Conclusions: Poésie et voyage

Conférencier / conférencière

Poésie et voyage. Si j'avais eu à présenter une communication sur ce thème, je n'aurais eu que l'embarras du choix parmi les sujets concernant le XVIe siècle. J'aurais pu parler des épîtres viatiques de Bertrand de La Borderie et de Claude Chappuys, deux poètes marotiques qui retrouvent dans le voyage en vers cette ancienne métaphore, cette féconde similitude de l'amour et du navigage, chantée de son côté par Jacques Colin. Le Discours du voyage de Constantinoble de La Borderie et l'Epistre d'une navigation de Claude Chappuys prennent prétexte du voyage auprès de la Sublime Porte, pour évoquer la mélancolie insondable d'un amour qui s'éloigne, remontant à contre-courant vers la patrie et vers le passé, jusqu'à l'amour lointain de Jauffré Rudel.

Jean-Michel Racault a parlé ici même du prosimètre viatique de Chapelle et Bachaumont, et de la vogue à l'âge classique du voyage amusant qui se prolonge, jusqu'en plein romantisme, dans Le Voyage à Pontchartrain d'Alfred de Musset, sorte de ballade parodique retraçant une excursion manquée dans les environs de Paris. On aurait pu évoquer, du même Musset, la divagation byronienne de Namouna, imitation libre de Beppo et de Don Juan, où la structure strophique épouse, plutôt qu'elle ne décrit, la saccade effrénée du séducteur éternel, courant de femme en femme à la recherche de l'absolu. Namouna préfigure en un sens La Prose du transsibérien de Cendrars: ici et là, c'est la même émulation entre le souffle prosodique et la course vitale, la même rivalité à perdre haleine entre la cavalcade des mots et celle des sens. L'ami d'Apollinaire se dit "si mauvais poète/ Que je ne savais pas aller jusqu'au bout". C'est l'antienne de ce récit d'adolescence, entre exaltation et lassitude, espoir et nostalgie. Quant à Musset, il confesse dans un alexandrin d'un prosaïsme admirable: "Je ne sais vraiment pas comment je vais finir" . Plus loin, trop loin déjà dans le cours interminable de son "conte oriental", imaginant l'impatience du lecteur et décidé enfin à tailler dans le vif, il feint de faire amende honorable :

"Dans tout ce que je fais j'ai la triple vertu D'être à la fois trop court, trop long, et décousu [...]" .

L'aveu de Cendrars est déjà celui de Musset, affamé et insatisfait au même degré que lui. La poésie, comme le voyage, est un emportement, et nul ne sait à l'avance le terme de la course.

Entre poésie et voyage, le lien est originel, tant il est vrai que le déplacement est la figure fondatrice de l'une et de l'autre. Transport du propre au figuré, du concret à l'abstrait, telle est la métaphore. Michel de Certeau rappelait, dans L'Invention du quotidien, qu'à Athènes on prend une métaphore pour aller à son travail . La métaphore, c'est donc le moyen de transport, léophorio ou camion de déménagement. La poésie transporte comme le voyage déplace. À l'instar des voyages dans l'espace réel, les métaphores terrestres, aériennes ou marines sont en nombre infini. Ces deux types de déplacement, sans doute, ne sont pas homogènes. Quand la poésie rencontre le voyage, elle le perturbe ou le transforme. On l'a vu par l'exemple d'Ecuador d'Henri Michaux, avec ce magnifique poème en prose sur La Mort d'un cheval qui commence en récit et s'achève en blason, ou plutôt comme une hymne sacrée. Dans cette pièce lue par Philippe Moret, le mouvement horizontal de l'errance ou de l'excursion se redresse soudain, pareil à la croix des chemins aperçue d'en-haut, pour devenir exaltation, en un sens tout à la fois topographique et symbolique, rite d'élévation et de consécration . La linéarité paresseuse et passablement ennuyée d'un voyage dans les Andes cède brusquement à l'élancement vertical de la stèle et du chant.

Cristal et fumée, ce titre de Philippe Jaccottet, analysé par Aline Bergé, suggère deux types de rapport de la poésie au voyage: cristallisation et sertissage d'une part; évanescence et fugacité du souvenir d'autre part. La citation poétique dans l'énoncé viatique permet de s'élever au-dessus des contingences et de retrouver la quintessence d'un lieu, malgré la fuite du temps et la dégradation du présent tristement moderne. Mais l'on voit ici que l'ironie pointe sous le rituel de commémoration. La poésie s'affirme au mépris du lieu et de l'instant, imposant l'immémorial au détriment de l'actuel, effaçant le lieu et la saison, pour une parcelle d'éternité qui dès lors oblitère et abolit le présent.

Aline Bergé a montré les rapports subtils qui se tissent entre lieu poétique et lieu viatique, dans la coïncidence fortuite ou dans l'oxymore - cette coïncidence par le contraire. La citation du poème joue alors de la coincidentia oppositorum et des jeux infiniment variés de l'ironie pour déplacer le Salzbourg hivernal de Trakl en plein été, et faire du glaciaire incipit de Mallarmé "Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui", l'amorce d'une belle et chaude journée de vacances.

