois d’avril 1498. La traversée jusqu’à Calicut dura 22 jours.
Les Bahamas avaient été découvertes 6 ans plus tôt, Elles annonçaient un nouveau monde, mais consacraient l’un des plus grands malentendus de l’histoire. Les vraies Indes étaient portugaises.

L’Orient par l’Occident

Quand Joao II monta sur le trône au Portugal, un homme d’une trentaine d’année suscita des discussions passionnées à la cour. Un certain Colombo, Génois installé et marié à Lisbonne, proposait simplement d’atteindre l’Orient par l’Occident. Cristoforo Colombo ou pour nous Christophe Colomb, méritait pourtant une certaine attention. Il était cartographe de profession, expert en sciences nautiques, familier des savants, voyageur, marin d’expérience et observateur appliqué de l’image du monde.
Tout différencie la conquête de la route circumafricaine des Indes et la découverte de l’Amérique. La part de la réflexion scientifique initiale, l’implication du peuple et de l’Etat dans leur préparation, leur durée, l’engagement personnel et les capacités d’invention de ceux qui les conduisirent à leurs termes sont autant de paramètres dissemblables de deux équations dont la résolution a ouvert complètement la haute mer à la navigation des hommes.
Le Portugal, et non Vasco de Gamma, a ouvert la route des Indes ; Christophe Colomb, et non l’Espagne, a découvert l’Amérique.
Faisant mieux que découvrir l’Amérique, Colomb l’a inventée. Grâce à lui on a brusquement découvert que la Terre était un volume ordinaire, sans haut ni bas, dont on pouvait incroyablement faire le tour, aussi simplement qu’on promène le doigt sur un globe terrestre.
L’homme qui matérialisa ces terres nouvelles n’était pas la preuve du génie de sa race. Il conduisait à son terme l’intuition originale qu’il partageait avec une poignée de savants éclairés, en avance sur les raisonnements dogmatiques entretenus dans les cours d’Europe par les docteurs et théologiens. En fait il raisonnait juste malgré 3 erreurs :
• Dans l’esprit du temps, la géographie légitimait les importantes erreurs de Ptolémée tant sur les dimensions du monde que sur sa configuration dans l’hémisphère austral. Colomb se trompait sur la circonférence de la terre de plus de 10.000 km sur 46 000 km
• L’un des ouvrages de cartographie de référence de Colomb était l’Imago Mundi publié en 1410 par le cardinal Pierre d’Ailly, chancelier de l’Université de Paris. Cet ouvrage estimait à 225 degrés de longitude la distance entre la côte atlantique espagnole et le littoral oriental de la Chine, alors que la distance réelle n’est que de 131 degrés. Soit une erreur de 94° équivalent à environ 12.000 km (je rappelle que la distance de Brest à New York fait en gros 6.000 km)
• Enfin, d’après la Bible, un 4ème continent devait équilibrer dans l’hémisphère austral l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Là pouvait bien se trouver le paradis terrestre, sous un climat forcément agréable, puisque la plupart des autres confins se révélaient désolés, consumés de soleil ou pétrifiés de froid.
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Sur ces bases, Colomb défendait une conviction d’un réalisme totalement neuf et invraisemblable : Il pensait gagner le Cathay et Cipango en tournant le dos aux continents, traverser en quelques jours de mer l’océan universel, faire le tour du monde par la face cachée de la Terre. On comprend parfaitement que par 2 fois la Commission des sages du Portugal incitèrent le roi à l’éconduire : vérifier la présence de l’enclave divine (le paradis) sur la terre des hommes était certes une démarche pieuse mais impie. Dans la logique médiévale, elle pouvait conduire sinon à la rencontre fortuite d’élus de Dieu, du moins à la banalisation des mystères sacrés. Il était dans l’ordre des choses que les confins du monde restent à leur place, et il était choquant qu’un raccourci sacrilège prétende en faire une banlieue de l’Europe chrétienne.
Ces deux refus des plus hautes autorités du Portugal, des dettes trop criantes au moment même où la mort de sa femme le privait du soutien de sa puissante belle-famille vont le pousser à émigrer vers la Castille. Avec ce départ, le Portugal a manqué par mégarde les deux grandes aventures de la Renaissance et ne s’en est jamais remis. Alors qu’elle a été engagée à l’extrême limite des énergies et a tenu seule, à bout de bras, l’initiative et l’invention maritime de son temps, les deux événements majeurs que l’histoire a retenu vont lui échapper : Colomb puis Magellan furent renvoyés l’un et l’autre dans les bras de l’Espagne, chargés d’un extraordinaire potentiel médiatique. Seul, comme je l’ai indiqué, Vasco de Gamma est inscrit parmi les héros universellement connus, condensant sur son nom 80 années d’efforts.
Un an après son arrivée clandestine en Castille, la première audience royale fut accordée à Colomb, le 20 janvier 1486 à Cordoue. Isabelle fut séduite, lui accorda une pension et réunit pour la bonne forme une commission scientifique et religieuse composée de cosmographes, de marins et de théologiens. Il fallu 4 ans à la commission pour décider finalement que le projet de route vers l’ouest était sans fondements scientifiques et probablement contraire aux intentions de Dieu. Colomb insista en vain mais seul un évènement extérieur pouvait changer la donne.
Cet événement allait être la prise de Grenade en 1492 qui achevait la Reconquista sur les Maures commencée au XIe siècle. Ferdinand et Isabelle pouvaient, dans l’euphorie de cet événement, parrainer un nouveau dessein dans lequel l’Etat allait pouvoir investir une partie des capitaux libérés des charges militaires. Colomb offrait à l’Espagne une chance inespérée d’accéder à la maîtrise de la haute mer sans devoir en payer le juste prix.
Dernier obstacle : les prétentions de l’inventeur qui étaient énormes. Après un premier refus des souverains, un terrain d’entente fût trouvé, Colomb avançait 1/8 des dépenses de l’armement de la flotte, un banquier ami de Colomb payant le reste des fonds nécessaires, et la ville de Palos de Moguer fut condamnée à mettre aux ordres de Colomb deux caravelles pendant 12 mois.
La Pinta(La Fardée) et la Nina (la Fille) étaient 2 caravelles d’environ 20 mètres de long, armés respectivement de 26 et 22 marins. Leurs noms, de tradition courante, évoquaient plus les quartiers chauds des ports qu’une expédition pour convertir les peuples de l’Inde à la sainte Foi. Aussi la nef capitane de 300 tonneaux fut-elle convenablement baptisée Santa Maria.

