François de L’Estra sur la route maritime des Indes (Relation, 1677).

Conférencier / conférencière

Dans les premiers mois de 1677, Estienne Michallet, un libraire parisien, publiait un petit volume : une _Relation d’un voyage nouvellement fait aux Indes orientales […] par le sieur de L’Estra_. Le conférencier vient de rééditer pour la première fois ce texte (Voyage aux Orientales de François de L’Estra (1671-1675), Paris, Chandeigne, 2007). La personnalité de François de L’Estra est mal connue ; les recherches de Dirk Van der Cruysse, fondées en grande partie sur l’analyse du texte lui-même, concluent qu’il s’agissait vraisemblablement d’un jeune Parisien de petite noblesse, qui avait déjà fait plusieurs voyages en Europe et dont la fonction d’ « officier » sur les navires de la Compagnie des Indes renvoyait à celle de sous-marchand ou d’ « écrivain », ce dernier étant chargé selon les règlements de la Marine de la gestion des approvisionnements et des actes légaux à la manière des notaires. La route des épices étudiée par Sophie Linon-Chipon sur la longue durée, entre le XVIe et le début du XVIIIe siècle, était cette voie de navigation entre Europe et Asie par l’océan Indien que les navires portugais, grâce à la première partition coloniale du monde par le Siège apostolique, avait frayée avant que d’autres s’y engouffrassent : Hollandais, Anglais, mais aussi Français. Dès le début du règne personnel de Louis XIV, Colbert, issu de la bourgeoisie marchande champenoise, pratiqua à la mer ce qu’il avait entrepris sur terre, la création de manufactures et de compagnies à monopole. Fondée en 1664, la Compagnie française des Indes fut de celles-ci. C’est dans cet environnement particulier de la Compagnie des Indes que se déroula la voyage dont il est question ici. Il ne s’agit pas de voyage d’exploration comme on en trouve souvent le récit dans la littérature de voyage de la Renaissance aux Lumières ; la route des Indes est alors balisée, connue, sans autres surprises que les « fortunes de mer », hélas ! très courantes et, en temps de guerre, les combats navals. Commandée par un officier de l’armée de terre, Jacob Blanquet de la Haye, décoré du titre pompeux de « Lieutenant général pour le Roi dans l’île Dauphine [Madagascar] et les Indes », l’escadre sur laquelle naviguait L’Estra comportait cinq vaisseaux de la Marine royale armée de 238 canons et trois navires de la Compagnie, plus deux autres qui s’y joignirent par la suite, dont le Saint-Jean-Baptiste, sur lequel L’Estra embarqua, le 4 mars 1671, au Port-Louis, le havre en eau profonde de la Compagnie des Indes près de Lorient. Ce voyage méritait largement le qualificatif d’au long cours. Celui de L’Estra dura quatre ans, de mars 1671 à août 1675, quand il revint en France par la Hollande. La paix qui régnait en Europe au moment du départ de L’Estra fut brutalement rompue lors du voyage par la guerre contre la Hollande et ses alliés de la Quadruple-Alliance qui dura de 1672 à 1678 : la relation de L’Estra témoigne de cette perspective géopolitique nouvelle qui ferme à l’escadre divers ports de rafraîchissement et livre l’escadre aux flottes ennemies, où se distingue celle de la très puissante Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC : Vereenigde Oostindische Compagnie). C’est dans ce panorama qu’il faut considérer le récit : enfermement sur des navires largement inadaptés aux longues croisières et danger permanent de rencontres inamicales sur la mer. Il faut ajouter à cela les conditions liées à la navigation à voile et à la relative maniabilité des navires face aux courants, aux vents et à la mousson dans l’univers indianocéanique : longer la côte occidentale de l’Afrique à l’aller et utiliser les alizés au retour pour rejoindre l’Europe par les Antilles sont les pratiques habituelles sur la route des Indes. L’itinéraire va, à l’aller, de Lorient au cap de Bonne-Espérance avec une escale au Cap-Vert, ensuite longue traversée de l’océan Indien : quatre mois de traversée jusqu’au Cap, où l’escadre fait escale douze jours pour rafraîchir . Ensuite, l’escadre remonte vers le Nord-Est, passant à l’Est de Madagascar et arrivant à Surate, sur la côte Nord-Ouest de l’Inde, le 27 octobre 1671, après un peu moins de huit mois de traversée. Le retour de L’Estra se fera attendre : en avril 1672, Louis XIV déclare la guerre aux Provinces-Unies ; L’Estra se trouve alors à Ceylan ; le 31 mai, il