Le poème apparaît à la fin du voyage, comme son terme et son réceptacle, mais aussi comme sa négation. C'est pourquoi, à la limite, la poésie n'a pas besoin, pour transporter, du voyage en temps et en pays réels. C'est ce qu'a montré Jean-Marc Quaranta à propos de Proust: la madeleine bien connue transporte instantanément de Paris en province et de l'âge adulte à l'enfance. La madeleine est un véhicule aussi efficace et plus rapide, à tout prendre, que l'automobile, la voiture pullman, l'avion ou le transsibérien de Cendrars. La poésie comme recréation intériorisée du monde répète en elle le voyage, de strate en strate, de citation en citation, par un approfondissement infini de la mémoire, dans un voyage au centre de la littérature.

Le risque, alors, est de sombrer dans une sorte de solipsisme poétique, où le voyage serait explétif et superfétatoire, où la poésie, en vertu des prestiges de la métaphore, se suffirait à elle-même. L'une des formes les plus cocasses de ce solipsisme qui conduit du texte au texte par le détour du voyage est offert par de Fourvières, l'ami de Frédéric Mistral, heureux et pas tellement surpris en définitive de retrouver à Londres, dans le catalogue de la British Library, les livres de ce dernier en langue d'oc (Rémy Gasiglia) .

Il y a bien aussi la tentation inverse, évoquée ici par Sylvain Venayre, de réduire la poésie au voyage et de faire, par exemple, du mythique silence de Rimbaud un poème, la poésie passée du stade de l'écriture au stade de l'action, dans la promotion de l'Aventure avec un grand A. Le voyageur Michel Vieuxchange a vécu cette métamorphose peu avant de mourir au retour de Smarah. Dans le rêve qu'il fait au seuil de la ville du désert si ardemment convoitée, René Caillé et Arthur Rimbaud se confondent en une seule et même figure prophétique pour délivrer le sens des mots les plus obscurs. Le transvasement de la poésie dans la vie est à ce point réussi qu'il se résout ici dans le silence définitif et dans la mort.

Il paraît donc nécessaire de maintenir la bipolarité que, dans leur sagesse, les organisateurs de ce colloque ont fixée pour cadre de notre réflexion: poésie et voyage. Le danger, évidemment, est de s'enfermer dans ce va-et-vient sempiternel entre deux pôles, mouvement de balancier qui renvoie inlassablement du texte au monde et du monde au texte, sans espoir de résolution, sans terme ni arrêt, dans une sorte d'exil et d'insatisfaction perpétuels. Pour échapper à l'oscillation mécanique du pendule, plusieurs réponses se sont esquissées au cours de ce colloque. La première réponse est celle, toute d'instinct et de fougue adolescente, de Blaise Cendrars. La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France ne se borne pas à récrire le Bateau ivre en style ferroviaire. Laissant loin en arrière les chemins de fer belges chantés par Anatole de Madre de Norguet et Van Hasselt, ces poètes-lauréats émules de Casimir Delavigne et de l'école du Bon Sens, qui enrôlèrent l'alexandrin au service de la révolution industrielle et du nationalisme réunis (Benoît Hennaut), le transsibérien mythique s'élance vers les nouvelles frontières d'un Orient sanguinaire au temps de la guerre russo-japonaise. Cendrars tente de reproduire rythmiquement dans ses vers libres le mouvement, le bruit et le brouhaha du déplacement en wagon - "le broun-roun-roun des roues" au passage des triages et des gares . La saccade du texte mime le spasme ferroviaire et par une métaphore redoublée celui des corps amoureux emportés dans la tourmente de l'Histoire, dans les affres d'une modernité apocalyptique, qui trouve sa résolution momentanée sur les rivages désolés de la Mandchourie. Dans ce "poème simultané", la simultanéité n'est pas seulement entre peinture et poésie, musique et oralité, mais, comme l'a montré Valérie Berty, entre l'espace textuel et la rhapsodie du monde, dans une sorte de mimésis fragmentaire, entrecoupée et déferlante, qui saisit le monde dans son échappement et son chaos. Un chaos qui est en même temps genèse continuée et recréation perpétuelle.

La deuxième réponse est celle de Lorand Caspar dont nous a parlé Daniel Lançon, et qui réside dans "une métaphysique négative". Contestant la ligne d'horizon, refusant la bipolarité déceptive de l'ici et de l'ailleurs, du texte et du monde, cette poésie choisit, au rebours de Cendrars, l'immobilité et le silence, un immanentisme absolu tout aussi amer en définitive.

Double leçon d'amertume qui rejoint en définitive le constat désabusé de Baudelaire:

"Amer savoir, celui qu'on tire du voyage"! .

Référencé dans la conférence : 12e Colloque international du CRLV : Poésie et Voyage
Date et heure
Localisation
Documents
Image