Les préparatifs furent rapides, puisque l’Amiral fut prêt à appareiller de Palos 3 mois après la signature des lettres royales. Il appareilla le 3 août 1492 avec 87 personnes en tout. (CARTE)
Sur le plan strictement maritime, Colomb va utiliser la seule science nautique portugaise basée sur les cartes portulans et la boussole, et la compréhension du régime des vents, issue de la pratique de la VOLTE. Jugée en simples termes de durée, de difficultés et de souffrances, le premier voyage de Colomb est sans commune mesure avec ceux qui, comme lui, marquèrent l’époque des découvertes. La découverte des « Bahamas » et donc de l’Amérique semble une promenade de santé, puisque la traversée historique ne dépassa pas un mois après la relâche aux Canaries, sur un voyage total de 7 mois sans histoires, hormis une traversée du retour un peu mouvementée par la tempête, et la perte de la Santa Maria. Son échouement accidentel dans un golfe de St Domingue, la nuit de Noël 1492, pourrait d’ailleurs bien être imputable à l’inattention d’un équipage en fête qu’à la seule fortune de mer.
A partir du 24 septembre, la crainte s’amplifia : pour la première fois des navires tournant résolument le dos aux terres habitées, faisaient route vers le cadre des mappemondes, vers des limites supposées se rejoindre loin derrière l’horizon.
Le 11 octobre, un marin de la Pinta annonça le premier une île que Colomb baptisa San Salvador. D’îles en îles, Colomb va rechercher la capitale du grand Khan, persuadé d’avoir atteint les côtes de Chine. Des naturels parlent avec enthousiasme d’une île (COLBA=CUBA) où l’or se trouvait à foison. Pour Colomb il s’agissait de CIPANGU (cf Marco Polo). Il y mouille le 28 octobre, dépêche un ambassadeur vers le grand Khan dont la capitale semble proche, carène ses navires sur la plage et reprend sa quête fiévreuse de l’or.
Sans ordre, le 21 novembre le commandant de la PINTA lance sa caravelle sur la piste de l’or que chaque interrogatoire fait paraître plus proche et que chaque journée de cabotage éloignait comme un mirage.
Poursuivant l’exploration de la côte, Colomb inventa « le fleuve de l’or » puis le « Mont d’argent » et mit le cap vers l’Espagne le 16 janvier 1493 persuadé qu’il venait de découvrir CIPANGO (en fait atteint par les portugais en 1542 soit 49 ans plus tard). Malgré les différents coups de vent du retour la PINTA et la NINA franchirent la barre de Palos le vendredi 15 mars à midi avec quelques fragments de marcassites, de pyrites ou de mica qui semblaient être de l’or natif. Mais Colomb va traverser l’Espagne pendant 4 semaines pour rejoindre la cour à Barcelone ; ce cortège bruyant apportait d’autres preuves de sa victoire : 40 perroquets, 7 indiens, des armes et des objets d’artisanat indien, des colliers de coquillage et de plumes, et même des cigares ostensiblement fumés !
Colomb repartira 3 fois, fit de nombreuses découvertes dans les Caraïbes, Cuba fut reconnue comme le commencement des Indes puis il toucha le continent américain en 1498 aux bouches de l’Orénoque. Il y situera le paradis terrestre, au sommet d’une terre qu’il estimait piriforme (poire) plutôt que sphérique.
Colomb mourut à Valladolid le 21 mai 1506 et dès 1507 l’éditeur lorrain de saint-Dié, Waldseemüller, proposa de donner le nom d’America à cette partie du monde qui devait tant à Colomb, en souvenir d’Amerigo Vespucci, florentin, agent des Médicis à Séville depuis 1492. Grand voyageur sans doute, Amerigo Vespucci sut raconter ses voyages avec talent, dans des lettres romancées, voire antidatées qui furent rapidement diffusées dans le monde intellectuel de l’époque. Elles avaient une seule qualité : elles affirmaient que les terres nouvelles n’étaient pas les Indes mais un continent inconnu.
L’histoire populaire ne s’y est pas trompée qui a fait de Colomb l’inventeur de la navigation océanique. A la fois théoricien, diplomate en quête d’appuis essentiels et commandant d’une flotte menée avec détermination, son engagement personnel n’eut aucun équivalent dans l’histoire des grandes découvertes.