est fait prisonnier par les Hollandais et il commence alors une longue captivité dans diverses geôles entre le Bengale et Batavia. Son retour se fera par la voie du Cap sur un navire de la Compagnie hollandaise des Indes (VOC), qui le libérera à Amsterdam après trois ans de détention. Il n’aura pu prendre connaissance que par des échos divers du désastre de l’escadre de La Haye aux Indes. La relation de L’Estra est un discours viatique reconstruit, thématique, plus qu’un journal de bord classique, comme on en trouve chez Choisy ou chez Challe. Il est soucieux de faire partager la vérité de sa relation : « J’ai fait seulement un récit succinct des choses que j’ai vues et qui me sont arrivées. Je n’ai pas prétendu faire une histoire complète, mais un journal ou relation d’un voyage de quatre années que la curiosité, plutôt que tout autre intérêt m’a fait entreprendre […]. J’écris les choses par ordre comme elles me sont arrivées, et je suis plus attaché à l’exactitude de la vérité qu’à la politesse du style » (L., p. 272). Il faut ajouter, note L’Estra, le désir de « faire part au public de mes aventures qui peuvent servir d’instructions à ceux qui voudraient entreprendre le voyage des Indes orientales » (L., p. 272). Cette fonction didactique convainc L’Estra de céder à la sollicitation de ses « amis » qui l’engagent à publier : autre déclaration préfacielle attendue. Quoi que L’Estra en dise en assimilant sa « relation » à un « journal » où les événements seraient présentés « par ordre », son ouvrage, qui devait être divisé en plusieurs « livres », est de fait une longue lettre dont les manchettes thématiques placées en marge du texte sont les seules césures qu’il s’autorise ; une copieuse « table des matières » analytique et une « table des villes et provinces parcourues » - 20 pages dans l’originale – témoignent du souci didactique signalé plus haut. La relation se prétend « utile », et les manchettes annoncent des sujets développés en marge de telle ou telle expérience du voyage : « Requin poisson ennemi de l’homme », « Description de Goa », etc. Catholique très convaincu, L’Estra visite à Ceylan le fameux tombeau d’Adam, dont il relève l’épitaphe pour la postérité, en ne manifestant qu’un assez léger scepticisme (L., p. 155-157), et il est totalement fermé à l’islam et aux religions de l’Inde où il ne voit, à l’exemple de la plupart de ses contemporains, qu’idolâtrie et pratiques superstitieuses, voire barbares comme la crémation des veuves, le satī (L., p. 93-97), leitmotiv de la littérature viatique sur le sous-continent. Le sous-titre de la seconde émission de la Relation pointait « les particularités des guerres des Français contre les Hollandais joints aux Mores, et aux Indiens ». C’est en effet l’originalité, en partie involontaire, d’un ouvrage rapportant la longue captivité de L’Estra à Batavia. Les cruautés des Hollandais contre les Français » (L., p. 168-170) depuis que ces « barbares » l’eurent fait prisonnier à Ceylan nourrissent le réquisitoire de L’Estra, qui justifia à lui seul une publication aux relents de littérature de propagande. Les pages que L’Estra consacre à ses années de captivité, entre juillet 1672 et novembre 1674, sont relativement brèves par rapport au reste de la relation ; mais, en contraste avec une description très froide et curieusement distancée des conditions effroyables de vie des prisonniers français et anglais soumis aux caprices de la chiourme hollandaise, il développe ce qui va devenir un topos de ce type de littérature : les récits d’évasion (L., p. 243-252). On est loin, encore du récit canonique de Charles Dellon publié onze ans plus tard, la Relation de l’inquisition de Goa, qui brosse un tableau halluciné de l’univers carcéral, et surtout des méthodes de torture morale annonçant, près de deux siècles plus tôt, le récit d’Artur London dans L’Aveu. Mais, chez L’Estra, déjà, le vocabulaire de la captivité, des camps, commence à trouver son emploi. La « relation » de L’Estra témoigne de la fonction singulière du voyage dans l’histoire de la littérature. Genre « métoyen », certes, il est aussi créateur de formes et surtout d’une appréhension du monde par l’autopsie qui s’épanouira au siècle suivant, siècle des Lumières, mais surtout siècle de l’observation, de l’expérience et des révisions idéologiques. Ces voyageurs au long cours sur la route de l’Inde étaient, sans le savoir, des pionniers.

