« Que signifie "Porter la bonne la parole" ? Mission et colonisation à Madagascar »

Conférencier / conférencière

La constitution pastorale « Gaudium et Spes, sur l’Église dans le monde de ce temps » déclare : « L’Église n’est liée d’une manière exclusive et indissoluble à aucune race ou nation, à aucun genre de vie particulier, à aucune coutume ancienne ou récente ». « Race » et « nation » : on peut admettre le propos (en dépit de l’histoire). S’agissant, en revanche, du « genre de vie » et de la « coutume », cette déclaration témoigne d’un aveuglement anthropologique dont l’explication — c’est l’idée de cette communication — peut permettre d’évaluer ce que signifie « coloniser » et ce que signifie « décoloniser ». C’est le propre des prophètes et des missionnaires que de vouloir faire partager à toute force — pour le bien des convertis — la croyance qui les transporte moralement et physiquement (ils portent la bonne parole jusqu’aux limites de la terre habitée). C’est l’idéal de l’anthropologie que de tenter de comprendre les valeurs (inconscientes) portées par la bonne foi.
La parenté malgache est classificatoire, de type « hawaïen ». Dans ce système, mes oncles sont des pères et mes cousins sont des frères. L’extension des mots « père », « mère », « frère », « sœur », « fils », « fille » est beaucoup plus large que dans la pratique occidentale (dont le système de parenté est dit de type eskimo). Il existe en réalité une relation nécessaire entre le système de parenté, la structure de la famille, la structure sociale, le mode de dévolution des biens et ce qu’on pourrait appeler ici, faute de mieux, la morale sexuelle. La première leçon de morale du missionnaire est, en fait, une leçon d’économie.
Le substrat juridique (celui du temps de Jésus, comme celui des sociétés missionnaires porteuses de la “bonne parole”) sur lequel se développe le message chrétien est celui d’une société inégalitaire fondée sur l’unité domestique et non pas sur le lignage. ll y a cohérence entre la parenté classificatoire où tous mes oncles sont des pères et tous mes cousins des frères, l’héritage horizontal et la propriété collective. Quand il y a propriété individuelle, en revanche, et qu’il s’agit de transmettre ses biens, la terminologie de parenté est nécessairement descriptive (les termes de parenté renvoient à une seule position généalogique) et non plus classificatoire. Il faut distinguer les fils et les filles des neveux et des nièces. L’héritage — horizontal en situation d’agriculture extensive pour autant qu’il y ait matière — devient vertical.
Qu’apporte la colonisation ? Avec le discours biblique, la colonisation apporte la monogamie, c’est-à-dire un idéal de famille nucléaire. La sexualité n’est ni mystique, ni ludique, c’est un dispositif fonctionnel qui permet de donner des héritiers au patrimoine… La leçon du missionnaire, c’est une leçon de parenté dispensée à travers le filtre d’un discours moral.
De fait, au village, les convertis se singularisent par le retrait des formations collectives fondées sur la parenté classificatoire et la propriété commune. La mission atomise la société traditionnelle en unités domestiques séparées. Là où il y avait des pères, la mission fait des oncles ; là où il y avait des frères, la mission fait des cousins. Le missionnaire enseigne l’individualisme. On pourrait dire (j’espère ne choquer personne) : le missionnaire apprend l’égoïsme — bien sûr, tempéré de charité, comme on sait : « Regardez-vous comme des frères » ; « Fais comme si ton cousin était ton frère…» Il enseigne, sans le savoir, l’individualisme économique et, sans avoir nécessairement lu Adam Smith — plus vraisemblablement inconsciemment — il adhère à l’idée que la somme des égoïsmes particuliers fait la prospérité générale, selon le credo partagé, en réalité, par toutes les sociétés stratifiées.

Référencé dans la conférence : Idées et représentations coloniales dans l'océan Indien XVIIIe-XXe siècles
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