En conclusion, je souhaiterai reprendre ma question initiale : « Pourquoi a-t-il fallu attendre le 15e et le 16e siècle pour découvrir l’ensemble du globe terrestre ? »
4 facteurs vont être les déclencheurs :
• Les récits de Marco Polo et les découvertes des richesses dans les entrepôts arabes de Ceuta vont faire miroiter le rêve de l’OR.
• la mise en cause des principes religieux de la géographie terrestre. La controverse ne portait pas sur la sphéricité de la Terre, mais sur les conséquences pratiques de cette notion abstraite et sur les possibilités concrète d’en tirer parti : on n’osait pas, au fond, en vérifier l’hypothèse.
• La navigation par la Volte découverte par les portugais. Ils savaient aller d’un point à un autre non plus en longeant la côte mais en tirant un large bord vers les vents portants. Cette intuition fut déterminante pour la découverte maritime du monde. L’Océan perdait son mystère, devenant un simple théâtre d’opérations maritimes.
• Les débuts de la navigation astronomique : De l’observation de la hauteur de l’étoile polaire découlait le principe de la navigation à latitude (ou hauteur) constante. L’incertitude sur la situation relative des navires en haute mer conduisait à se fier à la seule coordonnée commune fiable : la latitude. Tout était à inventer : les méthodes et les instruments. Ce fut Dom Henrique qui eut l’intuition de faire appel à tous les meilleurs esprits européens.

Il restait à transformer ces 2 exploits en empires coloniaux :
• Les rois catholiques fondèrent la Casa de Contratation da Indias en 1503 pour gérer, à l’imitation des portugais, les terres découvertes aux « Indes ». L’or et l’argent d’Amérique centrale et du Sud arrivèrent en Europe grâce aux flottas de Oro (les galions). Ces flottes d’or que les pirates protestants (les barbaresques) vont à leur tour attaquer.
• La Casa da Mina, en charge des Indes dès 1502 donna naissance à une Casa da India. GOA devenait le siège fastueux de l’organisation portugaise qui faisait pâlir d’un coup l’étoile de Venise.

Référencé dans la conférence : La littérature de la mer
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