Bibliographie

Editions de L'Estra:

François de L'Estra, _Relation ou Journal d'un voyage fait aux Indes orientales_, Paris, Estienne Michallet, 1677.

Réédition moderne:
_Le Voyage de François de L'Estra aux Indes orientales (1671-1675). Introduction, transcription et notes de Dirk Van der Cruysse_, Paris, Chandeigne, 2007.

Quelques voyages du XVIIe siècle, en particulier sur la route maritime des Indes :

[Anonyme], _Journal du voyage des Grandes Indes contenant tout ce qui s’y est fait et passé par l’escadre de Sa Majesté envoyée sous le commandement de M. de la Haye depuis son départ de la Rochelle au mois de mars 1670_, Orléans, Paris, R. et N. Pepie, 1698, 2 vol.

Carré, Barthélemy, _Le Courrier du Roi en Orient. Relations de deux voyages en Perse et en Inde 1668-1674_, Dirk Van der Cruysse éd., Paris, Fayard, 2005

Challe, Robert, _Journal d’un voyage fait aux Indes orientales_, « Rouen, Jean-Baptiste Machuel le jeune » ou « La Haye » [en fait, La Haye, De Hondt], 1721, 3 vol. Édition moderne par F. Deloffre et J. Popin, Paris, Mercure de France, 2002, 2 vol.

Choisy, abbé François-Timoléon de, _Journal de voyage de Siam_, Dirk Van der Cruysse éd., Paris, Fayard, 1995.

Dellon, Charles, _Relation de l’Inquisition de Goa, Paris, Daniel Horthemels, 1688, ill. Réédition moderne : _L’Inquisition de Goa. La relation de Charles Dellon (1687)_, Anne Lima et Charles Amiel éd., Paris, Chandeigne, 2003 (2e édition).

Guidon de Chambelle, Jean, _Mercenaires français de la VOC. La route des Indes hollandaises au XVIIe siècle. Le récit de Guidon de Chambelle (1644-1651) et autres documents_, Dirk van der Cruysse éd., Paris, Chandeigne, 2003.

Hoffmann, Johann Christian, _Voyage aux Indes orientales. Un jeune Allemand au service de la VOC : Afrique du Sud, Maurice, Java (1671-1676)_. Traduit et présenté par Marc Delpech, Besançon, La Lanterne magique, 2007.

Etudes :

Haudrère, Philippe, _Les Compagnies des Indes orientales : trois siècles de rencontre entre Orientaux et Occidentaux (1600-1858)_, Paris, Desjonquères, 2006.

Kaeppelin, Paul, _Les Origines de l’Inde française. La Compagnie des Indes et François Martin, étude sur l'histoire du commerce et des établissements français dans l'Inde sous Louis XIV (1664-1719)_, Paris, A. Challamel, 1908.

Linon-Chipon, Sophie, _Gallia orientalis. Voyages aux Indes orientales, 1529-1722. Poétique d’un genre aux marges de l’imaginaire_, avec une préface de Dirk Van der Cruysse, Paris, PUPS, 2003.

Moureau, François, « Jean Guidon de Chambelle, un Parisien à Java (1644-1651) », Le Théâtre des voyages. Une scénographie de l’Âge classique, Paris, PUPS, 2005, p. 101-112.
-, « L’Estra et Challe sur la route des Indes : naissance d’une écriture», Actes du Colloque de La Réunion (octobre 2007), _Idées et représentations coloniales dans l'océan Indien_, Norbert Dodille éd., à paraitre aux PUPS en 2008.

Van der Cruysse, Dirk, _ Le noble désir de courir le monde : voyager en Asie au XVIIe siècle_, Paris, Fayard, 2002.

Vergé-Franceschi, Michel , _Colbert. La politique du bon sens _, Paris, Payot, 2003.

Référencé dans la conférence : La littérature de la mer
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